2.2.1. Le Monde : les enjeux de politique intérieure et l’instauration d’une norme

Avec le titre « Les enjeux de politique intérieure devraient déterminer le vote des français aux européennes » (21/05/2004), Le Monde instaure une norme, avant même le début de la campagne électorale. La présence de la forme verbale au conditionnel donne lieu à une proposition désignant un fait dont l’accomplissement est incertain. La pertinence informative de cet énoncé dépend de ce fait d’une autorité supérieure, qu’on peut définir comme la technique des sondages 402 . D’un point de vue discursif cela construit une situation dans laquelle le lecteur est garant, en tant que français censé voter selon des enjeux de politique intérieure, de la validité de l’information. L’énoncé devient alors normatif puisqu’il indique le bon comportement à suivre pour être en accord avec ce que dit Le Monde. 403 La normativité est présente dans tout discours public, mais ce qui caractérise le discours du journal Le Monde est que les normes fondent son discours. C’est ce que nous avons vu dans la description de l’exclusivité comme identité discursive du journal. Nous observons la présence instituante d’un certain nombre de normes sociales dans la référence aux enjeux politiques et aux sondages dans les pages du quotidien.

Ce titre est développé dans le corps de l’article sous une forme explicative. L’explication est, dans le discours politique, une forme d’argumentation par laquelle on explique les pratiques d’un membre d’un groupe différent du nôtre, par des raisons qui tiennent précisément aux caractéristiques qui le définissent comme différent 404 . Dans cet article du Monde, l’explication d’un « vote selon des enjeux de politique intérieure » contribue à désigner ces enjeux comme une particularité de cette élection et du rapport que les Français entretiennent avec elle. Trois arguments apparaissent dans cette explication :

« (les élections) ne suscitent d’intérêt que pour 42% des sondés ».

« près de deux tiers des Français (65%) assurent que leur vote sera conditionné par les "problèmes qui se posent en France" ».

« par ailleurs, la proportion de Français souhaitant sanctionner le gouvernement est en hausse » 405 .

« Les Français » et « les sondés » sont utilisés indistinctement pour désigner l’ensemble d’individus ayant répondu à une question. Bien que cela ne relève pas d’une trace discursive mais plutôt d’un usage indistinct de l’un ou l’autre terme à des fins stylistiques, il est étonnant que l’on puisse trouver dans un journal de référence une telle synonymie. D’autant plus qu’elle nourrit un discours positiviste qui aurait tendance à oublier le caractère médiateur de toute méthode d’analyse sociale. Selon ce type de discours, les méthodes d’analyse sociologique seraient des objets neutres, sans emprise sur la réalité sur laquelle ils portent et sans valeur idéologique (Bourdieu en son temps et Bernard Lahire aujourd’hui, pour citer des sociologues ayant fait largement usage de techniques quantitatives pour le premier et défendant le rôle prédictif de la sociologie pour le deuxième, ont longuement attiré l’attention sur l’aspect normatif de toute méthode en sciences sociales) et ce parce qu’on les considérerait comme appartenant à un autre monde, à une autre réalité. Or, un sondage, en tant que technique pour recueillir des informations, fait partie de la même réalité que celle sur laquelle il recueille ces informations et peut donc avoir une incidence sur cette réalité. Utiliser indistinctement « les sondés » et « les Français » contribue, nous semble-t-il, à reproduire ce discours et donc à entretenir l’illusion d’un monde qui serait objectivement mesurable et prédictible 406 .

La normativité contenue dans tout discours public renvoie à l’expression de normes reconnaissables par un groupe de référence. Un même discours peut dès lors être reconnu à plusieurs niveaux : en tant qu’il est constitué par d’énoncés en langue française, il est reconnaissable par un groupe de lecteurs très large ; si ces énoncés traitent une question de politique interne à la France, le groupe se restreint, et ainsi de suite. Une norme de ce type est exprimée lorsque le journaliste écrit, toujours dans le même article : « Au sein même de l’électorat de droite, on persiste pourtant à aborder le scrutin avec des critères de vote marqués du sceau de la politique intérieure ». L’expression « au sein même de l’électorat de droite » contient une forme d’identification par apanage 407 qui est mise en cause par l’adverbe « pourtant », utilisé pour marquer une contradiction 408 , de telle sorte que le processus dans lequel est engagé l’être identifié (l’électorat de droite) possède comme propriété principale la contradiction 409 . Attirer l’attention sur une contradiction implique l’assomption d’une norme selon laquelle cette contradiction est effectivement perçue comme telle.

Le 22 mai un article est introduit par le titre suivant : « 67% des Français expriment ‘un sentiment positif’ sur l’Europe » (22/05/2004). Si l’article précédant renvoyait à l’intérêt porté aux élections, nous sommes maintenant face au sentiment soulevé par l’Europe. Le journal met dès lors en avant une relation d’opposition entre un intérêt (très faible) et un sentiment (positif).

Le Monde fait enfin à nouveau référence à un sondage dans son édition du 31 mai, au lendemain du lancement de la campagne électorale. Sous le titre : « La gauche en tête des intentions de vote aux élections européennes » (31/05/2004), cet article remplit un rôle argumentatif d’exemple qui contribue, d’une part à clore l’argumentation concernant les enjeux de politique intérieure de cette élection en même temps qu’il renforce, d’autre part, l’élaboration d’un cadre normatif d’interprétation au sein duquel le « discours européen » devrait se situer en parallèle avec le « discours national ». L’analyse de la réalité représentée dans l’ensemble des articles nous informera sur l’ancrage de cette normativité dans la réalité de la campagne et sur les caractéristiques de ces deux formes discursives.

Notes
402.

Ce titre renvoie à une des conclusions d’un sondage cité par le journal.

403.

La possibilité d’exprimer une norme au moyen d’une phrase assertive est un des points développés par Habermas dans sa théorie de l’agir communicationnel (HABERMAS, J : Théorie de l’agir communicationnel, op.cit)

404.

Un cas classique consiste à expliquer un acte de délinquance commis par un immigrant comme une conséquence de la difficulté de ses conditions de vie. Même dans ce cas, où l’explication vise à défendre le sujet, celui-ci est présenté comme différent. Son acte s’explique du fait précisément qu’il ne me ressemble pas. (à cet effet: VAN DIJK, T.A: 2003 op.cit.).

405.

Le Monde, édition du 21/05/2004.

406.

Une conséquence de ce discours est le nombre de critiques formulées (à tort nous semble-t-il) à l’égard des instituts de sondages après le premier tour des élections présidentielles de 2002. Au moment où nous écrivons, une discussion est lancée dans les médias sur la pertinence de rendre publics les résultats des estimations de vote sur Internet avant 20 heures, lors des élections présidentielles de dimanche 22 avril 2007. En arrière-fond de la discussion il y a la volonté d’être sûr de ne pas revivre une situation du 21 avril 2002. Proposons toutefois un petit exercice réflexif qui nous semble illustrer le caractère fallacieux de cette volonté d’une maîtrise du résultat d’un vote : imaginons qu’à 18h les instituts de sondages sont en mesure de donner un résultat où Le Pen serait au deuxième tour (avec deux ou trois points d’avance, ce qui fait partie de la marge d’erreur) mais où on observe également une participation étonnamment mince, attribuée à l’existence d’un nombre important de votants qui attend précisément l’information de leur sondage pour se décider. Face à une telle situation, que fait le sondeur ? S’il donne Le Pen au deuxième tour, les votants qui n’étaient pas encore allés voter iront le faire avec cette information et le sondeur verra sa prédiction échouer. Si au contraire il donne un autre candidat au deuxième tour en prévision de ce mouvement de dernière minute, ce mouvement ne se produit pas et le sondeur échoue également. Le sondage est, en fait, correct et prédictif dans les deux cas, le problème vient du fait que le sondage est aussi un acteur de la réalité qu’il prédit.

407.

« un être est identifié d’après sa propre nature » CHARAUDEAU, P : 1992 op.cit (p.297).

408.

« Adverbe marquant l’opposition entre deux choses liées, deux aspects contradictoires d’une même chose » selon le Petit Robert.

409.

La distinction entre « êtres », « processus » et « propriétés » est de Patrick Charaudeau. Elle permet d’aborder l’analyse de discours à partir de trois grands axes sémantiques. CHARAUDEAU, P : 1992 op.cit.