2.2.1.2. Les normes énoncées 

Nous avons construit un tableau interprétatif à partir de la théorie républicaine de la non-domination et de la théorie des faits institutionnels de John R. Searle. Ce tableau vise à faire apparaître les règles qui participent à la construction des réalités sociales. Ce type de règles, les règles assumées par les groupes sociaux et que dans notre approche communicationnelle du politique, nous situons du côté des territoires de la politique, sont par définition symboliques et donc seulement visibles au moment où elles sont appliquées ou exprimées. Dans notre démarche sémio-discursive, nous ne cherchons pas à les comprendre à partir des stratégies de ceux qui les appliquent, mais à partir de leurs discours.

Nous proposons de classer les énoncés qui nous semblent faire état de règles régulatives de l’Espace Public analysé, à partir des catégories que Philip Pettit définit comme étant le domaine d’action de l’État républicain : défense, protection intérieure, indépendance personnelle, prospérité économique et vie publique 415 . Mais l’existence d’une réalité institutionnelle est aussi liée à la présence de règles constitutives. (C’est le rôle joué par les constitutions dans les systèmes politiques démocratiques). Du point de vue discursif la règle constitutive qui correspond à notre démarche est le langage politique :

‘« En tentant de faciliter la conversation politique, chaque philosophie politique est à la recherche d’un langage qui, dans l’idéal, est capable de faire deux choses. Tout d’abord, il doit pouvoir recourir exclusivement à des distinctions conceptuelles et à des structures argumentatives qu’aucun des membres de la communauté n’a de bonnes raisons de rejeter (...) En second lieu, ce langage idéal doit constituer un moyen de communication permettant à tous les membres de la société, quelle que soit leur origine, de donner une formulation satisfaisante de leurs revendications spécifiques et des buts qui sont les leurs. Ce langage doit répondre au fait de al différence tout en se fondant dans le même temps sur une base d’idées communes » 416 .’

Les règles constitutives d’un état républicain reposent sur le langage politique de la non domination. Nous dirons alors qu’une règle constitutive du langage républicain est celle qui vise à assurer et à étendre la protection du citoyen contre les interférences arbitraires. Ainsi par exemple, la règle régulative « avoir droit à un logement digne » donne lieu à la règle constitutive « l’État qui assure à tous les citoyens l’accès à un logement digne reçoit le statut d’État Républicain ». Les règles constitutives d’un état républicain sont dès lors multiples et de ce fait, la catégorie d’état républicain devient elle-même relative, ce qui convient à notre analyse, dans le sens où nous pouvons essayer de délimiter l’intensité de républicanisme contenue dans la réalité représenté dans le corpus. Nous présentons dans le tableau ci-dessous et dans les autres que nous proposerons pour les différents journaux analysés, les règles représentées dans les informations des journaux (en italiques dans le tableau) et les domaines d’action de l’état républicain auxquels elles nous semblent renvoyer. Décrivons d’abord brièvement les cinq domaines d’action de l’État républicain selon Philip Pettit :

- La défense extérieure est le premier de ces cinq domaines d’action. Il fait référence à l’obligation de l’État républicain de se défendre des agressions extérieures. Mais cela n’implique pas la mise en place d’un état guerrier. Il s’agit au contraire d’un état capable de se conduire comme un ‘ «bon citoyen international» 417 et cela pour une raison fondamentale qui est que « ‘ l’État et la souveraineté n’ont cependant aucun caractère sacré du point de vue républicain ’ » 418 .

- La protection interne, deuxième domaine d’action,désigne essentiellement l’espace du droit pénal. Cela ne néglige pas pour autant la relation qui s’établit, et que nous avons abordée à partir de la notion d’opinion publique, entre le droit et les habitudes, les coutumes et les valeurs. Le droit pénal devra donc à la fois être soumis à la force de l’opinion publique et être capable de s’y affronter (la loi sur l’avortement est en ce sens un exemple d’une situation ou le droit s’impose à l’opinion publique). Mais le droit pénal est également un outil dangereux qui peut devenir source de domination suite à un mauvais emploi, à un emploi excessif ou à cause de sa nature même qui vise à priver de liberté les sujets qui font objet d’une condamnation. Il convient donc que le droit pénal respecte deux principes : n’avoir recours à la criminalisation qu’en dernière instance et reformuler la punition de telle sorte que la justice pénale ne dérive pas dans ce que Montesquieu avait défini comme « la tyrannie de la vengeance ».

- Le troisième domaine est celui de l’indépendance individuelle et désigne la capacité de ‘ « disposer d’un espace où l’on est en mesure d’agir de manière normale et adéquate au sein de la société, sans avoir ni à solliciter la permission d’autrui ni à emprunter ce que lui appartient, et sans avoir à dépendre de la bienveillance des tiers » 419 . Le rôle de l’état républicain répond dans ce domaine à un impératif quantitatif (assurer que chaque individu ait accès au plus grand nombre de choix possibles) mais aussi qualitatif (assurer que les choix qui se présentent aux individus ne le mettent dans une situation de domination). Mais l’indépendance personnelle ne serait pas un moyen d’exercer la liberté républicaine si elle se traduisait par une dépendance des citoyens vis-à-vis de l’État. C’est pourquoi l’intervention de l’État dans le domaine de l’indépendance personnelle doit préférer, toujours dans le raisonnement de Philip Pettit, l’instauration de droits et des devoirs à la mise en oeuvre d’aides publiques.

- La prospérité économique quatrième domaine d’action, désigne un domaine où l’État n’agit pas seulement au moyen d’investissements ou des formes de régulation ; il peut aussi instituer des formes juridiques diverses. Par exemple une régulation du droit contractuel peut réduire au maximum l’existence de contrats signés en absence de liberté et donc exerçant une forme de domination sur une des parties contractantes. Dans la mesure où la prospérité économique est intimement liée au travail, la régulation des formes contractuelles entre employeur et travailleur est un des aspects importants du domaine de la prospérité économique.

- La vie publique est le dernier domaine d’action de l’état républicain. Pour Philip Pettit, ‘ « On dira qu’une chose existe dans la vie publique juste parce qu’elle existe; le fait que cette chose existe fait l’objet d’une croyance largement partagée; et le fait que cette croyance largement partagée existe fait lui-même l’objet d’une croyance largement partagée, et ainsi de suite» 420 . ’Cela revient à dire que la vie publique est le lieu d’existence des faits institutionnels. Le rôle de l’état dans ce domaine consiste alors à veiller à ce que soient effectivement remplies les conditions de l’existence de faits institutionnels et cela concerne, toujours d’après Philip Pettit, trois problèmes majeurs : en premier lieu l’atomisation de la société, c’est-à-dire, la perte d’espaces sociaux où se déploient les croyances partagées sur les croyances partagées ; en deuxième lieu, la représentation déformée du monde qui découle de cette atomisation et qui peut se traduire par une forme radicale de communautarisme ; en troisième lieu, la construction médiatique d’une opinion publique homogène qui risquerait de produire une forme d’identité sociale hégémonique. L’état veillera donc à ce que la vie publique puisse effectivement se développer afin que la non-domination ne soit pas seulement une conséquence des politiques publiques, mais une aspiration et un exercice public. C’est dans le domaine de la vie publique que les citoyens exercent la non-domination et l’intègrent dans leur monde vécu.

Nous avons ainsi proposé, sous la forme de règles génériques, les caractéristiques que chacun de ces domaines acquiert dans la représentation médiatique de la réalité politique. Les tableaux que nous présentons contiennent : des règles auxquelles semblent faire appel les informations analysées (colonne de gauche) ; des éléments discursifs extraits du corpus qui désignent ces règles (colonne du milieu) et les groupes d’acteurs désignés dans ces discours (colonne de droite).

Le Monde    
Règles régulatives Forme discursive 421   Groupes désignés
Vie publique    
Règles de discussion internes aux partis. Ne pas se tromper de débat à l’UMP PS, UMP, UDF
Règles de conduite des hommes politiques. Dernière campagne pour M. Juppé UMP
Règles de déroulement démocratique Utiliser le parlement européen PC, PRG
Règles d’expression publique Renouer avec les meetings (Jospin) PS
Règles de la confrontation politique Renouer avec le duel télévisé PSOE, Espagne
Règles de pluralité Droite et gauche c’est la même chose José Bové
Règles constitutives  
Principe de non-domination  
Refus du libéralisme PS
  Une clause sociale dans la constitution Européenne La France

Le but de ce tableau est de mettre le discours politique de la campagne aux élections européennes de 2004 à l’épreuve de la théorie républicaine de la non-domination. Nous observons ainsi que Le Monde se focalise sur la représentation d’un seul des domaines d’action attribués à l’état dans la théorie républicaine. Il s’agit du domaine de la vie publique.

D’une manière générale nous pouvons proposer une première hypothèse d’interprétation intentionnelle de la représentation de cette campagne politique sous la forme suivante : « nous (lecteurs du « Monde ») intervenons sur la vie publique au moyen des élections européennes ». Cela est soumis à deux règles constitutives qui s’expriment de la manière suivante : « le refus du libéralisme est compté comme une règle constitutive de l’Europe pour le PS dans le contexte des élections européennes» et « Une clause sociale est compté comme une règle constitutive de l’Europe pour la France dans le contexte des élections européennes ».

Notes
415.

PETTIT, PH : 2004op.cit. (Chap.5).

416.

Idem (p.171).

417.

Ibid. (p.200).

418.

Ibid. (p.200).

419.

Ibid. (p. 208).

420.

Ibid. (p.217).

421.

L’annexe III contient, pour l’ensemble des journaux analysés, les articles auxquels font référence ces formes discursives.