2.2.6. Être eurocivique : Libération

Le terme « eurocivique » apparaît dans Libération dans un petit article du 10 mai, l’usage du terme « civique » étant à son tour présent dans un long article daté du 7 juin. Dans les deux cas, le civisme caractérise le fait d’aller voter et dans les deux cas il s’agit d’articles faisant référence à des données issues de sondages d’opinion. Nous formulons une hypothèse d’analyse, en accord avec le caractère axiologique attribué par le journal au fait d’aller voter, selon laquelle le discours de Libération contiendra un certain nombre de jugements de valeur et que ceux-ci vont être présents dans les différents titres du journal.

À partir du nombre important de titres rapportant des jugements de valeur dans le corpus de Libération (29) 475 , il est possible de définir cinq grandes catégories de jugement autour desquelles pourrait se construire le discours critique du journal pour ces élections : la critique des intérêts nationaux, une valorisation du rôle des citoyens, la mauvaise foi des hommes politiques, une critique de ceux qui profitent de l’Europe (par le discours ou par l’argent) et une mise en valeur du caractère unifié de l’élection, c’est-à-dire du fait qu’elle a lieu dans une Europe élargie à 25 membres.

Cela entraîne une opposition entre une « Europe civique » incarnée par les citoyens et une « Europe incivique » incarnée par les « profiteurs », qu’il s’agisse ou non d’hommes politiques. Ce qui fait l’originalité du discours de Libération n’est pas la mise en visibilité d’un rapport de forces classique entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui le subissent, mais l’attribution d’une catégorie morale, le civisme, à cette opposition classique.

C’est au moyen du « civisme » que l’opposition sémiotique classique entre pouvoir faire et ne pas pouvoir faire devient une opposition idéologique. Le civisme permet, en effet, de mettre en rapport les deux éléments constitutifs du politique : l’action et la représentation. Libération s’institue ainsi en vrai acteur politique car, au carré sémiotique rapportant les actions des actants du discours nous pouvons ajouter un carré idéologique qui porte sur leur caractéristique : être civique

Le rôle politique du journal est exprimé dans l’article titré « le gouvernement Raffarin pourrait aussi être victime d’un vote-défouloir » (7/06/2004) qui se conclut par le paragraphe suivant : « Comme en mars, une telle poussée de civisme pourrait bien desservir les intérêts de Jean-Pierre Raffarin. Et menacer un peu plus la pérennité de son bail à Matignon ». Ce paragraphe met en rapport le civisme avec la sanction du gouvernement au moyen du vote. Autrement dit, il met en évidence la présence d’une forme d’intentionnalité collective qui pourrait se définir comme suit : « nous agissons de manière civique au moyen du vote » et qui permet de donner une substance morale à la forme qui lui est synonyme : « nous agissons contre le gouvernement au moyen du vote ».

La présence très réduite de « manifestations verbales » est la caractéristique la plus significative de ce corpus. Dès lors, la réalité politique qui y est représentée se résume à des « gestes ponctuels » (41,5%) et des « tendances, dispositions et propensions » (48,8%). Cela laisse penser à une réalité constituée essentiellement par des règles régulatives et des groupes qui les observent. Cela s’accorde aussi avec la distinction déjà pointée entre les journaux espagnols et français en ce qui concerne la représentation de « manifestations verbales ».

  « l’essentiel » « l’Europe sociale » « voir la France » « Davantage » « besoin d’Europe » « agir et représenter » « revenir et aimer » Total %
Gestes ponctuels: 8 2 1 2 1 2 1 17 41,5
Comportements continus: 1 1     1     3 7,3
Tendances, dispositions et propensions: 8 2 5 3   2   20 48,8
Manifestations verbales:     1         1 2,4
  17 5 7 5 2 4 1 41 100
  41,5 12,2 17,1 12,2 4,9 9,8   100  

Notes
475.

Ont été mis dans cette catégorie les énoncés faisant état d’un jugement implicite ou explicite repérable par la mise en place de stratégies rhétoriques, lexicales ou sémantiques (« malgré les apparences », « appelle sans le dire », « trop pressés », « la menace… »). Pour une proposition d’analyse des jugements de valeur dans les textes journalistiques : GAUTHIER, G : L’expression des jugements de valeur en journalisme in Les Cahiers du journalisme nº 12, automne 2003 (pp. 296-313).