2.2.6.1. Des règles pour l’action politique

Comme exemple de ce rapport à la politique représenté dans le sous-corpus de Libération, observons un article d’Alain Auffray, signé le 15 mai 2004 sur Les Verts : « Pour conquérir l'Union, Les Verts l'affichent unique ». La longueur de l’article (le plus long de ce sous-corpus) ainsi que la description minutieuse des étapes par lesquelles a dû passer la mise en place d’un parti Vert commun rappellent l’importance sémiotique que nous avons attribuée à la dénomination politique « essentiel » dans la campagne des Verts.

Cette identité discursive n’est dès lors pas représentée dans le journal au moyen d’un discours politique, dont la seule référence est celle qui ouvre le texte :

‘« … prétendent démontrer qu'ils sont capables, eux, de faire de la politique au-dessus des frontières. Capables de faire campagne en Europe sans se laisser enfermer, comme les autres partis, dans le cadre national ».’

En revanche, elle est exprimable par la référence aux difficultés pratiques, voire sémiotiques, d’une telle démarche. D’abord, il s’agit de l’attribution à Daniel Cohn-Bendit de la volonté et de la responsabilité de cette « ambition ». Mais ensuite, il s’agit des questions liées à la traduction des affiches et à leur contenu, questions pour lesquelles on apprend qu’il a été fait appel à plusieurs agences dont l’une des deux finalistes proposait une campagne politique tandis que l’autre utilisait un langage publicitaire. Hormis l’opposition soulevée par le journal entre ces deux langages (fausse à nos yeux puis qu’elle porte sur deux formes différentes de communication plutôt que sur un choix discursif), la description de la décision prise contient une critique idéologique implicite :

‘« La seconde avait recours au langage publicitaire, en s'adressant directement, et avec le minimum de mots, à l'électeur-consommateur : les OGM ? La paix ? La corruption ?... «A toi de décider!» Les dirigeants verts ont choisi la deuxième solution, proposée par l'agence berlinoise qui a conçu ­ avec succès ­ les dernières campagnes des Grünnen allemands. Ils ont donc choisi l'efficacité et le réalisme, au prix de nouveaux renoncements à leur culture alternative ».’

Le choix efficace décrit par le journal est surtout en contradiction avec une des affirmations de M. Cohn-Bendit rapportées en début d’article «Nous, les Verts, sommes européens par ambition. Pas par soumission comme la droite, ni par réalisme comme les socialistes». C’est également le titre de l’article qui prend tout son sens à ce moment, comme une critique à une formation dont l’unité ne serait pas une question d’engagement ou d’idéal, mais d’ambition électorale. Les propos de Cohn- Bendit font également passer d’une conception positive à une conception négative de l’ambition. C’est en quelque sorte comme si l’identité contemporaine des Verts n’était, au bout du compte, qu’une forme de soumission aux lois de la concurrence électorale.

Le parti politique semble ainsi soumis à des règles d’action qui échappent à son contrôle. Du coup, ce sont les hommes politiques qui apparaissent comme destinateurs de ces actions. Le cas d’un article sur Daniel Cohn-Bendit, à la suite de celui que nous venons d’analyser sur Les Verts, en est un exemple.

Le 28 mai 2004, un autre article d’Alain Auffray porte pour titre : « Cohn-Bendit prédicateur de la cause européenne ». Il s’agit à nouveau d’un long article, mais, comme l’indique le titre, il est moins question ici des Verts que de leur porte-parole. C’est à lui que sont rattachées les convictions européennes, opposées parfois aux doutes incarnés par le parti et par les militants. Cela est résumé dans le paragraphe suivant, situé vers la fin de l’article : « S'il ne voit pas d'inconvénient à ce que ses camarades fassent état de réserves antilibérales, il préfère, lui, prendre de la hauteur en insistant sur la ‘dimension historique’ du projet constitutionnel ».

Or, cet européanisme incarné par Cohn-Bendit, et opposé aux réserves antilibérales, serait l’expression de cette identité contemporaine des Verts opposée à l’identité historique incarnée par les réserves antilibérales 476 . Le dernier paragraphe de l’article insiste sur ce point de manière précise :

‘« S'il s'est éloigné des Verts français, c'est parce qu'il n'a ‘pas été capable de les changer’. Cette campagne européenne sera, assure-t-il, sa dernière. Il s'y est taillé un rôle sur mesure : candidat en Allemagne, provocateur en France ».’

Le journal met également en évidence une caractéristique de l’UE qui concerne les différences entre les pays qui la composent. Même celui qui a fondé un parti européen est décrit comme ayant deux rôles : un rôle en France et un autre en Allemagne.

Outre les sujets politiques, les pays qui constituent l’Europe apparaissent donc comme porteurs de règles d’action. Il reste que nous avons constaté l’existence d’une règle constitutive en accord avec le principe de la non-domination. La lecture de l’article où il y est fait référence nous éclaire sur la représentation faite par le journal de cette règle : ce n’est pas d’un principe politique qu’il s’agit, mais encore une fois, d’un principe constitutif du politique.

L’article signé par Didier Hassoux le 8 juin 2004 titre « En Normandie, Fabius joue l'eurosocialiste » ; or, il n’est pas voué à rendre compte des caractéristiques d’un eurosocialisme ; il présente, au contraire, les caractéristiques du leader socialiste, pour l’identifier aux présidentiables du PS : « une intervention par jour durant une petite semaine. Service minimum, donc. Pas plus ni moins que les autres présidentiables du PS, fait valoir son entourage ».

Pour finir l’article avec une question encore plus explicite : « L'opposant serait-il en train de devenir candidat ? ». La règle constitutive ne se trouve donc pas dans le principe de l’eurosocialisme, mais dans le verbe « jouer ».

L’ensemble des règles représentées dans ce journal se distribue de la manière suivante :

Libération    
Règles régulatives Forme discursive Groupes désignés
Vie Publique    
Règles d’action politique Appeler au vote sanction PS
  Faire un sermon Jospin, PS
  Faire "un clip" PS
  Faire venir les télés (UMP) UMP
  Faire un dernier tour Juppé, UMP
  Feindre l'indifférence Raffarin, UMP
  Fuir ses responsabilités Raffarin, UMP
Donner des leçons Jospin, PS
Faire campagne Jospin
Le mythe de l’union politique DSK, PS
Oublier le scrutin Gouvernement
S’opposer à une réforme PS
Rappeler une tradition Krivine, LCR
Règles constitutives  
Principe de la non-domination    
  Une réhabilitation Jospin
  Équité médiatique  
  Jouer l’eurosocialisme Fabius, PS

Notes
476.

Daniel Cohn-Bendit s’est montré partisan d’un rapprochement entre le Parti Socialiste et l’UDF (centriste) de François Bayrou lors des récentes élections présidentielles françaises (mai 2007). Ce rapprochement était, entre autres, justifié par l’européanisme qu’incarnerait, aux yeux de Cohn-Bendit, François Bayrou.