2.2.9. Libéralisme et europhobie, républicanisme et europhilie ? 481

L’opposition entre libéralisme et républicanisme nous permet de terminer ce travail avec une approche des caractéristiques idéologiques de l’Espace Public européen fondée sur une dialectique différente de celle qui concerne la gauche et la droite et qui est utilisée dans le cadre des discussions politiques nationales 482 . Jürgen Habermas décrit cette opposition, qu’il considère comme fondatrice de l’idéal démocratique moderne, à partir d’une distinction première portant sur le contenu de ces deux positions philosophiques, et plus précisément sur la question des droits de l’homme :

«Si je peux me permettre l’usage de telles étiquettes, les traditions politiques ‘libérales’ ou lockéennes conçoivent les droits de l’homme comme une incarnation de l’autonomie individuelle et leur donnent priorité face à la souveraineté populaire, tandis que les traditions ‘républicaines’ conçoivent la souveraineté populaire comme l’expression de l’accomplissement éthique d’un peuple et lui donnent priorité face aux droits de l’homme »  483

Parallèlement, cette distinction ontologique est couplée à une distinction formelle, que le philosophe allemand considère plus importante et qu’il décrit de la manière suivante :

« La différence essentielle se trouve dans la compréhension du rôle attribué au procès démocratique. Dans la perspective ‘libérale’ ou lockéenne, le processus démocratique assume la tâche de conduire le gouvernement vers l’intérêt de la société, où le gouvernement est représenté comme un appareil d’administration publique et la société comme un réseaux d’interactions entre des individus, structurée à l’image d’un marché. Ici, la politique (dans le sens de formation de la volonté politique des citoyens) assume le rôle d’unir et d’impulser les intérêts privés contre un appareil de gouvernement spécialisé dans l’usage administratif du pouvoir politique a des fins collectifs. En revanche, depuis la perspective ‘républicaine’, la politique suppose un peu plus que cette médiation. Elle assume une fonction constitutive des processus de la société comme un tout. ‘La politique’ est conçue comme la forme réflexive de la vie éthique substantielle, c’est-à-dire, comme le moyen par lequel les membres de communautés plus ou moins intégrées deviennent conscients de leur mutuelle dépendance et, agissant de manière délibérative, en tant que citoyens, constituent et transforment les relations déjà existantes de reconnaissance réciproque, en une association de membres libres et égaux devant la loi (..) outre la régulation hiérarchique de l’État et la régulation décentralisée du marché, c’est-à-dire, au-delà du pouvoir administratif et des intérêts individuels, la solidarité et l’orientation vers un bien commun apparaissent comme une troisième source de l’intégration sociale » 484 .

Une forme de synthèse de ces deux conceptions, c’est-à-dire une conciliation entre la perspective universaliste propre aux traditions libérales et dont la question des droits de l’homme en est le meilleur exemple et la perspective à la fois éthique (dans le sens de responsabilité au sein de la société) et institutionnelle propre à la culture républicaine, est alors possible sous la dénomination de démocratie délibérative. Dans notre perspective communicationnelle nous considérons cette approche procédural de Habermas moins comme une conception normative de la démocratie (ce qui est son propos) que comme une manière de l’aborder en tant qu’objet d’étude 485 .

Compris comme dispositif de communication, un système démocratique implique ainsi la mise en place du double processus caractéristique de la communication : la transformation (qui concerne le contenu de ce qui est communiqué) et la transaction (qui concerne la relation entre les instances communicantes) 486 . La démocratie délibérative prônée par Habermas renvoie dès lors, dans son aspect normatif, au type de dispositif souhaitable afin qu’aucun de ces deux processus ne prenne pas le dessus sur l’autre. L’analyse que nous avons proposée dans cette troisième partie de la thèse a été menée précisément sur les discours reliant des instances constitutives de ce dispositif de communication. Nous pouvons maintenant, au terme de ce travail, proposer un idéal type d’Espace Public européen à partir des dénominations politiques observées et des règles régulatives mobilisées dans le corpus de presse. C’est ainsi que nous proposons de rendre compte des formes d’intentionnalité collective observables dans l’Espace Public européen tel que celui-ci a été abordé à partir du corpus d’articles.

Nous avons repris les propositions intentionnelles avancées en conclusion de notre deuxième partie et nous y avons ajouté un deuxième niveau intentionnel issu des règles de régulation déployées dans le discours de presse que nous avons présentées ci-dessus (c.f III.2.2). Nous obtenons les propositions suivantes :

PS : « Nous faisons l’Europe sociale au moyen des élections européennes,

au moyen de règles de discussion internes aux partis, de règles d’expression publique et de règles de l’action politique ».

PSOE : « Nous structurons l’Europe au moyen des élections européennes,

au moyen de règles du débat public, de règles de discussion internes aux partis, de règles d’engagement militaire, de règles institutionnelles, de règles électorales, de règles d’action politique, de règles d’action publique et de règles budgétaires ».

IU 487  : « Nous faisons notre discours au moyen des élections européennes,

au moyen des règles de discussion interne, des règles de participation politique, des règles économiques, des règles de financement et de règles concernant l’emploi ».

Les Verts 488  :. « nous existons au moyen de l’Europe,

au moyen des règles de pluralité ».

UDF 489  : « Nous faisons un diagnostic au moyen des élections européennes,

au moyen de règles de discussion internes aux partis ».

UMP : « Nous faisons la France au moyen des élections européennes,

au moyen de règles de discussion internes aux partis, des règles de conduite des hommes politiques et des règles d’action politique ».

PP : « nous serons forts en Europe au moyen des élections européennes,

au moyen des règles concernant le terrorisme, de règles du débat public, des règles du parlement, de règles de l’engagement militaire, de règles de relation entre les territoires, de règles médiatiques et de règles d’action politique ».

Si nous considérons ces propositions ideál-typiques comme rendant compte d’un processus de transaction entre les différentes instances de communication de cette campagne il apparaît que les seuls échanges contradictoires se produisent entre les deux partis majoritaires de chaque pays. Nous observons également une corrélation entre chaque parti et son équivalent dans l’autre pays. Cela nous conduit a dire que cet Espace public idéal-typique décrit une situation où la démocratie est représentée par les deux partis majoritaires de chaque pays d’une manière républicaine : elle s’articule autour de positions divergentes qui rendent visibles les caractéristiques éthiques des partis concernés. Mais nous observons également que cet Espace public est fortement bipolaire : il n’offre pas de place aux partis minoritaires, ce qui se traduit par une disparition de ceux-ci dans le processus de transaction mais également dans leur force de transformation et avec cela, dans leur capacité à transformer un discours philosophique fondateur de leur identité en un programme politique public.

Dans une conception libéralede l’Europe, où le processus de transaction est défini à partir de l’appartenance à une Nation (ou à un territoire), cette absence de diversité politique est reconduite par les différentes formes d’appartenance nationale. Mais la construction d’une entité politique européenne s’opposant, depuis cette perspective, à l’existence de l’État-Nation, ces deux institutions (l’État-Nation et l’UE) entrent enconcurrence 490 . Dans une conception républicaine, l’appartenance à la Nation ne se superpose pas à une appartenance idéologique. Or, la mise en place d’une telle forme d’appartenance politique demanderait que les partis politiques ayant un fond idéologique commun désignent, dans leurs contenus discursifs (lesquels, du fait qu’ils font parti du processus de transformation, divergent d’un pays à l’autre), les mêmes règles au moyen desquelles ils s’instituent en tant qu’instances de communication européennes. Nous n’observons, entre le PS et le PSOE que deux règles régulatives partagées : l’action politique et la discussion interne aux partis. Il nous semble qu’elles désignent très bien à la fois l’opacité propre au fonctionnement européen et la bureaucratisation qui en découle et qui lui est souvent reproché.

Une Europe politique commencerait, nous semble-t-il, à être pensable, si dans cet Espace Public idéal typique les règles régulatives rendues visibles dans les médias et le débat étaient mieux partagées entre les différentes dénominations politiques qui le composent. Cela permettrait que les différences nationales et culturelles puissent se développer au niveau du contenu (du processus de transformation) des discours énoncés. Les instances de communication participant à la campagne électorale seraient alors européennes et nationales à la fois. Mais cela n’est pas forcément dans l’intérêt de tous les participants. Une étude approfondie des programmes ou des discours politiques des différents partis européens nous permettrait de répondre à cette question proprement idéologique.

Ce n’était toutefois pas le but de cette recherche, dont l’objectif était de proposer une interprétation en termes d’intentionnalité collective d’un processus concernant la construction d’une réalité institutionnelle : l’Europe. Nous avons toutefois constaté que le lexique républicain, le lexique de la non-domination, n’est pas encore présent dans le discours public européen que nous avons analysé 491 . Dès lors, si l’on considère, avec le commentaire du « projet de paix perpétuelle » de Kant que fait Monique Castillo que « La meilleure preuve qu’un souverain puisse donner de sa ‘bonne volonté’ est moins d’alléguer sa vertu personnelle que d’exprimer publiquement ses raisons d’agir [et que] Ainsi la publicité sert de Type ou de modèle pur pour une loi qui veut réellement faire l’objet d’une volonté universelle, en l’occurrence, d’une volonté universelle » 492 ,on comprend pourquoi les hommes politiques ne peuvent pas être perçus, dans cette campagne, comme des hommes vertueux. Nous pouvons même nous demander si cette absence n’est pas une forme signifiante constitutive de ce qu’on appelle communément la distance entre les politiques et les citoyens.

Nous terminons donc notre thèse par une nouvelle question : comment peut-on penser une Europe politique ? Ou, pour le formuler avec le vocabulaire déployé dans ce travail : Comment l’Europe peut-elle faire l’objet d’une reconnaissance de la part de ceux qui la composent ? La règle régulative « action politique », partagée par le PSOE et le PS, nous semble fort bien illustrer la forme de reconnaissance sur laquelle s’est bâtie jusqu’à présent l’Europe : à partir d’actions politiques qui la représentent et assurent sa présence dans les territoires de l’UE. Ces actions concernent souvent les aides au développement issues des fonds régionaux ou des investissements issus des fonds de cohésion. Cela est peut-être une des raisons pour lesquelles l’Europe est souvent pensée comme un moyen pour le développement ou l’émancipation 493 , faisant ainsi des autres pays membres des concurrents plutôt que des partenaires. Nous croyons avoir mis en évidence, à partir de la notion d’intentionnalité collective, que cette Europe n’est pas pensable politiquement parce que les appartenances politiques sur lesquelles elle repose ne partagent pas un référent normatif commun. Elles ne se reconnaissent pas mutuellement comme des « moyens de faire » dirigés vers une action commune. C’est donc à travers les « moyens de faire » plutôt que des « buts à atteindre » qu’une Europe à caractère politique se construit et c’est par l’étude et la critique de ces « moyens de faire » que les recherches en communication politique peuvent participer à la construction européenne.

Notes
481.

Cette dernière section fait suite aux remarques et commentaires que Jacques Guilhaumou a bien voulu nous faire à propos de notre recherche. Nous l’en remercions vivement.

482.

La théorie de la liberté de Philip Pettit que nous avons adoptée dans ce travail situe les tenants d’une conception libérale de la démocratie du côté de la liberté comprise comme « non-interférence » ce qui les place à la droite de l’échelle idéologique. Cependant, comme le soulignent Ovejero, Martí et Gargarella (OVEJERO, F ; MARTÍ, J-L et GARGARELLA, R (dir.) Nuevas ideas republicanas. Autogobierno y libertad, Paidós, Barcelona 2004 (pp. 11-73) il est difficile de placer certains représentants du libéralisme tels que J. Rawls ou Ronald Dworkin à la droite de l’échelle idéologique. C’est pourquoi, nous semble-t-il, les deux dialectiques sont compatibles, elles ne désignent pas des oppositions synonymes ni exclusives.

483.

HABERMAS, J: Derechos humanos y soberanía popular: las versiones liberal y republicana in OVEJERO, F; MARTÍ, J-L; GARGARELLA, R (dir.) 2004 op.cit. p.197. Texte d’origine: « Si se me permite usar estas etiquetas, las tradiciones políticas ‘liberales’ o lockeanas conciben los derechos humanos como la encarnación de la autonomía, y le otorgan prioridad frente a la soberanía popular, mientras que las tradiciones ‘republicanas’ conciben la soberanía popular como la expresión de la autorrealización ética de un pueblo, y le otorgan prioridad sobre los derechos humanos ».

484.

Idem. (p.198). Texte d’origine : « La diferencia decisiva consiste en la comprensión del papel del proceso democrático. De acuerdo con la perspectiva ‘liberal’ o lockeana, el proceso democrático lleva a cabo la tarea de dirigir el gobierno en el interés de la sociedad, donde el gobierno es representado como un aparato de administración pública y la sociedad como una red de interacciones entre particulares estructurada a semejanza del mercado. Aquí, la política (en el sentido de formación de la voluntad política de los ciudadanos) tiene la función de unir e impulsar los intereses privados contra un aparato gubernamental especializado en el empleo administrativo del poder político para fines colectivos. En cambio, desde la perspectiva ‘republicana’, la política implica algo más que esta función mediadora. Ella cumple, más bien, una función constitutiva de los procesos de la sociedad como un todo. ‘La política’ es concebida como la forma reflexiva de la vida ética sustantiva, a saber, como el medio por el cual los miembros de comunidades más o menos integradas se vuelven conscientes de su dependencia mutua y, actuando con plena deliberación como ciudadanos, conforman y desarrollan las relaciones existentes de reconocimiento recíproco en una asociación de miembros libres e iguales ante la ley (…) además de la regulación jerárquica del Estado y la regulación descentralizada del mercado, esto es, más allá del poder administrativo y los intereses personales individuales, la solidaridad y la orientación hacia el bien común aparecen como una tercera fuente de integración social »

485.

On se demande si Habermas ne tend pas à produire dans sa défense de la démocratie délibérative (Après l’État-Nation, Sur l’Europe, L’intégration républicaine mais également dans ses tribunes publiques) une sorte de proposition normative visant à vérifier son propre diagnostic concernant l’agir communicationnel. C’est pourquoi nous nous permettons de considérer sa description de la démocratie délibérative comme un volet théorique de la conception communicationnelle de l’Espace Public plutôt que comme un programme normatif.

486.

Voir notre première partie : I.2 ( p.68).

487.

Ce parti est présent, en tant que sujet d’une forme d’intentionnalité collective, seulement dans deux des trois journaux du corpus espagnol, El Mundo et El PAIS.

488.

Seulement dans un journal Le Monde, Les Verts sont représentés comme des sujets d’une forme d’intentionnalité collective.

489.

Représenté comme sujet d’une forme d’intentionnalité collective seulement dans le journal Le Monde.

490.

Les mots d’ordre choisis par les trois partis que l’on peut considérer comme défenseurs d’une idéologie de type libéral (PP, UMP et UDF) s’expliqueraient ainsi comme trois manières différentes de proposer une connivence entre ces deux institutions concurrentes : le PP propose un rapport de forces (« Fuertes en Europa ») l’UMP et l’UDF une relation utilitaire (« Avec l’Europe... » « Nous avons besoin d’Europe »).

491.

Bien que nous n’ayons pas développée une recherche de type lexicographique à partir de mots clés renvoyant à ce langage précis (recherche qui reste à faire, nous semble-t-il), les expressions, ainsi que les formes discursives que nous avons observé au long de ce travail concernaient soit des champs sémantiques très éloignés du champ sémantique propre au langage républicain (c.f.III.2.2.2 et III.2.2.3, El PAIS et El Mundo) soit des champs sémantiques propres à des traditions politiques dérivés d’une certaine conception républicaine (le socialisme, par exemple) ou encore de champs sémantiques propres à d’autres langages politiques (la lutte de classes, par exemple).

492.

CASTILLO, M: 2007, op. Cit (p.35).

493.

L’Europe et ses institutions peuvent, par exemple, servir de « tremplin » à des acteurs politiques pour renforcer leur visibilité personnelle ou nationale.