a) Présence 

L’objet de notre première partie a été de rendre compte des instances d’énonciation présentes dans notre corpus à partir de l’hypothèse des sujets du langage selon laquelle il est possible de relier un discours à des sujets de langage par l’étude du dispositif de communication mis en oeuvre dans le processus d’énonciation. Nous sommes parti à cet effet d’une conception intentionnelle de la rationalité, en accord avec la pensée de Jürgen Habermas, selon laquelle les processus de communication expriment un rapport de représentation entre un sujet, un énoncé et un monde (I.1.4.6.1). Nous avons ainsi proposé une approche en termes de contrat de communication des deux instances d’énonciation qui composent notre corpus (les journaux d’information et les affiches électorales).

Un premier résultat de notre travail est issu de la description des lieux de médiation sémiotique institués par les énoncés « nom-de-journal » (c.f. p.87). Ces lieux de médiation indiquent les instances dans lesquelles est rappelé le contrat de communication qui lie le journal et le lecteur. Ces instances sont toutefois des représentations d’une institution (le journal) : un nom propre vide, un titre (référentiel ou anaphorique), une signature (exclusivité, indépendance, avenir, liberté, tradition, participation) et une forme disséminée (c.f.I.2.2.1). Elles rappellent ainsi la responsabilité de l’énonciation. Or, la responsabilité étant une notion « morale » qu’il est difficile d’appliquer à une institution, le contrat de communication est ce qui, par la mise en relation de deux sujets communicants désigne l’espace imaginaire de cette responsabilité énonciative. Nous avons donc montré pourquoi l’énonciation comprise comme le processus de transformation de la langue en discours, ne désigne pas un sujet producteur de l’énoncé nom-de-journal, mais le moment dans la lecture de celui-ci où s’institue un contrat de communication. La même opération semble se produire dans les affiches électorales et c’est ainsi que nous avons pu décrire la mise en place d’une situation de communication dans laquelle se déploient les identités discursives constitutives des contrats de communication.

Nous avons, avec le terme d’identité discursive, repris à notre compte la notion d’éthos telle que la propose Dominique Maingueneau :

‘« En fait, l’incorporation du lecteur va au-delà d’une simple identification à un personnage garant, elle implique un « monde éthique » dont ce garant est partie prenante et auquel il donne accès. Ce « monde éthique » activé à travers la lecture est un stéréotype culturel qui subsume un certain nombre de situations stéréotypiques associées à des comportements : la publicité contemporaine s'appuie massivement sur de tels stéréotypes (le monde éthique du cadre dynamique, des snobs, des stars de cinéma, etc.). Dans le domaine de la chanson, par exemple, on notera que le passage de la simple prestation d’un chanteur au clip a eu pour effet d’insérer le garant dans un monde éthique à sa mesure. ’ ‘J’ai proposé de désigner par le terme d’incorporation la manière dont le destinataire en position d’interprète – auditeur ou lecteur- s’approprie cet ethos » 498 .’

Ce qu’il nous intéresse de souligner dans cette approche de Dominique Maingueneau, est le fait que le « monde éthique » impliqué par les identités discursives analysées est activé par la lecture. Il n’y a donc pas un rapport d’implication entre l’ethos déployé dans une affiche ou dans un article et son lecteur ou son spectateur ; ce rapport d’implication se produit, au contraire, depuis ces deux instances (l’instance communicante et l’instance interprétante) vers ce que Benveniste appelait la non-personne et que avec Patrick Charaudeau nous avons appelé le tiers objet. Dans notre thèse, ce tiers objet est appelé de manière générique l’UE et c’est par rapport à lui que nous avons pu décrire l’institution des sujets d’énonciation journalistiques et politiques :

- par le type de rapport informationnel instauré avec l’Europe (objet de discours ou objet d’information) (c.f. II. 3.2.2) ;

- par le type de rapport instauré avec le pouvoir (le pouvoir comme projet politique ou le pouvoir comme opposant politique) (c.f. II.3.2.1)

La présence dans l’Espace Public nous semble ainsi désigner les trois instances autour desquelles s’articule l’identité des acteurs politiques : le projet politique (instance imaginaire), les formes, les logiques et la signification de l’action politique (instance symbolique) et les contraintes, à la fois singulières et collectives, qui définissent les limites de l’action politique (instance éthique).

Il convient peut-être maintenant de revenir sur la distinction que nous avons proposée entre objet de discours et objet d’information. Il s’agit d’une distinction, nous l’avons expliqué, qui vise à articuler l’analyse des discours journalistiques avec la théorie des faits institutionnels de John R. Searle. Mais cette distinction fait aussi appel à un terme que nous avons proposé dans cette thèse : l’occasion de communiquer. Dans la perspective réaliste que nous avons adoptée pour analyser le discours journalistique, l’ensemble des informations contenues dans un journal doit se rapporter à quelque chose qui existe, qui s’est passé ou qui va se passer, quelque part et à un moment donné. Pour reprendre la terminologie de Searle, les informations portent sur des états de choses. Jean Charron et Jean de Bonville l’expliquent de manière précise :

‘« Le journalisme est, par définition, une pratique discursive réaliste, portant sur un référent réel, par opposition à d’autres modes d’expression, comme la littérature ou la peinture, dont les référents sont ou peuvent être fictifs ou imaginaires (...) le journalisme ne peut, sans cesser d’exister, échapper à cette contrainte essentielle : représenter le réel d’une manière qui donne à tous les acteurs sociaux engagés dans sa production, journalistes, sources d’information, annonceurs – et lecteurs – la conviction du réel. L’ensemble de ces agents doit entretenir l’assurance réciproque de cette conviction, c’est-à-dire, posséder la certitude que ‘tout le monde joue le jeu’ du réalisme. Le journalisme est soumis, non seulement à un jeu de vraisemblance, entendue dans le sens de ‘conformité à la réalité’, mais aussi de véridicité : ce qu’il rapporte est censé être vrai » 499 .’

Le terme occasion de communiquer nous a permis de designer cet état de choses d’avant l’information, c’est-à-dire d’avant l’expression publique d’un énoncé. Une dépêche est alors une occasion de communiquer comme l’est aussi un accident de voiture 500 . Le journalisme est ainsi non seulement envisagé comme une pratique discursive réaliste, mais aussi comme une pratique de communication. Dès lors, les occasions de communiquer peuvent, comme nous l’avons développé dans la troisième partie de la thèse, être analysées selon le type de réalité à laquelle elles font référence (c.f.III.2.1). Dans notre cas, la campagne électorale a été considérée comme une occasion de communiquer contenant elle-même d’autres occasions de communiquer renvoyant à des réalités différentes. Mais la campagne est une occasion de communiquer aussi bien en ce qui concerne une information sur un état de choses qu’en ce qui concerne une opinion, un projet ou une intention sur ce même état de choses. Dans le premier cas on parlera d’objet d’information et dans le deuxième d’objet de discours 501 .

Si l’identité discursive des journaux a été abordée à partir de leur rapport à l’information, celle des affiches l’a été à partir de leur rapport au pouvoir. Cela nous a permis de décrire l’opposition entre les affiches qui mettent en scène l’énonciation d’un parti politique pouvant accéder au pouvoir et celles qui, en revanche, concernent des partis politiques ne se situant pas dans une logique d’accès au pouvoir. Les secondes se caractérisent par la mise en œuvre d’une forme d’énonciation focalisée sur un contrat de communication, tandis que les premières mettent en œuvre une forme d’énonciation focalisée sur la mise en scène d’un contrat de communication déjà existant et supposé connu.

Notes
498.

MAINGUENEAU, D : L'ethos, de la rhétorique à l'analyse du discours (Version raccourcie et légèrement modifiée

de "Problèmes d'ethos" in Pratiques n° 113-114, juin 2002)

consultable sur : http://perso.orange.fr/dominique.maingueneau/intro_company.html

499.

BRIN, C, CHARRON, J et BONVILLE, J (dir.) : 2004 op.cit (p.143).

500.

Entre ces deux exemples il y a également une différence : la dépêche, à la différence de l’accident de voiture, est elle-même une production journalistique à partir d’une occasion de communiquer. L’avantage de la notion que nous proposons est qu’elle nous permet de contourner la question de la relation entre les journalistes et leurs sources d’information, sans en oublier l’importance. Nous intégrons ainsi l’aspect sociologique de la production journalistique sans en faire notre objet d’étude. Nous pouvons, de manière théorique, traiter sur le même plan discursif la dépêche et l’accident de voiture : ils sont tous les deux la réalité à l’origine du discours analysé.

501.

Nous n’avons pas approfondi cette distinction dans notre travail. Cela reste à faire, nous semble-t-il, à partir d’un travail d’analyse discursive où l’on pourrait comparer les réalités représentées à partir de ces deux types de rapport à l’information.