ANNEXES

ANNEXE I

« L’Humanité 30 Avril 1985 »

Source

C.L., Course folle, in L'Humanité. 30.03.1985, No 12 630, p. 1.

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Course folle

C'est une décision grave, sérieuse, inquiétante que viennent de prendre à Bruxelles les ministres des dix pays de la Communauté européenne et que devraient ratifier les chefs d'Etat et de gouvernement aujourd'hui: l'élargissement de la CEE à l'Espagne et au Portugal.

On ne le dirait pourtant pas à l'écoute de quelques radios. Pierre Briançon sur France-Inter évoque avec dédain «des problèmes aussi exaltants que la pêche au merlu dans le golfe de Gascogne, l'huile d'olive ou le gros rouge ibérique», et Ivan Levaï sur Europe I ironise sur «le marché de la sardine, le prix de la piquette, celai des fruits et du vin cuit». Il serait surprenant que soient sensibles à cette forme d'humour les viticulteurs du Languedoc, les pêcheurs de Saint-Jean-de-Luz, les producteurs de fruits des Bouches-du-Rhône, pour ne citer que quelques-uns des intéressés, en première ligne des victimes potentielles de ce que l'on nous présente, une fois de plus, comme une victoire!

Belle victoire en vérité, que celle qui consiste à enfoncer un peu plus notre pays dans la crise. Comme le constate également Levaï, «lorsque l'on met deux assiettes de plus à table, les parts sont plus petites». Surtout lorsque les nouveaux convives s'approchent de la table commune avec des assiettes bien creuses: un déficit de la balance des paiements de près de quatre milliards d'ECU, une hausse des prix de 11% en Espagne, 30% au Portugal, et trois millions de chômeurs qui vont venir s'ajouter aux treize millions existant actuellement dans la CEE.

Car on ne peut en rester à l'agriculture, il faut mentionner le rôle dévolu à l'Espagne par les stratèges de Bruxelles dans le domaine de la sidérurgie au moment où l'on exige de notre pays de diminuer encore sa production d'acier. Et que dire du sort de l'industrie automobile quand déferleront sur l'Europe les automobiles fabriquées dans les filiales espagnoles des firmes japonaises et américaines?

«Elargir la CEE, c'est élargir la crise», titrait «l'Humanité» le 3 juillet 1978 à propos de l'entrée de la Grande-Bretagne. Qui pourrait dire que nous ayons eu tort? Qui ne voit que ce qui était vrai alors l'est plus encore aujourd'hui? Alors pourquoi cette course folle à l'élargissement? Pour consolider la démocratie en Espagne et au Portugal? Quelle fable. En quoi le fait de ne pas appartenir à la petite Europe a-t-il entravé le développement démocratique de l'une ou de l'autre de ces deux anciennes dictatures?

Faut-il considérer, comme le fait «le Monde», que le fin du fin de la démocratie soit, avec cet élargissement, de «renforcer la cohésion du camp occidental» et de réduire «le risque d'un référendum négatif sur l'OTAN en Espagne»? Ce journal ne cache pas, au demeurant, que la décision de Bruxelles devrait engager une relance européenne sur le plan stratégique (mise en commun des ressources de défense, donc accès de la RFA à la force de frappe française et participation à la guerre des étoiles), institutionnel (renforcement du rôle de la Commission et suppression du principe d'unanimité qui permet à chaque pays membre de préserver ses intérêts) et politique (l'idée d'un nouveau traité est avancée).

C’est dans cette optique que se situerait sans doute l'initiative «surprise» annoncée par François Mitterrand. L'annonce en avait été faite trop sérieusement pour que l'on puisse s'arrêter à l'idée d'un gadget du genre de celui avancé par l'ex-porte-parole Max Gallo qui préconise dans la revue «Trente jours d'Europe» la création d'un «euroloto»!

Restent donc envisageables la procédure du référendum pour ratifier l'extension, comme ce fut le cas avec l'entrée de la Grande-Bretagne, ou la ratification d'un nouveau traité étendant plus encore les compétences du Parlement de Strasbourg et de la Commission de Bruxelles, dont l'intérêt de politique intérieure serait de déterminer de nouveaux clivages sur fond européen.

En tout cas, de l'Europe des Six à l'Europe des Douze, l'expérience prouve que toute solution de ce genre n'aiderait en rien notre pays à sortir de la crise. Elle y ajouterait simplement de nouvelles limitations à une souveraineté déjà amputée.

C.L.