« Hommage aux juifs hongrois »

L'hommage aux juifs hongrois assassinés

Article paru dans l'édition du 11.05.04

'ÉLARGISSEMENT de l'Union européenne s'accompagne d'une circulation des mémoires à travers l'ensemble d'un continent qui retrouve son histoire commune en même temps qu'elle accueille certains des pays marqués par la « double mémoire » du nazisme et du communisme.

C'est ce qui explique que le soixantième anniversaire du massacre d'une grande partie des juifs de Hongrie en 1944, dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale, fasse à Paris l'objet d'une série de manifestations sous l'égide de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, présidée par Simone Veil. Des événements d'autant mieux venus qu'au moment où la Hongrie rejoint l'Europe, ce pays connaît une poussée de fièvre antisémite, moins liée qu'en France aux soubresauts du conflit israélo-arabe ( Le Monde du 28 avril).

Pour inaugurer ces commémorations, un colloque s'est tenu à la Bibliothèque nationale de France (BNF) le 27 avril. Il rassemblait des historiens, mais aussi des survivants et des enfants de survivants, avides de témoigner d'une histoire rarement évoquée, et parfois déroutés ou déçus par les analyses dégrisées des spécialistes.

Le sociologue Andras Kovacs en a profité pour présenter un état des lieux à partir de deux enquêtes réalisées en 1996 et 2000. Les résultats font apparaître à quel point la non-coïncidence du cheminement des mémoires nourrit l'incompréhension. Ainsi, tandis que 80 % des juifs interrogés estiment que, dans le contexte actuel, affirmer que « les crimes [antijuifs] ne sont pas plus grands que ceux qui ont été perpétrés contre les victimes du communisme » constitue une remarque antisémite, 62 % des résidents non juifs de Budapest ayant fait des études secondaires ou supérieures sont d'un avis contraire. Le décor est posé et l'effet de « concurrence des victimes » joue à plein dans l'ex-bloc de l'Est.

Un effet renforcé par le « grand silence » qui a fait disparaître la Shoah de la scène publique hongroise dès 1948. Pour l'historien Peter Kende, auteur du Défi hongrois (éditions Buchet-Chastel), un tel refoulement relève d'une convergence de facteurs : « Aux yeux des chrétiens, l'arrivée des Soviétiques a rendu caduc le problème. (...) Enfin, les communistes refusaient d'entendre les doléances d'un groupe particulier, en internationalistes qu'ils se voulaient. Ils avaient d'autre part accueilli dans leurs rangs beaucoup d'anciennes «croix fléchées» [fascistes hongrois de Ferenc Szalasi]. »

« DÉSÉMANCIPATION »

Afin de mieux retracer les étapes qui ont amené à briser ce silence, comparable à celui qui fut constaté en France, Susan Suleiman, professeur de littérature comparée à l'université Harvard (Etats-Unis), elle-même d'origine hongroise et auteure de Retours. Journal de Budapest (Bleu autour, 1999), s'est appuyée sur la création artistique. Elle pense que c'est au cours des années 1970 que la mémoire de la Shoah est revenue sous la plume d'une génération d'écrivains ayant connu la persécution en tant qu'adolescents. Parmi eux, le Prix Nobel de littérature 2002, Imre Kertesz, dont Etre sans destin paraît en 1975.

Les années qui ont suivi 1989 ont vu le souvenir bridé se donner libre cours. Mais un jeune écrivain juif hongrois comme Gabor Szanto s'est inquiété à la tribune que la référence à un judaïsme de moins en moins vécu s'arc-boute exclusivement à la mémoire de la Shoah. « J'ai peur qu'à notre génération, à la différence de celle des Konrad qui avaient encore une expérience directe d'une vie juive, nous n'ayons plus qu'une identité négative : le judaïsme ne renvoie qu'à la face sombre de l'existence, être juif cause votre mort », a-t-il averti.

En France, le silence autour des juifs de Hongrie, dont 437 402 ont été déportés à Auschwitz entre le 15 mai et le 6 juillet 1944 sous l'autorité d'Adolf Eichmann, est d'autant plus assourdissant que la référence à la Shoah reste surtout la tragédie vécue par le judaïsme polonais. La séquence hongroise a pourtant constitué, par sa brièveté, le processus d'extermination le plus intensif de la seconde guerre mondiale. Elle s'est, en outre, déroulée au vu et au su des légations étrangères et alors que les Alliés étaient informés de l'existence des camps de la mort.

A la libération de Budapest, il ne restait que 70 000 survivants et une vingtaine de milliers de rescapés. Si l'occupation de la Hongrie par les Allemands a été déterminante pour l'enclenchement de ce processus, l'historien Laszlo Karsai, de l'université de Szeged, a rappelé que la législation antijuive était bel et bien en place avant l'arrivée de la Wehrmacht à Budapest, le 19 mars 1944.

Etrillée par la défaite de 1918 et par les énormes pertes territoriales résultant du traité de Trianon (1920), la Hongrie avait même été pionnière en matière de « désémancipation » des juifs en adoptant, de 1920 à 1928, un numerus clausus limitant l'accès des études supérieures aux « personnes de religion juive ». Le régime du régent Horty pensait ainsi faire payer aux juifs le traumatisme de la « république hongroise des conseils ». Pendant quelques semaines de 1919, les bolcheviks avaient occupé le pouvoir, emmenés par Bela Kun ( « liquidé » par Staline en 1939).

Pourtant, a rappelé le sociologue Viktor Karady, « parmi les victimes de la révolution de 1919, les juifs sont surreprésentés. Le «judéo-bolchévisme» est une invention du régime Horty ». « L'Holocauste n'a pas été le fait que des SS et de la police, mais a requis une large collaboration » locale, estime de son côté l'Allemand Christian Gerlach, auteur, avec un autre historien du génocide, Götz Aly, d'une récente somme sur le sujet ( Das Letzte Kapitel [« Le Dernier Chapitre »], DVA, Stuttgart). La fin du régime communiste, dit-il, a « été l'occasion d'interroger la puissance du nationalisme. Ainsi les perpétrateurs [hongrois] poursuivaient des objectifs nationaux qui n'avaient rien à voir avec les projets nazis », une remarque qui vaut du reste pour d'autres alliés du Reich comme la Roumanie ou la Slovaquie.

Un autre aspect important qui a émergé dans la recherche ces dernières années et qui joue un rôle dans l'explication des événements est la spoliation des juifs grâce à laquelle les Hongrois espéraient couvrir l'énorme coût de l'occupation : « Ce fut une persécution pour l'effort de guerre et non malgré celui-ci », a résumé M. Gerlach, ajoutant encore une dimension à ce que l'historien français Paul Gradvohl, de l'université Nancy-II, a qualifié à juste titre d' « histoire de violence proprement européenne entre Européens ».

Nicolas Weill