« L’Irak et l’Euro »

L'Irak et l'Euro 2004 de football bousculent la campagne des

élections européennes au Portugal

LE MONDE | 03.06.04 | 14h25

Aucun parti ne remet en cause un engagement européen qui a

permis au pays de se reconstruire. Les enjeux, aujourd'hui,

sont la politique sociale du gouvernement et la relation avec

les Etats-Unis.

Lisbonne de notre envoyée spéciale

Contrôles rétablis aux frontières et affiches grand format

prônant "Un effort !" ou "Tous ensemble !" : Lisbonne se

prépare à livrer bataille. Laquelle ? On ne sait pas très

bien. Celle du football, avec, samedi 12 juin, l'ouverture du

championnat d'Europe des nations ? Celle des élections

européennes du 13 juin ? A moins qu'il ne s'agisse surtout de

gagner la bataille de l'abstention.

"Au Portugal l'abstention pour les européennes est toujours

élevée, plus de 60 %. Cette année nous jouons de malchance, en

plus du football, le 10 et le 13 juin sont des jours fériés

!", soupire Carlos Coelho, directeur de campagne du

centre-droit. Sa crainte est partagée par le numéro deux sur

la liste socialiste, Antonio Costa, dont le parti est crédité

d'une légère avance : "Si les gens vont voter, nous gagnons

c'est sûr ! mais, ironise-t-il, comment lutter contre le

pouvoir d'attraction d'un Zidane ou d'un Beckham ?" D'où les

slogans qui mélangent les genres : "Força Portugal !", lance

la majorité gouvernementale ; les socialistes menacent le

gouvernement d'un "carton jaune" et les communistes d'un

"hors-jeu".

Et pourtant, même si seuls 33 % des Portugais se disent prêts

à voter, une majorité (68 %) estiment que ce scrutin est

"important". Car, comme l'explique l'historien José Medeiro

Ferrera, "Ici, l'image de l'Europe est très positive.

"l'Europe avec nous" a été le mot d'ordre aux premières

élections libres en 1975, un an après la fin de la dictature.

Et, en 1986, notre entrée dans la Communauté a été notre

brevet de démocratie et de modernité. Il n'y a qu'à regarder,

tous les progrès accomplis l'ont été avec l'aide de l'UE."

L'aide venue de Bruxelles - l'équivalent de 36 milliards

d'euros de fonds structurels entre 1994 et 2006 -, va se

raréfier pour aller aux pays de l'élargissement. Cette

perspective refroidit-elle l'euro-optimisme portugais ? "Non,

répond M. Medeiro Ferrera, il y a bien une certaine morosité

due aux difficultés économiques, mais on se rend compte que

nous sommes devenus, par rapport aux entrants, les frères

aînés qui doivent accepter qu'il faut se débrouiller seuls".

Ce sentiment a créé un "politiquement correct" tacite. Même

les rares eurosceptiques n'osent pas s'avouer anti-européens,

et tous souhaitent un référendum sur la Constitution. Les

communistes, très critiques, se disent juste "pour une autre

Europe"; le virulent ministre de la défense, idéologue de la

droite, Paulo Portas, obligé à plus de diplomatie après sa

coalition avec le centre au sein de Força Portugal, se dit

"euro-calmé" ; la petite formation d'extrême droite, Nouvelle

démocratie, ne se reconnaît que "euroréaliste".

D'où le glissement des élections sur des thèmes de politique

intérieure qui en font un test pour le gouvernement. Dans son

quartier général où des fresques peintes représentent des

masses de jeunes gens dynamiques en marche (sans doute vers

les urnes), l'ancien ministre des affaires étrangères et

ex-commissaire européen Joao De Deus Pinheiro, tête de liste

de Força Portugal, ne joue nullement les autruches : son but

sera de limiter les dégâts. "C'est inévitable, reconnaît cet

homme affable, on va nous faire payer l'addition de tous les

efforts du gouvernement". A commencer par la lutte impopulaire

contre les déficits publics, qu'il attribue "à la nécessité de

corriger l'héritage terrible des socialistes" qui les avaient

laissé filer bien au-delà des 3 % du PIB prescrits par le

pacte de stabilité.

L'autre épine dans la politique de Força Portugal est la

fameuse photo des Açores, en 2003, où le premier ministre

portugais, Durao Barroso, pose aux côtés de MM. Bush, Blair et

Aznar qui venaient de décider de la guerre en Irak. Or, en

dépit d'un fort attachement atlantiste, 74 % des Portugais

sont favorables au retour des gendarmes envoyés sur place.

"Nous sommes multilatéralistes", explique Joao de Deus

Pinheiro, un peu gêné, qui reconnaît que l'après-guerre a été

un "désastre" "et puis le Portugal se devait d'être aux côtés

de ses alliés, même sans mandat de l'ONU".

Ces arguments ne convainquent guère au PS, dont la liste est

dirigée par l'ancien ministre des finances Antonio Sousa

Franco, un indépendant catholique."Notre stratégie est simple,

explique le numéro deux socialiste Antonio Costa, nous

demandons aux électeurs quelle Europe ils veulent et on leur

montre que la politique du gouvernement au Portugal ne va pas

en ce sens : le chômage a grimpé de 4 % à 6,7 %, on sacrifie

notre Etat social pour être concurrentiels avec le marché

polonais et les Açores ont montré que l'unité de l'UE n'était

plus notre priorité".

Des propos sur lesquels Ana Gomez, ex-diplomate de carrière,

respectée et populaire candidate socialiste, qui ne décolère

pas contre les "néo-libéraux" qui mènent l'UE, ne peut que

renchérir : "Il faut en finir avec le "fondamentalisme"

européen de ce gouvernement ! Même l'Allemagne et la France ne

tiennent pas les critères !". Quant à l'Irak,"dans les gènes

portugais, dit-elle atterrée, il y a toujours eu un équilibre

entre notre engagement européen et notre atlantisme. D'un coup

les gens ont du choisir, ils ne s'y retrouvent plus".

Pelouse, fleurs qui embaument près du Tage et violoniste

virtuose, ce n'est pas une garden party, mais un meeting du

PC. Ilda Figueiredo, députée européenne et tête de liste,

tente elle aussi, en dépit d'une audience du PC en recul, de

rallier les mécontents. Ce jour-là elle s'adresse aux femmes.

L'inégalité entre sexes est criante au Portugal et

l'avortement encore une longue bataille. "Nous ne sommes pas

des nationalistes mais des patriotes européens",

explique-t-elle doucement, en défendant sa position sur une

Europe qui ferait la part belle aux Etats nationaux.

Pourtant, sur ce terrain qui consiste à renvoyer dos à dos les

deux grands partis, le PC a trouvé son maître, le petit parti

du Bloc de gauche. "Gauche caviar" pour les uns ;

"irresponsables" pour les autres, le Bloc fait son bonhomme de

chemin dans les sondages, entre 5 % et 7 % des voix. "Je suis

devenu l'ennemi numéro un des conservateurs et du PC, c'est

bon signe !", lâche sa tête de liste, Miguel Portas, frère

"gauchiste" du ministre de la défense. Son but : "Frapper fort

sur l'UE des marchands et des magouilles comme nous le faisons

au Portugal". Et cet agitateur d'idées de proposer : "Ramenons

les gendarmes d'Irak. Si on doit faire la guerre c'est au

chômage".

Marie-Claude Decamps

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.06.04