« Comment s’exerce la justice »

Comment l'Europe fait la loi

LE MONDE | 12.06.04 | 12h40 • MIS A JOUR LE 12.06.04 | 12h55

Il a fallu près de deux ans de tractations et de batailles

pour que les euro-députés imposent la directive "Fumer tue" à

tous les Etats membres. Itinéraire d'un texte de loi européen.

"Fumer tue", "Fumar mata", "Smoking kills": quel fumeur n'a

pas soupiré ou détourné le regard devant la formule apparue à

l'automne 2003 sur les paquets de cigarettes, lettres noires

sur cadre blanc ?

Certains s'y font, d'autres pas. Mais bien peu savent, sinon

ceux qui fument et enfument partout en Europe, que cet

avertissement est désormais imprimé, à quelques mots près

selon les versions, sur tous les paquets vendus dans l'Union.

Et qu'il trouve son origine dans une récente loi européenne.

Le 15 mai 2001, quand ce texte est adopté par les eurodéputés,

réunis ce jour-là en session plénière à Strasbourg, David

Byrne, le commissaire européen à la santé et à la protection

des consommateurs, exulte."J'aimerais contribuer à réduire le

nombre de fumeurs d'un tiers à moins d'un cinquième de la

population européenne", proclame cet Irlandais, qui s'est

beaucoup battu pour imposer cette directive phare de son début

de mandat. Les tractations ont duré près de deux ans entre le

Parlement, le Conseil et la Commission. Rien d'exceptionnel

dans l'univers bruxellois, même si le texte a suscité une très

forte mobilisation des industriels du tabac et des partisans

de la santé.

La bagarre prend forme en novembre 1999. Réuni au Breydel, le

siège de l'exécutif européen, le collège des commissaires,

présidé par l'Italien Romano Prodi, adopte une proposition de

directive destinée à harmoniser, au sein du marché intérieur,

"la fabrication, la présentation, et la vente des produits du

tabac". Sous cet intitulé bureaucratique, le projet se révèle

être un instrument de lutte contre le tabac, accusé par ses

détracteurs d'être à l'origine de 500 000 morts par an en

Europe. Les grandes lignes du texte ont été élaborées depuis

le milieu des années 1990 dans le cadre des efforts de lutte

contre le cancer. La formule "Fumer tue" figure dans

l'esquisse de directive.

Autre nouveauté, l'exécutif européen entend imposer des

teneurs maximales à chaque cigarette produite dans l'Union :

10 mg pour le goudron et le monoxyde de carbone, 1 mg pour la

nicotine.

Cette proposition n'est qu'au début d'un long parcours

d'obstacles. Il s'agit d'un texte dit de "codécision" dans le

vocabulaire communautaire : il doit être adopté par le

Conseil, où sont représentés les Etats membres, et par les

députés.

Le projet connaîtra son baptême du feu parlementaire au

printemps de l'année 2000. Comme pour chaque projet, une

commission parlementaire, en l'occurrence celle de

l'environnement, de la santé publique et de la protection des

consommateurs, est saisie sur le fond. Ses membres vont

piloter le travail du Parlement, sous la houlette d'un

rapporteur, Jules Maaten. A moins de 40 ans, pour son premier

mandat, ce député libéral néerlandais deviendra vite

incontournable. C'est un homme favorable à la cause de la

santé publique, qui n'a pourtant jamais fermé la porte de son

bureau aux fabricants de cigarettes.

Sous l'influence des écologistes et des libéraux, la

commission de l'environnement cherchera à renforcer le projet.

Très favorables au "Fumer tue", Jules Maaten et ses collègues

vont chercher à agrandir la taille des fameux avertissements.

David Byrne a déjà proposé de les porter à 25 % au recto des

paquets, contre 4 % jusqu'ici. Jules Maaten veut aller plus

loin : "Des études révèlent que la moitié au moins des

personnes qui fument souhaitent être mieux informées des

conséquences du tabagisme ou des moyens de cesser de fumer et

que le paquet est l'instrument de communication le plus

direct", répète le député néerlandais. La commission

environnement va aussi proposer de durcir l'interdiction des

mentions "light", "pauvres en goudrons", "mild", qui

induisent, selon elle, les fumeurs en erreur.

"Ces propositions sont importantes, car elles conditionnent

les négociations entre les groupes politiques, et orientent le

vote des centaines de députés qui ne sont pas censés maîtriser

à fond le dossier", dit Didier-Claude Rod : lors d'une

réunion, cet écologiste français se souvient avoir proposé de

porter les avertissements à 60 % pour que M. Maaten apparaisse

en position médiane.

En séance plénière, le 14 juin 2000, les députés adopteront le

rapport du Néerlandais, mais le Parlement est divisé :

certains élus sont très sensibles aux arguments de l'industrie

du tabac. Saisie pour avis, la commission de l'industrie a

ainsi cherché à diminuer la portée du texte. Ses membres

s'inquiètent pour la prospérité de la filière tabac dans

l'économie européenne, dont dépendent des dizaines de milliers

d'emplois. Rapporteur sur le sujet, Werner Langen, député

conservateur allemand (PPE), met en garde contre la

"bureaucratie supplémentaire" que va susciter, à ses yeux, la

nouvelle législation.

L'opposition d'Ana Palacio - qui deviendra plus tard chef de

la diplomatie espagnole - est encore plus tranchée : la

commission qu'elle préside, celle des affaires juridiques,

rejette le texte pour "défaut de base juridique". Sous couvert

d'harmoniser le marché intérieur, le projet s'inscrit, à ses

yeux, dans un domaine de compétence des Etats membres, la

protection de la santé. Il n'aurait donc pas lieu d'être au

niveau européen.

Un coup de théâtre viendra conforter cette analyse : en

octobre 2000, la Cour de justice européenne casse une

précédente directive, votée en 1998 pour bannir la publicité

pour les cigarettes. Les juges considèrent que l'Union a

outrepassé ses compétences. Très vite, leur veto va inciter

deux des principaux producteurs mondiaux de cigarettes,

British American Tobacco (BAT), et Imperial Tobacco, à

contester le projet de loi en cours d'examen. Sans succès,

puisque les magistrats de la Cour de justice confirmeront sa

validité. Leur arrêt ne sera toutefois pas connu avant

décembre 2002, soit longtemps après l'adoption de la nouvelle

législation !

Néanmoins, la menace d'un nouveau désaveu de la Cour pèsera

tout au long des débats. "Notre problème a été de maintenir la

directive dans le champ du marché intérieur. Les députés, dont

M. Maaten, croyaient parfois renforcer le texte en faveur de

la prévention et de la santé. Sur le fond, on aurait pu être

d'accord, mais leurs propositions affaiblissaient la base

juridique, en déplaçant le point d'équilibre de la directive

vers le domaine de la santé", raconte John Ryan, le

fonctionnaire chargé du dossier à la Commission : placé en

position d'arbitre, ce chef d'unité de la direction santé

s'est ainsi opposé, contre l'avis du Parlement, à

l'interdiction immédiate d'additifs, comme l'ammoniaque, dans

les cigarettes. Il préférera demander aux fabricants

d'indiquer les ingrédients et leurs effets éventuels sur la

santé humaine. Après le Parlement, c'est au tour du Conseil,

composé des Etats membres, de prendre position. Les ministres

de la santé se penchent sur la proposition, modifiée par la

Commission pour mieux tenir compte des vœux du Parlement, en

juin et juillet 2000. Or cette directive sur le tabac divise

les représentants des gouvernements. Plusieurs pays, dont la

France, la Belgique, les Pays-Bas, et les pays scandinaves

vont chercher à durcir le projet. La Grèce et l'Italie seront

plus prudentes ; la Grande-Bretagne plus opportuniste,

tiraillée entre les exigences de santé publique et les

intérêts de ses fabricants de cigarettes.

Un pays freine des quatre fers : l'Allemagne, où la plupart

des partis politiques sont financés par les fabricants de

cigarettes, votera fin juillet 2000 contre ce que les

fonctionnaires appellent "la position commune" du Conseil - le

Luxembourg, l'Espagne, et l'Autriche vont s'abstenir. Le

gouvernement Schröder ne veut pas de la formule choc "Fumer

tue". Il obtient une version moins agressive en langue

allemande ("Fumer peut tuer", "Rauchen kann tödlich sein"),

car, expliquent ses diplomates, tous les fumeurs ne meurent

pas du tabac... "Au départ, les Allemands ne voulaient même

pas changer l'avertissement utilisé à l'époque : "Nuit

gravement à la santé"", se souvient Alain Lefebvre, un des

négociateurs français. "Quand nous leur avons expliqué que les

jeunes des banlieues s'inspiraient de l'expression pour

surnommer les cigarettes "nuigravs", tout le monde a souri, et

ils ont commencé à plier."

Même la typographie des caractères pour les avertissements ou

la densité du noir se négocient. Le Conseil est d'avis que la

taille exigée par le Parlement est excessive. Chaque pays

entend par ailleurs imposer ses vues sur les messages

secondaires, des formules un peu plus longues qui doivent être

apposées au verso des paquets. Une cinquantaine de phrases

chocs seront proposées ; quatorze, retenues. Ainsi, les

Britanniques mettent-ils en avant les travaux de leurs

scientifiques pour valoriser l'avertissement auquel ils

tiennent : "Fumer peut diminuer l'afflux sanguin et provoque

l'impuissance."

Une chose au moins rapproche Parlement, Conseil, et Commission

: en coulisse ou au grand jour, ces trois institutions sont

soumises à de multiples pressions. Le lobby du tabac, mais

aussi ses adversaires se déchaînent. Séminaires, dîners,

visites d'usine proposées aux parlementaires, coups de fil,

e-mails, rien n'est laissé au hasard. "Pour chaque texte, il

existe une quinzaine de personnes-clés qu'il faut à tout prix

approcher au Parlement", explique Antonella Pederiva,

secrétaire générale de la Confédération des fabricants de

cigarettes de l'Union européenne (CECCM), dans son bureau de

l'avenue Louise. Les contacts se multiplient avec M. Maaten,

bien sûr, mais aussi avec les shadow-rapporteurs, désignés par

les familles politiques rivales de celle du rapporteur. Les

industriels chercheront, sans grand succès, à obtenir des

dérogations pour les produits exportés, afin qu'ils puissent

échapper aux teneurs maximales.

Juste avant l'examen, crucial, en deuxième lecture, le 13

décembre 2000, des dizaines de lobbyistes pro-tabac tentent

encore, aux portes de l'hémicycle strasbourgeois, de

convaincre les députés. "Il est très difficile d'être entendu

par des élus sur un sujet aussi émotionnel que le tabac ; et

les politiques ont aussi du mal à plancher sur des

propositions techniques", dit le directeur des relations

institutionnelles d'un fabricant européen. A ce moment-là, les

parlementaires réintroduisent dans le texte une partie des

amendements rejetés par le Conseil. Ils reviennent en

particulier à la charge sur la taille des avertissements.

"Contrairement à ce qui arrive parfois, les lignes de clivage

n'ont été ni vraiment nationales, ni vraiment partisanes,

chaque député avait son avis sur la question ; et la plupart

des formations étaient divisées", dit Luk Joossens, l'une des

bêtes noires des industriels du tabac. Très actif à l'époque

pour la Ligue européenne contre le cancer, il a conservé dans

ses tiroirs les brochures distribuées en anglais, français et

allemand aux députés : une tête de piranha orne la couverture.

"A droite comme à gauche, les Allemands ont fait bloc avec

leur gouvernement, sauf du côté des écologistes", renchérit

Françoise Grossetête (UMP/PPE) : en visite à Berlin, cette

députée française, favorable au texte, raconte avoir évité un

dîner offert au Bundestag... par Philip Morris, le numéro un

mondial (Marlboro).

A l'issue de la deuxième lecture, une partie des divergences

demeure entre le Parlement et les ministres de la santé. Une

ultime procédure de conciliation est donc lancée pour se

mettre d'accord. Réunions, navette de la Commission entre le

Parlement et le Conseil, elle s'achèvera le 28 février 2001,

au cœur de la nuit, dans l'imposant bâtiment du Parlement,

cette fois à Bruxelles. Le Conseil refuse toujours d'accoler

des messages sur les distributeurs de cigarettes, contre une

recommandation des députés. On se met d'accord pour que les

avertissements occupent 30 % du recto et 40 % du verso des

paquets.

Surtout, vers 3 heures du matin, les élus remportent une

victoire inattendue : les capitales auront la possibilité fin

2004 d'imposer la publication, sur les paquets de cigarettes,

de photographies en couleurs mettant en garde contre les

dégâts du tabac. "Le compromis est typique de ce genre de

conciliation : peu favorable aux images chocs, la Commission

européenne obtient que les clichés seront choisis sur une

liste commune, établie par... ses soins. Afin d'obtenir l'aval

des pays les plus réticents, la mise en place des photos est

optionnelle", raconte Roger Chadwick, un administrateur auprès

du groupe libéral du Parlement, très actif tout au long du

processus.

A ce stade, la directive sur les produits du tabac est proche

du but. Les députés voteront le texte le 15 mai 2001. Le

Conseil entérine à son tour le compromis en juillet. Berlin

est, avec Vienne et le Luxembourg, l'une des trois capitales à

s'abstenir. Dernier rebondissement, le gouvernement Schröder

annonce aussitôt son intention de saisir la Cour. Mais son

recours a été déposé... un jour après la fin du délai légal.

Jules Maaten et ses collègues se demandent encore si ce retard

était accidentel ou calculé.

Désormais, la voie est libre. Dents noircies, poumons

goudronnés, les photos chocs devraient bientôt venir compléter

le "Fumer tue" dans les Etats qui le souhaitent.

Philippe Ricard

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 13.06.04