« Le pouvoir »

Européennes 2004

La logique des décisions communautaires dépasse de très loin

l'entendement du citoyen européen

Bruxelles, un pouvoir bien trop lointain

Bruxelles : de notre correspondant Pierre Avril

[03 juin 2004]

L'Europe ne fait plus recette. Depuis quelques semaines, ce constat

pessimiste alimente une intense activité éditoriale. A quinze jours

des élections, sur lesquelles plane la menace d'une abstention

massive, livres et rapports s'accumulent et se penchent sur ce mal

diffus dont souffrirait l'Union. Trop distante des citoyens, elle

accuserait un irréductible «déficit démocratique».

Elle se fabrique «sans les peuples», accuse le député souverainiste

français, Georges Berthu (1). Elle est en «panne de projet», se

lamente le commissaire européen, Pascal Lamy (2). «Elle peut

disparaître par rejet de ses citoyens», redoute le socialiste

Dominique Strauss-Kahn. A travers sa tentative érudite «d'audit

démocratique» de l'Union (4), l'universitaire Christopher Lord ne

fait finalement que conforter le jugement de ses compatriotes

britanniques : l'Europe ressemble à un informe magma bureaucratique.

Il y a seulement deux semaines, celle-ci donnait une démonstration

éclatante de sa capacité à dérouter les citoyens : le Parlement

européen, censé incarner le visage démocratique de l'Union, avait

voté contre un projet emblématique de la commission relatif à la

lutte antiterroriste. Conçu à la demande des autorités américaines à

la suite des attentats du 11 septembre, ce texte rend obligatoire la

transmission aux douanes américaines d'une liste d'informations

personnelles relatives aux passagers aériens atterrissant sur le sol

américain, et en particulier leur numéro de carte de crédit.

A deux reprises, donc, une majorité de députés, y compris des

parlementaires de l'Est réputés atlantistes, ont jugé le texte

liberticide et préféré attendre que la Cour de justice statue sur sa

conformité à l'égard du droit communautaire. Or, ignorant l'avis des

députés, même si celui-ci n'avait pas de valeur normative, la

commission vient dans l'urgence, de promulguer ce texte, sans même

attendre la décision des sages du Luxembourg. Au nom de la fluidité

du marché intérieur.

Morale de l'histoire : la logique des décisions communautaires

dépasse de très loin l'entendement du citoyen européen, dès lors que

celui-ci – ce qui est d'ailleurs l'exception – distingue les

pouvoirs des trois piliers institutionnels de l'Union. «L'électeur

les perçoit comme des institutions très lointaines utilisant des

langages incompréhensibles», observe l'eurodéputé socialiste

espagnol Raimon Obiols, qui fait campagne en Catalogne. Bien que

relativement dépourvu de pouvoirs, le Parlement fait légèrement

exception à la règle, puisque selon le dernier eurobaromètre, 53%

des citoyens lui «font confiance», loin devant la commission (48%)

et le Conseil des ministres (environ 38%). Aussi nébuleux fut le

long processus diplomatico-juridico-scientifique qui a conduit la

Commission européenne, cinq ans après l'instauration par les Etats

membres d'un moratoire sur les OGM, à autoriser la mise sur le

marché d'un maïs transgénique, alors que deux tiers des citoyens s'y

déclarent hostiles.

Ce constat d'un «déficit démocratique» n'est pas nouveau. Le concept

figure dans le glossaire officiel de l'Union européenne et les

travaux de la convention avaient pour ambition de le combler. Mais,

à la suite de l'élargissement et avec la possible adhésion de la

Turquie, l'interrogation prend carrément un tour existentiel.

Et si le mouvement de l'Europe s'était définitivement emballé, hors

de tout contrôle démocratique ? C'est évidemment la thèse favorite

des souverainistes. «Avec l'adoption de la Constitution, ce sera

sans doute pire», pronostique Georges Berthu. Ce projet poursuit sur

une lancée supranationale qui l'éloigne mécaniquement du sentiment

populaire.» L'urgence, pour les eurosceptiques, consiste donc à

rapatrier les pouvoirs de Bruxelles vers les capitales. Pour les

«fédéralistes» au contraire, partisans de plus d'intégration, ce

diagnostic est erroné.

«Il existe une demande d'Europe, mais un fossé se creuse entre ces

attentes et ce que l'Europe est en mesure d'offrir», explique Pascal

Lamy. Déçu par l'inconstance des Etats membres, le commissaire en

veut pour preuve les sondages d'opinion qui indiquent de manière

constante qu'environ deux tiers des citoyens sont favorables à une

politique étrangère commune. 65% d'entre eux (79% chez les 10)

souhaitent par ailleurs une politique de défense commune. Mais, en

retour, ils constatent que l'Union se déchire à propos de l'Irak. De

même, placent-ils l'emploi et l'immigration au premier rang des

priorités de la campagne, autant de domaines, dans lesquels l'Union

a peu ou pas de compétences, ou se montre peu efficace. «Les

citoyens veulent que l'Europe du chocolat (directive sur la teneur

en beurre de cacao, NDLR), fasse la place à une Europe de la

diplomatie», explique Gilles Savary, candidat en Ile-de-France. «Ils

sont ambivalents, nuance un expert belge des questions européennes.

Ils veulent les bénéfices de l'intégration européenne, mais sans les

contraintes.»

Afin de réhabiliter l'Europe, les parlementaires «fédéralistes»

réclament plus de pouvoir. Et ne manquent pas de propositions :

placer au coeur de la campagne des européennes l'élection du

président de la Commission ; instaurer des élections transnationales

; élire des députés communs à plusieurs pays ; créer d'authentiques

partis politiques européens.

«Les institutions doivent s'insérer dans un «théâtre» politique, qui

répercute les débats et anime la vie publique européenne», résume

Dominique Strauss-Kahn. «La communication sur l'Europe est de

mauvaise qualité, mais ce n'est pas en embauchant un consultant

lambda qu'on va résoudre le problème», relativise Pascal Lamy. Qu'il

soit souverainiste ou fédéraliste, chacun se rend compte que

l'Europe de Jean Monnet, qui, à défaut d'avoir entrepris

l'intégration politique, a si bien réalisé le marché intérieur et

l'Union monétaire, est aujourd'hui à bout de souffle.

(1) L'Europe sans les peuples (François Xavier de Guibert). (2) La

démocratie monde (Seuil). (3) Construire l'Europe politique (rapport

de la Commission européenne). (4) A democratic audit of the European

Union.