« Jeune parlement »

L'état de l'union

L'âge ingrat de l'eurodéputé

La classe politique européenne est encore

embryonnaire, mais ce mandat est de plus en plus

prisé.

Par Nathalie DUBOIS

lundi 07 juin 2004 (Liberation - 06:00)

Jeunes loups aux dents longues et dinosaures en

bout de course cohabitent au Parlement européen.

Etrange tribu faite pour deux tiers d'hommes et

un tiers de femmes que l'anthropologue Marc

Abélès décrit dans sa Vie quotidienne au

Parlement européen comme une espèce de «mutants,

mi-politiques, mi-experts». A Strasbourg ou

Bruxelles, ils s'immergent «dans un bouillon de

culture européen, dont tous sortent transformés,

convertis à la logique du compromis qu'impose le

système communautaire», s'amuse le politologue

Olivier Costa, enseignant au collège d'Europe à

Bruges. Cette «Assemblée d'étrangers», comme

l'anticipait suspicieusement le général de

Gaulle, serait-elle devenue le creuset d'une

véritable classe politique européenne ?

Olivier Costa n'y croit pas : «Pour qu'elle

existe, il faudrait un Etat et un espace public

européens, ainsi que des possibilités de

carrière politique européenne, ce qu'on n'aura

pas avant longtemps. En revanche, cette

assemblée délibérante est un lieu crucial

d'européanisation des classes politiques

nationales.» Pour les quelque 150 partis de 25

pays qui y siègent, c'est une plongée dans

l'intimité de l'Europe, mais aussi l'occasion

«d'un brassage des idées, d'un décloisonnement

des espaces politiques nationaux». Longtemps,

Strasbourg fut un purgatoire, voire une

punition, pour politiques en disgrâce.

Aujourd'hui, le mandat européen est de plus en

plus prisé.

«Emmerdeurs». «A Sciences-Po, chez les jeunes

tentés par la politique, l'investissement

européen devient très important», constate Marc

Abélès. A l'université libre de Bruxelles, le

politologue Pascal Delwit constate «une

professionnalisation des eurodéputés» et définit

«trois profils fréquents d'eurodéputés : les

jeunes qu'on lance se faire les dents pour une

législature, la catégorie des battus qu'on

recase, des emmerdeurs qu'on exile ou des grands

leaders en fin de carrière type Mario Soares,

Roy Jenkins ou Wilfried Martens. Enfin, les

experts qui ont choisi de s'investir dans

l'Europe plutôt que dans une ambition nationale,

comme l'Espagnol Baron Crespo, les Allemands

Pöttering et Cohn-Bendit ou le Français

Bourlanges». Souvent marginaux dans leur propre

parti, ce sont ceux-là qui pèsent le plus au

Parlement européen. Une stratégie

d'enracinement, dont l'Allemagne est championne

: neuf de ses hommes et femmes siègent ainsi

depuis un quart de siècle à Strasbourg, quand la

France n'a qu'un seul exemple de constance, le

communiste Francis Wurtz.

Vieux routiers. Les partis allemands y ont une

véritable «stratégie d'influence», qui les a

conduits à développer «une pratique fondée sur

l'exercice de trois mandats» : le premier pour

apprendre, le deuxième pour agir, le troisième

pour transmettre aux nouveaux venus, souligne

avec envie le récent rapport du député Jacques

Floch sur «la présence de la France en Europe»

(qu'il trouve insuffisante). Dans le Parlement

sortant, on ne trouve que 3 % de Français chez

les vieux routiers alignant plus de trois

mandats, quatre fois moins que chez les

Allemands, deux fois moins que chez les

Britanniques...

Méconnu de ses électeurs, l'eurodéputé reste

dédaigné par ses pairs nationaux. «Il n'y a qu'à

voir sa place très basse dans le rang

protocolaire, après le préfet et l'archevêque»,

ironise Olivier Costa, regrettant qu'avec

l'Italie la France donne «le plus mauvais

exemple» (Libération d'hier). Erreur

d'appréciation d'autant plus dommageable que le

Parlement n'a cessé de gagner en envergure. «De

1987 à 1992, pour préparer le Marché unique, il

a produit au kilomètre de la norme, des balais

de WC aux vélos d'enfant», admet Costa.

Aujourd'hui, souligne Abélès, «les thèmes qu'il

traite sont devenus des thèmes politiques de

premier plan. En se saisissant des questions du

développement durable ou de l'écologie, les

eurodéputés ont prouvé qu'ils étaient des

défricheurs».

Organe. Leur agenda, dix fois plus chargé que

celui des parlements nationaux, pâtit de son

haut niveau de technicité, difficile à

médiatiser. D'autant que l'enceinte n'a jamais

fonctionné sur le mode parlementaire classique

d'un combat entre majorité et opposition. Il s'y

invente une nouvelle forme de démocratie, basée

sur la recherche du compromis par-delà les

multiples clivages à l'oeuvre, droite-gauche,

clivages nationaux, pro- et anti-UE... Signe que

ce Parlement est perçu comme un organe de plus

en plus politique, l'européanisation des partis

va bon train, du côté des écologistes ou des

communistes. Les Verts montrent la voie, avec,

cette année, pour la première fois, des

affiches, des slogans et des thèmes de campagne

communs. En attendant de vraies listes

transnationales, encore utopiques.