« Fraudes au Parlement »

Eurodéputés : prime à la fraude commune

Pour «compenser» les disparités de salaires, un

curieux système d'indemnités a été instauré.

Par Jean QUATREMER

mardi 01 juin 2004 (Liberation - 06:00)

Bruxelles (UE) de notre correspondant

Depuis quelques années, la chasse à l'eurodéputé

est un sport à la mode : absent, grassement

payé, fraudeur, inutile, il cumule toutes les

tares. Sur sa une du 24 mai dernier,

l'International Herald Tribune titrait : «Primes

au Parlement européen : un système hors de

contrôle ?» Et le quotidien américain, publié et

distribué dans toute l'Europe, de souligner que

«les députés peuvent arrondir leur salaire de

100 000 euros par an» grâce à la batterie

d'indemnités dont ils bénéficient.

Veto allemand. Ce long article, qui laisse

entendre que la fraude est généralisée, a fait

mal en pleine campagne électorale : «Cela

devient une habitude de nous taper dessus. Les

premières questions qu'on me pose dans les

meetings c'est : alors, vous vous en mettez

plein les poches et vous ne faites rien ?», se

désole la Française Marielle de Sarnez (UDF). En

Autriche, un député européen sortant, l'ancien

socialiste Hans-Peter Martin, qui s'est fait une

spécialité de dénoncer, pas toujours à propos,

les abus de ses collègues, se présente même avec

pour unique programme la moralisation du

Parlement de Strasbourg. Il est crédité de plus

de 10 % des intentions de vote...

Dans ce portrait à charge, tout n'est, à vrai

dire, pas faux : le système des indemnités

permet effectivement des fraudes. Il a même été

prévu pour ça. Choquant ? En partie seulement.

Car tout le monde fait mine d'oublier que les

députés n'ont d'européen que le nom. Non

seulement ils sont élus dans leur pays respectif

(sauf à de trop rares exceptions), mais encore

ils n'ont pas de statut unique. Chaque élu

dépend donc, pour sa rémunération ­ et ses

impôts ­, de son pays d'élection. Un eurodéputé

élu en France est payé par l'Assemblée nationale

française comme un député national. Résultat :

des disparités choquantes.

Dans l'Union à quinze, l'écart de salaires

allait de 2 723 euros brut par mois (sur

quatorze mois) pour les Espagnols à 12 007 euros

pour les Italiens. Dans l'Union à vingt-cinq,

l'écart passe de 1 à 16avec, tout au bas de

l'échelle, des députés hongrois payés à peine

761 euros par mois, soit moins qu'un huissier du

Parlement européen...

Ce sont les Etats qui portent la responsabilité

de cette situation ubuesque où, à travail égal,

les députés européens n'ont pas droit à un

salaire égal. Après avoir longtemps tergiversé

sur le montant du salaire à leur accorder, les

Quinze ont finalement rejeté, le 26 janvier

dernier, à l'instigation de l'Allemagne, une

proposition de statut unique qui recueillait

pourtant un large consensus. Gerhard Schröder a

pris peur face à une campagne lancée par le

quotidien populaire Bild Zeitung qui dénonçait

le montant plantureux de la rémunération prévue

: 9 037 euros brut par mois. Une belle somme

certes, mais qui n'est que la moitié du salaire

d'un juge à la Cour de justice européenne.

La France, qui ne refuse rien à l'Allemagne,

l'Autriche, elle aussi sous pression populiste,

et la Suède, qui voulait que les eurodéputés

payent les impôts nationaux, ont tous les trois

soutenu le veto allemand. Les députés européens

les plus mal payés vont donc continuer à tirer

le diable par la queue, au moins jusqu'en 2009,

puisqu'un éventuel statut unique ne pourrait

s'appliquer qu'à la prochaine législature.

C'est là qu'interviennent les fameuses

«indemnités». Afin de «compenser» ces

différences salariales, les députés européens se

sont accordés dès l'origine de grasses

«rémunérations» annexes : 3 700 euros par mois

pour leurs frais généraux, 3 652 euros par an

d'indemnité de voyage hors travaux du Parlement,

262 euros par jour de réunion (frais d'hôtel, de

taxi et de restaurant) et 12 576 euros par mois

de secrétariat. A cela s'ajoutent de généreux

remboursements au forfait des frais de voyage

qui peuvent permettre au député de toucher

jusqu'à dix fois le prix réel du billet...

Se gaver davantage. L'idée, curieuse, est de

permettre «aux députés les plus pauvres de s'y

retrouver, comme l'explique Gérard Onesta,

vice-président (vert) du Parlement, qui a mené

la bataille pour la réforme du système.

L'insupportable est que cela a aussi permis aux

plus riches de se gaver davantage.» On peut

effectivement se demander pourquoi le Parlement

n'a pas tout simplement décidé d'attribuer un

salaire complémentaire aux députés touchant

moins que le salaire médian. Sans doute tout le

monde avait envie d'aller à la soupe...

Très logiquement, puisqu'il s'agissait d'un

«salaire» déguisé, ces indemnités n'ont

longtemps fait l'objet d'aucun contrôle.

Finalement, sous la pression de l'opinion

publique et des Etats, le Parlement européen a

mis en place, sous la législature qui s'achève,

un contrôle de l'indemnité de secrétariat afin

de s'assurer qu'elle servait bien à payer un ou

plusieurs assistants (sans garantie en revanche

sur leur travail réel). De même, le per diem

n'est versé que si le procès-verbal de présence

est signé chaque jour, et l'indemnité de frais

généraux est réduite de moitié en cas de

présence inférieure à 50 % des jours de

sessions.

Deux villes chères. Le Parlement, après avoir

fait longtemps la sourde oreille, s'est même

engagé à passer aux frais réels si le statut

unique des députés était voté...

On peut imaginer ce qui va se passer avec les

députés des nouveaux Etats membres qui vont bien

devoir vivre à Bruxelles et à Strasbourg, deux

villes chères, avec un salaire jusqu'à seize

fois inférieur à celui de leurs collègues

italiens... La chasse à l'euro-député fraudeur ­

même si c'est par nécessité pour les plus

pauvres d'entre eux ­ a donc encore de beaux

jours devant elle.