Introduction

Vincent est le fils d’une enseignante d’histoire-géographie/français en LP et d’un pompier. Il décrit ses parents comme forts lecteurs de récits historiques, de presse (journal national et magazines) et de bandes dessinées. Il prend plaisir à montrer les diverses bibliothèques de sa maison : dans le couloir, il y a les bandes dessinées, dans le salon les récits historiques, les encyclopédies et autres ouvrages de référence sont rangés dans une bibliothèque qui couvre tout un mur, dans le bureau de sa mère, on trouve des manuels et les œuvres littéraires qu’elle fait étudier à ses élèves, dans les chambres, les « livres personnels ». Vincent garde ainsi dans un petit meuble des romans, des magazines, des bandes dessinées, ses manuels, des ouvrages de référence et des partitions pour harpe.

Par ailleurs, Vincent raconte avoir su lire tôt et avoir apprécié précocement la lecture de fiction. Il feuillette depuis son plus jeune âge les bandes dessinées franco-belges de son père. Il se remémore avec plaisir les romans de Jules Verne et d’Italo Calvino, livres de jeunesse de ses parents, conservés dans la maison de campagne : il évoque sa proximité avec les personnages, sa participation aux aventures. Vincent apprécie le comique des pièces de Molière, s’amusant de ces personnages qui se pensent « supérieurs » et finissent par « se faire avoir ». La scolarité – voire la profession – de ses parents, l’importance du « capital culturel objectivé » au domicile et ses évidentes « acquisition » et « incorporation », les échos de sa scolarité passée, laissent supposer une aisance de Vincent dans l’appréhension des textes littéraires au moment de l’enquête. Pourtant, il peine à réaliser seul une étude littéraire de L’Albatros et exprime un agacement devant la récupération par Baudelaire de la réalité des oiseaux.

En fait, ses souvenirs des cours de français au collège indiquent une initiation minime aux savoirs et savoir-faire spécialisés. En seconde, la mobilisation des savoirs littéraires attendue plus systématiquement le confronte donc à des situations auxquelles il est peu préparé. De plus, par une lecture répétée d’encyclopédies et de magazines ornithologiques, par l’observation régulière d’oiseaux lors des vacances dans la maison de campagne ou, plus récemment, lors de randonnées organisées par une Maison de l’environnement, Vincent a non seulement construit un goût et un intérêt pour les oiseaux, mais aussi des compétences pour leur observation et leur appréhension scientifique-naturaliste.

Cristallisant l’opposition d’habitudes lectorales extra-scolaires aux attendus scolaires, le poème de Baudelaire empêche Vincent de mobiliser à son endroit des savoirs et savoir-faire littéraires encore fragiles.

C’est notamment pour rendre raison de telles situations que la présente recherche a construit comme objet d’étude la constitution et la mise en œuvre des habitudes de lecture en relation avec les contextes de lecture. On s’inscrit de la sorte dans le prolongement des travaux historiques et sociologiques autour de la lecture expliquant la variation sociale des textes lus et des appropriations qui en sont faites et montrant qu’une étude interne des textes ne peut suffire à la compréhension des réceptions. Les travaux de sciences sociales ont souligné les effets des mises en imprimé des textes et de leurs circuits de distribution sur leurs appropriations. Ils ont pointé également les variations des appropriations selon les caractéristiques sociales des lecteurs (sexe, profession, niveau ou filière d’études, expérience biographique...). Dans ces travaux, les caractéristiques synthétisent des parcours sociaux et scolaires (ou des processus de production et de distribution des textes). Cette étude permettra d’étudier les processus que ces variables synthétisent.

Différentes enquêtes invitent à un examen circonstancié des liens entre lectures adolescentes et scolarité. En effet, les travaux sociologiques pointent depuis longtemps l’institution scolaire comme lieu d’acquisition et d’intériorisation de la valeur sociale de la lecture, de certains textes, d’une certaine façon de lire, parfois au prix de la constitution de sentiments d’indignité culturelle et de la dévalorisation de lectures personnelles différentes de celles enseignées 1 . Mais, constatant « la baisse de la lecture chez les jeunes en cours de scolarisation et chez ceux qui ont obtenu un diplôme intermédiaire » (les populations les plus fortes lectrices dans les années 1960), F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot 2 mentionnent deux pistes interprétatives réinterrogeant les liens entre école et lecture. D’un côté, la concurrence de la culture « littéraire » par une « culture technique ou scientifique » au sein de l’institution scolaire aurait des répercussions dans la « hiérarchie des préférences des élèves ordinaires (c’est-à-dire ni les meilleurs, toujours attachés à la lecture, ni les moins bons toujours éloignés de cette pratique) ». D’un autre côté, « un effet pervers d’une trop forte concentration de la pédagogie scolaire sur le livre » : la scolarisation des livres de loisirs entraînerait sa « moindre attraction » auprès des élèves en « marquant encore plus le livre du côté de l’école et de la culture ». Pour leur part, C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez mettent en évidence l’évolution des pratiques de lecture avec l’avancée dans le cursus scolaire (durant quatre années couvrant collège et lycée) du point de vue des textes lus et des façons de lire 3 . L’institution scolaire apparaît donc centrale pour qui souhaite étudier la constitution d’habitudes lectorales. Néanmoins, comme l’indique le cas de Vincent, on ne peut s’y limiter.

C’est pourquoi cette recherche vise à analyser la constitution scolaire et extra-scolaire des habitudes de lecture ainsi que les relations entre habitudes lectorales et contraintes contextuelles scolaires et extra-scolaires. Elle inscrit ainsi une sociologie de la lecture, attentive aux variations sociales des pratiques de lecture (catégories de textes lues et façons de lire), dans une sociologie de la socialisation. La distinction des habitudes de lecture et des sollicitations lectorales, utile pour l’analyse, ne renvoie pas à deux réalités opposées. En effet, les habitudes constituées sont le produit de sollicitations contextuelles passées, intériorisées. Les lectures effectives sont, elles, des réactions à des sollicitations lectorales présentes (conseils familiaux ou amicaux, exigences scolaires, incitations promotionnelles, etc.) à partir d’habitudes de lecture constituées.

La recherche répond aussi aux questions d’une sociologie de l’éducation particulière, attentive aux savoirs et savoir-faire constitués par les élèves, non circonscrite aux murs de l’école et se donnant pour « tâche [l]’analyse sociogénétique des processus de construction des individus » 4 ou de telle ou telle de leurs habitudes. On entend ainsi éclairer sociologiquement les difficultés ou au contraire les aisances des élèves face aux sollicitations scolaires, par la constitution des habitudes de lecture. On entend aussi rendre raison des écarts parfois constatés entre les pratiques scolaires (ou objectifs institutionnels en matière de lecture) et les pratiques extra-scolaires, elles-mêmes réactions à des sollicitations lectorales, des sollicitations extra-scolaires.

Le chapitre 1 pose les fondements théoriques et méthodologiques généraux de la recherche. On s’attache à évoquer différentes approches en sociologie de la lecture (distribution sociale des pratiques et approches en réception), et à construire l’objet de la recherche. On discute notamment les notions, largement convoquées en sociologie de la lecture, de « perception esthétique » et de « perception éthico-pratique » élaborées par P. Bourdieu et utilisées dans La Distinction. On revient aussi sur les liens entre mode d’acquisition des habitudes et habitudes constituées. On explicite enfin les hypothèses de la recherche découlant d’une compréhension des pratiques à partir de la saisie des habitudes constituées et des sollicitations contextuelles.

Un dispositif d’enquête a été élaboré pour répondre au projet de la recherche, à la construction de l’objet et aux hypothèses. Il s’appuie sur des entretiens effectués avec 77 adolescents des deux sexes, aux origines sociales variées, et élèves de seconde d’enseignement général. A partir de la description de pratiques ou situations concrètes, on les a amenés à évoquer leurs lectures tant scolaires qu’extra-scolaires (textes lus, façons de lire, satisfactions lectorales, conditions de lecture, etc.), les diverses sollicitations lectorales auxquelles ils sont et ont été confrontés depuis leur enfance (conseils, mises à disposition, lecteurs côtoyés...) et leurs réactions. Par ailleurs, on a collecté leurs copies de français (lycéennes), réalisé des entretiens avec leurs enseignants de français et observé leurs cours. Pour chaque étape du cursus scolaire, on a étudié les Instructions officielles en matière de lecture en vigueur au moment de la scolarité des enquêtés. La classe de seconde d’enseignement général a été choisie pour l’accès qu’elle donne au stade ultime de l’enseignement de la lecture et du français dans l’enseignement secondaire avant la certification des compétences par le baccalauréat 5 .

L’étude des lectures actuelles et passées des enquêtés permet de constater et d’expliquer la variation inter-individuelle des lectures au sein d’une population homogène du point de vue du niveau d’étude ainsi que la relative homogénéité des habitudes lectorales suscitée par l’institution scolaire. L’articulation de ces deux constats tient à la pluralité des habitudes constituées par les individus et à la pluralité et la diversité des sollicitations lectorales auxquelles ils sont confrontés. Cette pluralité des habitudes et des sollicitations lectorales favorise par ailleurs les variations intra-individuelles des habitudes de lecture mises en œuvre selon les contextes.

En plus de la réalisation d’une enquête qualitative auprès d’un nombre conséquent de lecteurs, le souhait de tenir ensemble la compréhension des habitudes de lecture individuelles à partir des socialisations lectorales, et l’étude de la variation sociale des socialisations lectorales et des habitudes de lecture constituées, a déterminé l’exposition et le développement des analyses.

Il implique en effet d’abord de ne pas écarter la description des habitudes effectivement constituées tant du point de vue des catégories de textes lues que des façons de lire et de dire les lectures. Il suppose dans le même temps une organisation des analyses mettant en lumière les conditions et processus de constitution des habitudes ainsi que les sollicitations lectorales et conditions de mobilisation des habitudes constituées. La thèse se compose finalement de deux parties : la première rend compte de la socialisation lectorale enfantine et collégienne (chapitres 2 à 5). La seconde traite, pour l’année de seconde, des conditions scolaires et extra-scolaires de mise en œuvre ou en veille d’habitudes constituées ou en cours de constitution (chapitres 6 à 9).

La première partie interroge les premiers souvenirs de lecture des enquêtés, puis ceux des périodes écolière et collégienne et, jusqu’à la première année de seconde pour les redoublants.

Dans le chapitre 2, à partir des souvenirs, suscités, on étudie la familiarisation avec la lecture : les relations familiales nouées autour de la lecture durant l’enfance, la participation à des activités scolaires et extra-scolaires (proposées par des équipements culturels par exemple) autour de la lecture, la fréquentation de BCD ou d’une bibliothèque publique, les imprimés lus, les conditions de lecture, les difficultés ou les aisances mémorisées, l’organisation adulte des activités enfantines, etc. En confrontant ces souvenirs aux Instructions officielles en vigueur au moment de la scolarité des enquêtés, en comparant les souvenirs respectifs des enquêtés, en observant des récurrences et des variations des souvenirs, on met en évidence la variation sociale de la familiarisation avec la lecture connue par des élèves scolarisés en seconde d’enseignement général. On pointe par là le caractère non définitif des premiers pas dans la lecture pour la poursuite de la scolarité. On a été attentive à mettre en lumière les différentes sollicitations à la lecture en ne limitant pas l’investigation à l’accompagnement adulte des lectures, en interrogeant par exemple les lectures d’imprimés « en libre accès » au domicile ou dans les bibliothèques, etc. De plus, selon les conditions au sein desquelles la familiarisation avec la lecture s’est effectuée, les enquêtés ont été conduits à s’entraîner à des habitudes de lecture individuelles ou collectives. L’entraînement à la lecture individuelle de récits longs et la découverte d’un corpus diversifié (albums, BD, magazines, romans jeunesse) dès l’enfance apparaissent fortement liés à un encadrement adulte des pratiques. Mais l’absence de cet encadrement ne correspond pas à un manque d’investissement parental vis-à-vis de la scolarité ou de l’alphabétisation enfantine comme le montre la fréquentation des bibliothèques par un grand nombre d’enquêtés sur incitations parentales ou comme l’indique la mémorisation voire l’intériorisation par les enquêtés des injonctions parentales à la lecture individuelle. Elle découle plus souvent d’une moindre familiarité avec la culture écrite, d’un mode non scolaire de socialisation et de conditions d’existence lui faisant peu de place. Par ailleurs, l’absence de lectures individuelles de récits longs gêne la construction d’habitudes lectorales individuelles mais n’empêche ni la familiarisation avec un répertoire d’histoires et la forme même du récit, par le biais d’histoires entendues, illustrées, apprises, etc., ni les souvenirs agréables de cette familiarisation avec la littérature. Enfin, la familiarisation avec la lecture varie selon l’encadrement scolaire même des lectures, la place qu’il occupe dans l’économie d’ensemble des sollicitations lectorales, et l’ancienneté de la scolarisation familiale.

Les trois chapitres suivants sont consacrés à l’étude de la constitution durant la période collégienne d’habitudes lectorales. En pointant les conditions de constitution d’habitudes lectorales très variées (par les catégories de textes notamment), on souligne qu’aussi différentes, voire illégitimes soient-elles, les habitudes lectorales nécessitent d’avoir été constituées.

On analyse dans le chapitre 3 les catégories de textes que les enquêtés ont découvertes durant cette période par le biais de l’institution scolaire, de la famille et des pairs. On appréhende les différentes manières par lesquelles les enquêtés en sont venus à avoir entre les mains et à lire tel ou tel texte : les obligations d’achat et de lecture scolaires, les mises à disposition (cadeaux, imprimés familiaux...) ou incitations à la fréquentation de lieux d’approvisionnement, familiales ou amicales, les sociabilités lectorales. On étudie différents types de sollicitation (prescription, incitation, communion) et différentes formes de sollicitations (implicites – mises à disposition, modèles de lecteur –, explicites – incitations, échanges autour des lectures, etc. –) qui rendent compte des relations sociales entre sollicitateurs et sollicités selon les contextes scolaire et extra-scolaire de lecture. On s’est intéressée aux réactions des enquêtés aux différentes sollicitations : suivi, évitement, etc. Autrement dit, on a prolongé l’exploration et l’analyse du « travail de l’héritage » par l’héritier en étudiant notamment les conditions de reproduction et de différenciation des pratiques lectorales familiales.

On analyse dans le chapitre 4 les modalités de constitution des façons de lire et de dire les lectures en mettant en évidence leur diversité. Elles reposent sur l’intériorisation ou non des consignes de lecture (exercices, conseils, encouragements, promesses de plaisirs lectoraux, discussion rétrospectives, etc.) et des justifications apportées par les enseignants ou l’entourage, ou portées par des dispositifs objectivés comme les couvertures de livres, les lieux de distribution, etc. Elles procèdent aussi par l’ajustement ou le décalage des expériences lectorales suscitées par le texte et des attentes lectorales constituées par le biais des sollicitations (par exemple, le suspense promis par les pairs génère une tension lectorale et rend difficile l’arrêt de la lecture). L’étude spécifique consacrée à la constitution de différentes façons de lire montre qu’elles ne sont ni exclusives, ni indissociables : les élèves peuvent notamment avoir construit à l’endroit de la littérature des façons de lire analytiques sans avoir construit de façons de lire participatives.

L’étude des processus de constitution des habitudes lectorales montre que tous les enquêtés ont été confrontés aux sollicitations lectorales scolaires pour un corpus relativement resserré autour de la littérature (qu’elle soit classique, jeunesse ou qu’elle ne figure pas sur les listes de suggestions ministérielles). Tous ont connu des sollicitations diversifiées, émanant de l’entourage familial et des pairs. A l’inverse, l’institution scolaire dispense des sollicitations lectorales diversifiées du point de vue des façons de lire et confronte l’ensemble des élèves à cette pluralité (même si elle ne les y exerce pas de la même manière), alors que les contextes extra-scolaires (famille, pair, lieux de distribution) sont porteurs de sollicitations lectorales plus resserrées autour de façons de lire pragmatiques.

Le chapitre 5 permet en revanche de dégager une même logique d’appréhension des sollicitations lectorales scolaires et extra-scolaires. Les expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes des différentes sollicitations ne découlent ni du contexte d’émission des sollicitations (de nombreux enquêtés ont des expériences heureuses des sollicitations lectorales scolaires et de nombreux enquêtés ont des expériences malheureuses des sollicitations lectorales extra-scolaires), ni seulement de l’appréciation des textes. Les expériences des sollicitations lectorales sont liées à la légitimité que les enquêtés reconnaissent aux sollicitations, à la gestion plus ou moins pacifiée des différentes sollicitations (vécues ou non comme concurrentielles), aux gratifications ou désagréments générés par telle ou telle sollicitation (gratification personnelle, satisfaction lectorale vs invalidation, insatisfaction lectorale).

Outre la variété des habitudes lectorales constituées par les enquêtés et la variation sociale des habitudes constituées durant la période écolière et collégienne, cette première partie montre aussi la construction sociale des liens entre textes et façons de lire. Ceux-ci ne découlent pas de la seule efficacité des caractéristiques textuelles (certains lisent les faits divers comme ils lisent la littérature d’horreur, d’autres y cherchent une information locale, d’autres en étudient la construction narrative...). La variation sociale de cette constitution entraîne l’inégale préparation des enquêtés aux sollicitations lectorales lycéennes.

La deuxième partie de la thèse est consacrée à l’analyse des mises en œuvre des habitudes lectorales des enquêtés en seconde d’enseignement général. Quatre chapitres permettent d’explorer cette question.

A partir d’observations en classe, d’entretiens réalisés avec les enseignants de français, d’une étude des Instructions officielles dont on rappelle l’évolution historique, le chapitre 6 analyse les contraintes lectorales, portées par le contexte scolaire, auxquelles les lecteurs ont été effectivement confrontés. Le matériau d’enquête complète utilement l’analyse des Documents officiels. Il permet d’approcher les réalités scolaires et de dégager les modalités de mises en œuvre, au sein des classes, du resserrement des sollicitations autour de la littérature classique et d’une façon de lire analytique. Celui-ci vaut essentiellement pour des devoirs écrits et des évaluations des compétences lectorales. Une relative homogénéité des sollicitations lectorales lycéennes d’une classe à l’autre se dégage de l’enquête. En revanche, le déroulement de l’enseignement même passe, ponctuellement, par l’ouverture à d’autres sollicitations, plus hétérodoxes (comme une appréhension pragmatique des textes, inscrite dans des interactions). L’analyse de la répartition des tâches entre enseignants et enseignés, liée à la relation pédagogique fait apparaître par exemple que si les élèves peuvent être témoins d’une façon de lire analytique mise en œuvre par leur enseignant, ils ne sont pas toujours amenés à la mettre en œuvre ni à produire une interprétation littéraire. Il leur revient plus souvent la tâche de répondre à des questions précises, de relever des faits de langue ou d’ancrer pragmatiquement leur compréhension du texte. La relation pédagogique s’appuie autant sur les bonnes réponses, les réponses attendues que sur les mauvaises. Du point de vue professoral, celles-ci permettent de mettre en valeur les corrections ou la démarche interprétative enseignée.

Les chapitres 7 et 8 expliquent les lectures scolaires des élèves comme réactions attendues, ou non, aux sollicitations lectorales par la mobilisation d’habitudes antérieurement constituées. On éclaire ainsi certaines conditions du lien non mécanique entre lecture et réussite scolaire : « un tiers des lecteurs assidus accusent au moins une année de retard, alors que près de 40 % des non ou très faibles lecteurs sont à l’heure en terminale » 6 . Les mises en suspens des façons de lire pragmatiques en réponse aux sollicitations scolaires ne signifient pas toujours la mise en œuvre d’une appréhension analytique. Par ailleurs, leurs mises en œuvre en contexte scolaire découlent parfois des sollicitations lectorales scolaires hétérogènes.

Le chapitre 9 étudie les conditions de variation et non variation intra-individuelle des habitudes lectorales selon les contextes à partir de l’observation des lectures extra-scolaires. Tous les enquêtés connaissent une variation de certaines de leurs habitudes lectorales selon les contextes scolaires et extra-scolaires du fait de sollicitations lectorales extra-scolaires différentes. La non variation, elle, tient soit à la similitude ponctuelle des sollicitations lectorales portées par les différents contextes fréquentés, soit à la mise en œuvre d’habitudes lectorales constituées, en dépit de sollicitations lectorales différentes.

La démarche apporte un éclairage sociologique à la compréhension des difficultés scolaires en matière de lecture. En analysant la genèse de différentes habitudes lectorales, elle rend raison de la variation sociale de ces pratiques indépendamment de tout jugement ou de toute hiérarchisation des pratiques mais en rappelant leur inégale légitimité scolaire. Enfin, elle éclaire des liens statistiques constatés à plus grande ampleur en adoptant une focale individuelle. Elle permet de saisir les déterminismes sociaux à l’échelle individuelle 7 . Cet éclairage n’est pas seulement lié à la méthode adoptée comme le voudraient un partage des différentes « techniques d’enquête » et leur association à des réalités particulières. La position de C. Grignon à propos des méthodes d’enquête et des cultures populaires permet de penser les enquêtes sur la lecture :

‘C. Grignon défend l’idée selon laquelle il peut être intéressant de ne pas cantonner l’étude des cultures populaires à « la monographie » et aux « études de cas », même s’il reconnaît avec J.-C. Passeron les difficultés qu’il peut y avoir à « séparer un instrument de recherche des habitudes mentales et sociales que son usage a constituées et qui, en précisant son mode d’emploi, ont fini par s’incorporer à la définition de son instrument » 8

Dans cette perspective, on opère un déplacement par rapport aux perspectives de C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez :

‘« Le lecteur aura même peut-être été gêné par le caractère apparemment contradictoire de certains résultats. [...] Bien réelles, ces contradictions doivent une grande partie de leur visibilité au recours à destechniques d’enquête complémentaires mais différentes. Centrée sur les variations, la statistique est par vocation appelée à construire des indicateurs qui privilégient les aspects quantitatifs des comportements culturels. Dans le registre explicatif, elle tend toujours à rechercher les causes du côté des propriétés sociales et des dispositions des agents. Conduite par observation et entretiens, l’enquête ethnographique ne cherche plus à mesurer l’intensité de l’engagement des collégiens et lycéens dans la lecture. Elle donne en revanche accès aux modes d’appropriation différenciés des textes.Le bénéfice de cette approche est de mettre au jour la diversité des manières de lire. » 9

On dirait plutôt que si une « enquête ethnographique » permet de « reconstituer les contextes de l’engagement » dans la lecture et d’« explorer la diversité des manières de lire », elle ne néglige pas nécessairement les propriétés sociales ou les intensités de lecture des individus, et c’est ce que l’on s’est attachée à mettre en évidence. L’enquête ethnographique n’a par ailleurs pas le monopole de l’étude des manières de lire : on pourrait tout à fait appréhender statistiquement leur diversité 10 . En revanche, l’enquête ethnographique permet de dégager des principes spécifiques d’intelligibilité des réalités sociales lorsqu’elle s’inscrit dans une problématisation de l’objet de recherche visant à mettre au jour ce que « les modèles théoriques fondés sur la connaissance statistique et le langage des variables ignor[ent] ou présuppos[ent] » 11 . C’est la construction de l’objet qui guide la recherche. On peut donc à présent s’y engager.

Notes
1.

N. Robine, Les Jeunes Travailleurs et la lecture, Paris, La Documentation française, 1984, 266 p.

2.

F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot, « La Lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », Economie et statistique n° 233, juin 1990, p. 63-80.

3.

C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., Paris, Seuil, 1999, 246 p. Cet ouvrage s’appuie largement sur la thèse de C. Détrez, Finie, la lecture ? Lire au collège, lire au lycée : une enquête longitudinale, Thèse pour le doctorat des sciences sociales sous la direction de C. Baudelot, EHESS, sept. 1998, 539 p. On se réfère alternativement à ces deux écrits.

4.

B. Lahire, « Dispositions et contextes d’action : le sport en question », in B. Lahire, L’Esprit sociologique, Paris, La Découverte, 2005, p. 321.

5.

On justifie plus avant le choix de ce niveau et de cette filière d’enseignement au chapitre 1.

6.

C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 237.

7.

B. Lahire, « Post-scriptum. Individu et sociologie », in B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinctions de soi, Paris, La Découverte, 2004, p. 695-736.

8.

Cf. C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989, p. 51-54.

9.

C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 235, on souligne.

10.

F. de Singly suggérait ainsi de rompre avec « une division du travail scientifique – avec la dichotomie des méthodes, avec le partage entre l’objectivation des différenciations sociales dans l’appropriation des livres grâce aux enquêtes par questionnaire, et la démarche compréhensive des parcours autobiographiques grâce aux récits de vie, aux entretiens », F. de Singly, « La Lecture de livres pendant la jeunesse : statut et fonction », in M. Poulain (dir.), Lire en France aujourd’hui, Paris, Cercle de la librairie, 1993, p. 160.

11.

B. Lahire, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1995, p. 30, on souligne.