1) Des variables discriminantes

a. distribution sociale des pratiques de lecture

Au premier sondage IFOP analysé par des sociologues faisant le point sur les pratiques de lecture des Français en 1955, succèdent des sondages et enquêtes qui, en réalisant « un état des lieux » 13 des pratiques de lecture, doivent permettre à des militants de l’éducation populaire et des promoteurs de la démocratisation culturelle d’élaborer des politiques en matière d’équipements culturels et de scolarisation. L’enquête effectuée par le syndicat national des éditeurs en 1960 et analysée par J. Dumazedier fait apparaître le caractère discriminant de certaines caractéristiques sociales en matière de lecture de livres :

‘« Les femmes lisent moins [...] que les hommes [...] les jeunes [...] lisent davantage que leurs aînés [...]. Le niveau de diplôme comme le niveau de revenu, la taille de l’agglomération [...] et l’appartenance socioprofessionnelle introduisent des différences manifestes et hiérarchisées dans la lecture de livres (72 % des cadres supérieurs et membres des professions libérales lisent des livres, 53.5 % des employés, 33 % des ouvriers, 15.5 % des agriculteurs et ouvriers agricoles). » 14

Par la suite, les enquêtes statistiques reprennent ces variables et construisent des hypothèses interprétatives orientant leurs analyses de l’inégale distribution des pratiques de lecture. Ainsi, les variations des pratiques selon le lieu de résidence sont renvoyées aux effets supposés de la proximité des équipements culturels, en matière d’incitations à la culture 15 .

Les effets de la socialisation scolaire sur les pratiques de lecture constituent une hypothèse interprétative essentielle des variations de pratiques selon le niveau d’étude, mais aussi selon le sexe. Par exemple, O. Donnat commente la « féminisation du lectorat, notamment de fiction » en évoquant « les progrès de la scolarisation qui – on le sait – ont plus profité aux filles qu’aux garçons » 16 . Il complète son propos par une note renvoyant à l’ouvrage de C. Baudelot et R. Establet, intitulé Allez les filles : « d’autant plus qu’elles restent par ailleurs majoritaires dans les filières ».

Observant des différences entre les titres de livres et les auteurs lus cités par les enfants (filles et garçons) de cadres intellectuels et d’ouvriers à l’heure et en retard scolairement, C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez expliquent :

‘« la diversité des profils atteste l’existence d’un système de goûts qui se construit, comme pour les magazines, sur la base des données de la socialisation primaire (sexe et origine sociale), mais aussi des inflexions que font subir à ces goûts la position occupée dans le système scolaire. Ce système est dynamique : l’analyse de ses mouvements éclaire les parts respectives que prennent à la genèse de ces goûts le sexe et l’origine sociale, d’un côté, la position scolaire de l’autre.’ ‘Note : Jean Hassenforder [...] avait mis en évidence dès 1967 cette relation. » 17

Dans les enquêtes statistiques, les variables telles que le sexe, le profil scolaire et l’origine sociale sont des raccourcis de raisonnement sociologique ou des présupposés de processus de socialisation 18 . Avec d’autres variables, comme la PCS ou la filière d’études, elles sont aussi des raccourcis évoquant les effets des contextes de lecture, des occupations et préoccupations liées à une position sociale 19 .

En plus d’aviver un intérêt pour l’étude des modalités concrètes de la constitution des habitudes de lecture, les différentes recherches sur la distribution sociale des pratiques de lecture attirent l’attention sur plusieurs aspects de ces pratiques. En effet, à côté des conditions d’approvisionnement (fréquentation des bibliothèques, achat de livres, emprunt à des proches), de la possession des livres et des rapports au livre et à la lecture, ces enquêtes soulignent les variations sociales des intensités de lecture (nombre de livres lus au cours des 12 derniers mois, ou des trois derniers mois, fréquence de lecture d’un quotidien), celles aussi des imprimés lus et des imprimés préférés (avec différentes identifications des textes : type d’imprimé, genre de livres ou de revues, genre de romans, édition, genre de parution – locale ou nationale –).

Il apparaît par exemple pour les journaux que parmi la population française de 15 ans et plus, la proportion de lecteurs réguliers de journaux est plus forte pour les quotidiens régionaux que nationaux : puisqu’elle est respectivement de 38 et 13 %. Par ailleurs, O. Donnat note que :

‘la « proportion de Français lisant un journal chaque jour [...] diminue très fortement en allant vers les générations les plus jeunes. [...] Lire tous les jours un quotidien est une activité qui demeure masculine [...] et qui apparaît de plus en plus caractéristique des agriculteurs et des retraités. Le profil des lecteurs réguliers de quotidiens nationaux et régionaux est, bien entendu, sensiblement différent, notamment en regard de la taille de l’agglomération et du niveau de diplôme. A noter que moins de 10 % des provinciaux lisent régulièrement un quotidien national. » 20

Les genres les plus lus comme les genres de livres préférés varient selon le sexe, l’âge, la PCS du chef de famille, la taille de l’agglomération et le niveau de diplôme. S’il y a proportionnellement autant de femmes que d’hommes (21 %) déclarant lire le plus souvent des romans policiers (ce qui est nouveau), des écarts de pratiques selon le sexe se maintiennent pour les romans autres que policiers (lus le plus souvent par une proportion plus importante de femmes que d’hommes : 46 et 19 %) et pour les bandes dessinées (lues le plus souvent par une proportion plus importante d’hommes que de femmes : 17 et 6 %). Le sexe ne constitue pas la variable où les variations de pratiques sont les plus fortes (au vu des écarts entre proportions de lecteurs réguliers). L’âge apparaît fortement discriminant par exemple pour les lecteurs réguliers de bandes dessinées : si 33 % des Français âgés de 15 à 19 ans déclarent lire le plus souvent des bandes dessinées, la proportion de Français ayant 65 ans et plus faisant une telle déclaration est nulle. Le caractère discriminant de la PCS du chef de famille se perçoit particulièrement à propos des romans autres que policiers : 21 % des agriculteurs déclarent lire le plus souvent ce genre de livres alors que 41 % des cadres et professions intellectuelles supérieures font la même déclaration. Enfin, l’écart entre les proportions de lecteurs réguliers de livres scientifiques et techniques est particulièrement fort selon le niveau de diplôme des lecteurs : 5 % des Français ne possédant aucun diplôme ou un certificat d’études primaires déclarent lire le plus souvent ce genre de livres contre 25 % des Français ayant suivi des études supérieures.

Dans leur enquête sur les lectures adolescentes, C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez constatent des variations de goûts lectoraux à partir d’indicateurs plus fins encore que le genre d’imprimés. Ils observent des différences selon le sexe, la position scolaire et l’origine sociale des élèves interrogés au niveau de la lecture des auteurs. Pour les romans policiers par exemple,

‘« seule Agatha Christie rassemble sur ses titres l’ensemble des lecteurs. S’opère, pour les autres, un net partage entre une trilogie masculine Leblanc, Leroux, Doyle (lus essentiellement par les garçons bons élèves à l’heure et d’origine cultivée) et Mary Higgins Clark (lue massivement par des filles d’origine sociale variée). » 21

En plus d’une attention à la distribution sociale des pratiques de lecture, diversement caractérisées, les travaux de sociologie et d’histoire de la lecture et de la consommation culturelle ont orienté la construction d’un objet de recherche soucieux des appropriations des textes.

Notes
13.

C. Horellou-Lafarge et M. Segré, Regards sur la lecture en France. Bilan des recherches sociologiques, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 38.

14.

C. Horellou-Lafarge et M. Segré, Regards sur la lecture en France, op. cit., p. 33.

15.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, Ministère de la culture et de la communication, DAG, Département des études et de la prospective, 1998, p. 183. On peut cependant supposer que le lieu d’habitation n’est pas toujours un indicateur des effets de l’exposition à des sollicitations lectorales ou culturelles. Dans « La Lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », les auteurs constatent « l’agglomération parisienne ne joue pas de rôle particulier en soi : autrement dit, si à Paris on lit davantage qu’ailleurs, c’est uniquement en raison d’un effet de structure (plus de diplômés, plus de parents qui lisent...) et non par effet direct de l’offre. », p. 80.

16.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français..., op. cit., p. 173-174.

17.

C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 118 et 119.

18.

Dans Les Ficelles du métier, H. S. Becker revient sur un autre « raccourci » de raisonnement sociologique ayant conduit certains lecteurs à mal comprendre son enquête sur l’usage de la marijuana : « j’ai parlé de l’usage de marijuana vu comme un type d’activité, et non pas d’usagers de marijuana vus comme un type de personnes. [...] [au pire, la mobilisation de cette expression vaut comme raccourci], pour indiquer que certaines personnes se livraient à ces activités de manière plus ou moins habituelle ou régulière. Nous voulions que les lecteurs comprennent (cela n’a malheureusement pas toujours été le cas) que ces expressions n’étaient rien d’autre que cela : des raccourcis. Et que les sujets d’étude de nos travaux respectifs étaient de simples personnes ordinaires dont il se trouvait juste qu’elles se livraient à ces activités spécifiques avec une grande assiduité. », in H. S. Becker, Les Ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002, p. 88.

19.

Les enquêtes sur les lectures des étudiants sont significatives en la matière. E. Fraisse montre notamment les liens entre sujets d’examen dans les différentes filières et les lectures des étudiants, dans E. Fraisse, « Les Lectures des étudiants », in S. Goffard, A. Lorant-Jolly (dir.), Les Adolescents et la lecture. Actes de l’Université d’Evian, Crétel, CRDP Créteil, 1995, p. 163-175. Cf. aussi B. Lahire, Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, 1997, 175 p. Mettant en œuvre un raisonnement quantitatif lorsqu’ils synthétisent les résultats d’une enquête qualitative, G. Mauger et C. F. Poliak utilisent également les variables comme des raccourcis d’occupations et préoccupations : « De façon générale, la triple homologie entre division du travail (monde des choses matérielles/monde des choses humaines), division scolaire (filières scientifiques/filières littéraires) et division sexuelle (masculin/féminin) permet de rendre compte à la fois des variations quantitatives et qualitatives des pratiques de lectures en fonction du capital culturel détenu, du sexe et de la CSP : aux hommes les filières scientifiques et techniques qui conduisent à la maîtrise du monde des choses matérielles et la lecture d’ouvrages et de revues scientifiques et techniques et/ou de livres pratiques ; aux femmes, la famille, les filières littéraires qui débouchent sur l’éducation, les carrières sociales, la santé, ‘‘la gestion’’ du monde des choses humaines et la lecture de romans, d’ouvrages, de revues et de magazines consacrés au couple, et à l’éducation des enfants. Etant entendu que les femmes investies professionnellement ou familialement dans le monde des choses matérielles ont des ‘‘lectures d’hommes’’ (décoration, bricolage, jardinage, cuisine, informatique, etc.) et qu’inversement les hommes investis professionnellement dans le monde des choses humaines ont des ‘‘lectures de femmes’’ (romans, psychologie, psychanalyse, etc.). », G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences sociales n° 123, juin 1998, p. 15-16.

20.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français..., op. cit., p. 176.

21.

C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 118.