b. distribution sociale des perceptions esthétique et pratique

Pour éclairer la perception des œuvres d’art, P. Bourdieu retravaille des éléments déjà exposés dans « Disposition esthétique et compétence artistique », et des éléments empiriques analysés dans Un art moyen. Il distingue une disposition ou perception esthétique d’une disposition ou perception qualifiée de naïve, d’ordinaire, de non spécifique, de pratique ou occasionnellement de pragmatique.

Répondant à « une intention artistique affirmant le primat de la forme sur la fonction, du mode de représentation », la perception esthétique actuelle 22 prête attention aux « effets proprement artistiques qui ne s’apprécient que relationnellement, par une comparaison avec d’autres œuvres tout à fait exclusive de l’immersion dans la singularité de l’œuvre immédiatement donnée ». Elle neutralise parfois la fonction, extra-esthétique, des œuvres en l’ignorant ou en mettant côte à côte, comme dans les musées « crucifix et fétiche, Pietà et nature morte ». L’attention prêtée à la forme et la mise « entre parenthèses [de] la nature et [de] la fonction de l’objet représenté » vont de pair avec le refus d’une participation simple et la valorisation d’une « distanciation ». La disposition esthétique tend « à exclure toute réaction ‘‘naïve’’, horreur devant l’horrible, désir devant le désirable, révérence pieuse devant le sacré, au même titre que toutes les réponses purement éthiques ». De plus, appréciant relationnellement les œuvres, la perception esthétique exige une connaissance minimale du domaine artistique envisagé 23 .

A l’inverse, la perception non spécifique des œuvres d’art se caractérise par un intérêt accru porté au contenu des œuvres plutôt qu’à leur mode de représentation. Lorsque, comme dans certaines œuvres de Pirandello, le mode de représentation des œuvres est sujet des œuvres, il peut même être motif de leur dépréciation 24 . La perception non spécifique s’articule à « une attente profonde de participation [...]. Le désir d’entrer dans le jeu, en s’identifiant aux joies ou aux souffrances des personnages, en s’intéressant à leur destinée, en épousant leurs espérances et leurs causes, leurs bonnes causes, en vivant leur vie, repose sur une forme d’investissement ».

‘« Cette appréhension naïve se fonde sur ‘‘l’expérience existentielle’’, c’est-à-dire sur les propriétés sensibles de l’œuvre [...] ou sur l’expérience émotionnelle que ces propriétés suscitent [...]. Mais elle tend toujours à dépasser le niveau des sensations et des affections, c’est-à-dire la ‘‘compréhension’’ des qualités expressives [...] de l’œuvre : en effet, ceux qui n’ont pas les moyens d’accéder à une perception ‘‘pure’’ engagent dans leur appréhension de l’œuvre d’art les dispositions qui soutiennent leur pratique quotidienne, se vouant par là à une ‘‘esthétique’’ fonctionnaliste qui n’est qu’une dimension de leur éthique ou, mieux, de leur ethos de classe. » 25

Ainsi, lorsqu’ils sont invités à réagir à des photographies, des individus mettant en œuvre une « ‘‘esthétique’’ qui subordonne la forme et l’existence de l’image à sa fonction [...] rappellent les limites et les conditions de leur jugement, distinguant, pour chaque photographie, les usages et les publics possibles ou, plus précisément, l’usage possible pour chaque public (‘‘comme reportage, c’est pas mal’’, ‘‘si c’est pour montrer aux gosses, d’accord’’) » 26 . Par ailleurs, accordant une importance à la « fonction de communication » des images et à leur « lisibilité », certains en viennent à « refuser l’image insignifiante (tel un chou), dénuée à la fois de sens et d’intérêt, ou l’image ambiguë », c’est-à-dire à « refuser de la traiter comme finalité sans fin, comme image se signifiant à elle-même, donc sans autre référent qu’elle-même ».

Leur perception des œuvres s’appuie sur des schèmes de perception ordinaires et non spécifiques. Ils appliquent aux œuvres d’art « le code qui vaut pour le déchiffrement des objets du monde familier, c’est-à-dire les schèmes de perception qui orientent leur pratique ». Pour P. Bourdieu, « il est difficile de décrire autrement qu’en termes négatifs [cette] ‘‘esthétique’’ [...] [parce qu’elle] se fonde moins sur un refus que sur une privation : faute de disposer des instruments indispensables pour discerner les traits esthétiquement pertinents qu’une œuvre partage avec la classe des œuvres de même style et avec celles-là seulement ». Les individus mettant en œuvre une appréhension ordinaire sont « dans l’impossibilité de considérer l’œuvre d’art en tant que telle » 27 ou, dans une version moins légitimiste, telle qu’elle est socialement définie comme devant faire l’objet d’une appréhension esthétique.

Cette description précise, différenciant les perceptions ou dispositions esthétique et pratique intéresse le sociologue dans la mesure où, en plus des différences sociales constatées pour les biens consommés, elle fait effectivement apparaître des différences sociales dans les manières de consommer. Le caractère discriminant du niveau de diplôme et de l’origine sociale indique le rôle de la formation scolaire et du style de vie familial dans la variation sociale des perceptions.

En examinant des domaines de consommation variés et en observant la déclinaison de cette disposition lors de l’appropriation d’autres biens que les œuvres d’art, P. Bourdieu montre cette distribution sociale des manières de consommer 28 . La variation sociale des pratiques de lecture apparaît dans La Distinction (cf. p. 131-132). En revanche, la mise en œuvre des dispositions esthétique ou pratique à l’occasion des lectures n’apparaît qu’en filigrane dans l’ouvrage. D’abord, des réactions à certaines œuvres littéraires sont suggérées en écho à l’analyse de celles collectées face à des photographies (cf. les réactions supposées à des œuvres de Pirandello, Beckett, etc.). Ensuite, l’analyse de la distribution sociale de la lecture des différents journaux et hebdomadaires (locaux ou nationaux ; aux ancrages politiques différents) permet de saisir une déclinaison de la disposition esthétique dans le domaine de la politique. Analysée comme « une façon parmi d’autres » « de manifester que l’on se sent membre du pays légal, c’est-à-dire en droit et en devoir de participer à la politique, d’exercer vraiment ses droits de citoyens », la lecture des « journaux nationaux légitimes » tels que Le Figaro et Le Monde constitue un indicateur d’une « compétence politique » non seulement « technique », mais aussi « socialement reconnue » et « assignée ». Or, cette pratique s’avère « étroitement liée au niveau d’instruction ». Indice de la moindre possession de la compétence politique par les moins diplômés, la lecture du quotidien est soutenue par des préoccupations non politiques pour la majorité des ouvriers et des employés à l’inverse de l’usage supposé qu’en font les étudiants, hauts fonctionnaires, etc. :

‘La majorité des ouvriers et des employés « ne voient pratiquement jamais dans le quotidien cette sorte de guide politique ou de mentor moral et culturel qu’il n’est peut-être en toute rigueur que pour une fraction des lecteurs du Figaro, ni l’instrument d’information, de documentation et d’analyse qu’il n’est sans doute que pour les élèves de Science Po ou de l’ENA, les hauts fonctionnaires et une fraction des professeurs, c’est-à-dire pour le public cible du Monde. Outre les résultats et les commentaires sportifs le lundi matin, on attend d’un journal ce que l’on appelle des ‘‘nouvelles’’, c’est-à-dire des informations sur l’ensemble des événements par lesquels on se sent directement touché parce qu’ils touchent des gens de connaissance (ce sont les décès, les mariages, les accidents ou les succès scolaires des journaux locaux) ou des gens pareils à soi dont on ressent par procuration le malheur, la misère ou l’infortune » 29

Dans La Distinction, P. Bourdieu a montré ou suggéré l’inégale distribution sociale des dispositions à percevoir esthétiquement les œuvres d’art et à percevoir politiquement les événements du monde relatés dans les journaux selon le niveau de diplôme notamment. Dans cette lignée, on a souhaité mettre au jour des processus de socialisation conduisant à la constitution des façons de lire différentes.

Notes
22.

P. Bourdieu souligne le caractère socio-historiquement variable de la perception esthétique. Pour lui, cette variation est liée à l’évolution de l’état du champ de production considéré. Il renvoie la « perception esthétique pure » à l’autonomisation du champ littéraire » : « Le mode de perception esthétique dans la forme ‘‘pure’’ qu’il a prise aujourd’hui [...] », P. Bourdieu, La Distinction, op. cit, p. 30. Les citations qui suivent sont tirées des p. 36, 31, 56.

23.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 54 et, pour la citation suivante, p. 34.

24.

L’appréciation d’œuvres ayant pour sujet le mode de représentation n’indique pas nécessairement une perception esthétique. Elle peut souligner non seulement l’intérêt des lecteurs pour le contenu d’œuvres qui font de la représentation, des procédés de représentation, de la mise en abîme, etc. leur sujet à proprement parler. Elle peut souligne aussi la participation des lecteurs à ces œuvres.

25.

P. Bourdieu, « Disposition esthétique et compétence artistique », Les Temps modernes, n° 275, 1971, p. 1371-1372.

26.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 43 et 44.

27.

P. Bourdieu, « Disposition esthétique et compétence artistique », op. cit., p. 1371.

28.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 12. Pour les citations suivantes, p. 29-50 et « Chapitre 8. Culture et politique », p. 463-541.

29.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 517-518.