2) Des réceptions

a. définir, repérer et reconstruire les injonctions textuelles

A côté d’une approche ayant pour objet d’identifier et d’expliquer la variation sociale des consommations culturelles et des manières de consommer au sein d’une population hétérogène, il en existe une autre, empruntée par l’histoire culturelle et la sociologie de la littérature. Cette approche « centre son attention sur les emplois différenciés, les appropriations plurielles des mêmes biens » 30 . Elle s’attache à l’analyse spécifique des biens eux-mêmes : la lettre des textes et les transformations éventuelles lors de rééditions, leur mise en imprimé (édition, typographie, etc.).

En fonction de la focale de l’observation, les recherches répondent au « principe de singularité des œuvres » 31 ou l’aménagent en s’intéressant à la singularité d’un genre textuel (littéraire ou non), d’une édition particulière, d’un mode de publication, de l’œuvre d’un auteur : presse anglaise de grande diffusion 32 , romans-feuilletons des journaux de la Belle Epoque 33 , Bibliothèque bleue 34 , comics ou mangas 35 , textes d’A. Ernaux 36 ou de C. Bobin 37 , La Ronde et autres faits divers de Le Clézio 38 , Les Choses de Perec et Le Cimetière de rouille de Fejes 39 , etc.

A l’instar de R. Chartier mentionnant « la diversité extrême du répertoire troyen [ces livres de la Bibliothèque bleue] qui emprunte à tous les genres, à toutes les périodes, à toutes les littératures » 40 , les chercheurs évoquent l’ambivalence et la densité des textes ou l’hétérogénéité de la catégorie de textes étudiée. Néanmoins, ils s’attachent à repérer des récurrences, une « cohérence », des « ressemblances formelles ». Appréhendées comme constitutives de « l’unité » des textes ou en tous cas comme propriétés textuelles essentielles, elles sont identifiées comme des « injonctions textuelles » auxquelles les lecteurs réagissent nécessairement, même si peut-être différemment.

Ces injonctions textuelles sont le produit de différents processus. Certaines s’apparentent aux intentions – conscientes ou non – de l’auteur. Elles sont parfois explicites et internes à l’œuvre : avec par exemple les adresses aux lecteurs des narrateurs ou des personnages. Elles sont d’autres fois externes, portées par les discours d’accompagnement. I. Charpentier souligne ainsi le « souci constant [d’A. Ernaux] d’encadrer sa propre réception » 41 en proposant, dans les interviews, une juste compréhension de ses œuvres, en exprimant ses intentions. D’autres injonctions textuelles découlent de décisions éditoriales qui coïncident plus ou moins avec les intentions d’auteurs. Manifestant « l’idée qu’ils se font des compétences culturelles de leur public » 42 , les éditeurs troyens interviennent de diverses manières sur les textes qu’ils intègrent à leur catalogue. Ils remodèlent la présentation du texte et le redécoupent (chapitre, paragraphe), ils insèrent des résumés. Ils réduisent et simplifient le texte en supprimant des descriptions, des caractérisations des personnages, en modernisant les formules. Enfin, ils épurent les textes des passages qui pourraient être blasphématoires. Partant, pour R. Chartier, qui compte étudier la lecture doit être attentif aux « protocoles de lecture déposés dans l’objet lu, non seulement par l’auteur qui indique la juste compréhension de son texte mais aussi par l’imprimeur qui en compose, soit avec une visée explicite, soit sans même y penser, conformément aux habitudes de son temps, les formes typographiques » 43 . P. Bourdieu préconise pour sa part de « faire une critique du statut social du document : ce texte, pour quel usage était-il fait ? » 44 . Cette démarche est utile dans la mesure où, selon leur « statut social », les textes ne sont pas redevables d’une même appréhension. Tandis que « toute œuvre légitime tend en fait à imposer les normes de sa propre perception et [...] définit tacitement comme seul légitime le mode de perception qui met en œuvre une certaine disposition et une certaine compétence » proprement artistiques 45 , « il y a toutes sortes de textes qui peuvent passer directement à l’état de pratique, sans qu’il y ait nécessairement médiation d’un déchiffrement au sens où nous l’entendons » 46 . En d’autres termes, on apprend à lire différemment les romans de Balzac, le dictionnaire, les horaires de bus ou les livres de prières...

Parfois rapportées aux caractéristiques des auteurs, tant sociales que littéraires (avec leur position dans le champ littéraire), les injonctions textuelles sont reconstruites à partir de différents éléments. Dans la lignée des théoriciens de la réception, les chercheurs peuvent « décrire en termes de linguistique textuelle » « un processus correspondant à des intentions et déclenché par des signaux » 47 . Ils veillent alors à dégager « les stratégies [qui] peuvent être discernées grâce aux techniques utilisées dans le texte » qui sont supposées inscrire le « sujet » dans le texte 48 . En pointant des élisions de noms de lieux derrière lesquels se cachent les abords de Nice, des allusions, telle ou telle adresse aux destinataires « si vous voyez ce que je veux dire », etc., A. Viala met en évidence des « effets de connivence » avec le lecteur dans le recueil de Le Clézio 49 . C’est jusque dans la rhétorique de C. Bobin que S. Tralongo décèle des injonctions textuelles à la « révélation ». A propos de la première page du Très-Bas, elle écrit par exemple :

‘« à l’issue d’une série de phrases pauvres, à la fois sémantiquement et lexicalement [...] une envolée lyrique s’effectue qui creuse un écart entre ce qu’on vient de lire et ce que l’on découvre (écart qui doit emporter le lecteur). Cette envolée lyrique est provoquée au moyen de métaphores, de comparaisons et d’images offrant une possibilité de visualisation d’éléments appartenant au règne naturel (animal, végétal) » 50  ’

Sociologues ou historiens repèrent également comme injonctions textuelles les structures narratives (plus ou moins répétitives, construites sur le mode du suspense, entrelaçant ou non les intrigues, etc.), le découpage des textes en développements plus ou moins longs et l’organisation ou non des textes autour d’une ou plusieurs thématiques. Aux romans de gueuseries découpés en chapitres et paragraphes brefs, font écho les romans-feuilletons qui soumettent la lecture au rythme des livraisons 51 . Privilégiant les articles brefs sur des sujets variés et offrant une « information ‘‘atomisée’’ », la « grande presse » encourage une « curiosité sautillante » et n’apprend pas à suivre une argumentation développée 52 .

Enfin, l’identification des thématiques et le repérage de l’orientation idéologique des textes à partir d’une analyse du traitement, littéraire ou autre, du réel permettent aussi la reconstruction des injonctions textuelles. Là ce sont les ellipses sur les caractéristiques sociales des personnes publiques évoquées qui sont pointées comme moyen « d’écarter toute interrogation sur le principe réel des différences, ou des inégalités » 53 . C’est « la double ‘‘indignité’’ littéraire de [Passion simple] : l’intime sexuel écrit par une femme et le ‘‘populaire’’ » 54 qui retient l’attention d’I. Charpentier étudiant les réceptions de l’œuvre d’A. Ernaux par la critique. Quant à S. Tralongo, elle s’intéresse à la « logique de la résignation » se dégageant de la composition et des thématiques des textes de Bobin 55 avant d’analyser les réceptions des récits de Bobin par des lecteurs aux caractéristiques sociales différentes. R. Chartier s’attache au traitement de la « figure » du bandit généreux, apparue avec le remaniement d’un fait divers. Il dégage ainsi l’orientation morale des éditeurs troyens :

‘La figure du bandit généreux « trouve avec Guilleri sa première incarnation dans le catalogue bleu [...] en un moment et dans une forme soumis au strict contrôle de la morale chrétienne. [...] De là, la disparate d’un texte qui ensemble exalte et réprouve son héros, compatit à ses misères et pourtant célèbre son châtiment, rend aimables ses subtilités tout en les tenant pour des conduites punissables » 56  ’

De manière programmatique ou effective, les recherches sur la réception des œuvres envisagent de confronter des injonctions textuelles et leurs appropriations par des lecteurs réels :

‘« Le lecteur implicite est une conception qui situe le lecteur face au texte en termes d’effets textuels par rapport auxquels la compréhension devient un acte. [...] [Il] n’est pas l’abstraction d’un lecteur réel. [...] On peut se demander si la synthèse [lecteur implicite/lecteur réel] a des chances de se produire réellement. » 57
Notes
30.

R. Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, p. 12.

31.

J.-C. Passeron, « L’Usage faible des images. Enquête sur la réception de la peinture. », in J.-C. Passeron, Le Raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 258-259.

32.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970, p. 44.

33.

A.-M. Thiesse, Le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Epoque, Paris, rééd. Seuil, 2000, 283 p.

34.

R. Chartier, Lectures et lecteurs..., op. cit., p. 12.

35.

E. Maigret, « ‘‘Strange grandit avec moi’’. Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de super-héros », Réseaux, 70, 1995, 79-102 p., O. Vanhée, Lire un manga. Les principes de légitimité en jeu dans les représentations de la lecture et dans les réceptions effectives, mémoire de DEA sous la direction de C. Détrez, sept. 2004, 246 p.

36.

I. Charpentier, Une Intellectuelle déplacée - Enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Annie Ernaux (1974-1998), Thèse de doctorat, Amiens, Université de Picardie, 1999, 3 volumes, 849 p.

37.

S. Tralongo, Les Réceptions de l’œuvre littéraire de Christian Bobin. Des injonctions des textes aux appropriations des lecteurs, Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, 2001, 583 p.

38.

A. Viala, « Sociopoétique », in G. Molinié et A. Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, 1993, p. 137-303.

39.

J. Leenhardt et P. Józsa, Lire la lecture. Essai de sociologie de la lecture, Paris, rééd. L’Harmattan, 1999, 422 p.

40.

R. Chartier, Lectures et lecteurs..., op. cit., p. 248.

41.

I. Charpentier, « Anamorphoses des réceptions critiques d’Annie Ernaux. Ambivalences & malentendus d’appropriation », in F. Thumerel (dir.), Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux, Arras, Artois Presses Université / SODIS, 2004, p. 238.

42.

R. Chartier, Lectures et lecteurs..., op. cit., p. 255.

43.

R. Chartier, « Du livre au lire », in R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Paris, rééd. Payot & Rivages, 1993, p. 80-81.

44.

P. Bourdieu et R. Chartier, « La Lecture : une pratique culturelle », in R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, op. cit., p. 271. Cf. aussi B. Lahire, « Ecrits hors école : la réinterrogation des catégories de perception des actes de lecture et d’écriture », in B. Seibel(dir.), Lire, faire lire. Des usages de l’écrit aux politiques de lectures, Paris, Le Monde éd., 1995, p. 147-148.

45.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 29. Pour une critique de l’approche légitimiste des pratiques culturelles, cf. C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit., p. 22 notamment.

46.

Si chaque lecture n’a pas pour fin le « déchiffrement de sens » des lectores, il reste que toute lecture est construction de sens, cf. R. Chartier, « Le Monde comme représentation », Annales ESC, 1989, n° 6, p. 1505-1520.

47.

H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978,p. 50.

48.

W. Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga éditions, 1976, p. 162-163.

49.

A. Viala, « Sociopoétique », op. cit., p. 245.

50.

S. Tralongo, Les Réceptions de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, op. cit.,p. 145.

51.

A.-M. Thiesse, Le Roman du quotidien, op. cit., p. 18 et 23. Pour l’historienne, « le roman-feuilleton ne constitue nullement un genre littéraire : chaque quotidien, lui-même déterminé par son public et son image de marque, publie un type précis de roman dans la rubrique feuilleton », p. 107.

52.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 256.

53.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 235.

54.

I. Charpentier, « Des passions critiques pas si simples... Réceptions critiques de Passion simple d’Annie Ernaux », in J. Dor, M.-E. Henneau (dir.), La Femme & le livre, Paris, L'Harmattan, 2005.

55.

S. Tralongo, Les Réceptions de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, op. cit.,p. 154.

56.

R. Chartier, Lectures et lecteurs..., op. cit., p. 342.

57.

W. Iser, L’Acte de lecture, op. cit., p. 70 et 73.