b. confrontation avec des lectures effectives

Cette confrontation se réalise différemment selon l’accessibilité des réactions lectorales. Les réponses des lettrés au questionnaire de l’abbé Grégoire (1790), de rares récits de vie liés à des vies exceptionnelles (ascension sociale, convocation à un procès), des catalogues d’éditeurs, des inventaires de fonds de librairies permettant de préjuger des succès rencontrés par les différents titres, les livres mêmes dans leur lettre et leur matérialité, etc. permettent à l’historien d’approcher par exemple les lectures paysannes du XVIIIe siècle 58 . Pour étudier les appropriations contemporaines des œuvres, les sociologues produisent ou utilisent plus couramment d’autres matériaux : entretiens, observations, courrier des lecteurs, écrits publics des critiques, etc.

Les études en réception envisagent la part active du lecteur dans l’appropriation des textes. Pour H. R. Jauss, l’œuvre littéraire est « faite, comme une partition, pour éveiller à chaque lecture une résonance nouvelle qui arrache le texte à la matérialité des mots et actualise son existence » 59 . Dans cette perspective, la lecture a le « statut d’une pratique créatrice, inventive, productrice », qui ne s’« annul[e pas] dans le texte lu comme si le sens voulu par son auteur devait s’inscrire en toute immédiateté et transparence, sans résistance ni déviation, dans l’esprit de ses lecteurs » 60 . Ces recherches questionnent l’idée qui sous-tend les politiques d’éducation par le livre (sous Ferry par exemple) ou les discours stigmatisant les lectorats à partir d’une appréhension négative des produits culturels consommés 61 , et selon laquelle les livres modèlent les lecteurs, comme si lire signifiait « ‘‘devenir semblable à’’ ce qu’on absorbe, et non le ‘‘rendre semblable’’ à ce qu’on est, le faire sien, se l’approprier ou réapproprier » 62 .

En confrontant des injonctions textuelles aux appropriations réelles, les recherches explorent donc la question de leur concordance. Elles indiquent le bien-fondé de cette mise en question. L’étude de R. Hoggart sur une fraction des classes populaires anglaises des années 1950 montre par exemple que, loin d’être modelés par la presse de grande diffusion, selon un « processus de réassurance culturelle » 63 , ces lecteurs « savent en prendre et en laisser » en fonction de ce qu’ils sont 64 et de ce qu’ils attendent de leurs loisirs : un « divertissement ». Pour R. Hoggart, les effets de la grande presse se perçoivent moins dans une transformation radicale et l’abandon de traits culturels traditionnels ou dans les styles de vie (comme le supposent des détracteurs), que dans l’exacerbation et l’amplification de traits culturels traditionnels (une indifférence politique, un conformisme à l’endroit des valeurs et du style de vie, une curiosité sautillante, etc.) « flattés » de manière « complaisante » dans la presse.

L’adéquation entre les appropriations des lecteurs et les injonctions des textes peut en partie être renvoyée à la « connivence culturelle » 65 entre le lecteur et l’auteur. Dans le travail de R. Hoggart, il apparaît que si les produits de la grande diffusion touchent « leur public en jouant de mécanismes déjà en place », c’est moins par machiavélisme ou complot de la classe dominante (comme le suggèrent des analystes de l’aliénation des masses 66 ) que parce que les « producteurs de cette littérature [...] connaissent leur public populaire comme seuls le connaissent ceux qui en sont issus. » 67 R. Darnton met en évidence un autre exemple de connivence entre lecteur et auteur en dégageant l’adéquation des lectures d’un négociant de La Rochelle du XVIIIe siècle avec les souhaits de J.-J. Rousseau 68 . Rompant avec les cercles parisiens, J.-J. Rousseau entend s’adresser à « des provinciaux, des étrangers, des solitaires, des jeunes gens » en inventant une littérature où il « peut parler directement au lecteur, en se débarrassant des artifices des belles-lettres et en court-circuitant le beau monde ». Comme le montre sa correspondance avec son libraire, J. Ranson trouve son compte dans cette œuvre et met en œuvre une lecture distincte de la lecture lettrée, une lecture qui aide le lecteur dans son quotidien :

‘« ce qui frappe dans les lettres de Ranson, c’est moins la possession de tel ou tel ouvrage que l’usage qu’il en fait. Dès qu’il devient père, il a recours aux livres. Il lit pour élever ses enfants. [...] Derrière ce comportement, on peut discerner une nouvelle attitude devant le livre. La lecture ne relève plus de la littérature, mais de la vie et surtout de la vie familiale, exactement comme Rousseau le souhaitait » 69

Enfin, l’exploration des réceptions effectives permet de souligner que l’appréciation des lectures repose parfois moins sur l’appréciation des textes que sur l’activité de réception à proprement parler et, par exemple, le plaisir de passer de sa propre « expérience » ou de ses « sentiments personnels » 70 aux archétypes de romances, dont le côté « conventionnel » n’est pas ignoré.

Par ailleurs, la comparaison des réceptions d’un lectorat aux caractéristiques sociales et biographiques variées permet de constater que si les lecteurs réagissent effectivement à des injonctions semblables, ils y réagissent différemment. Ce constat atténue encore l’idée d’une détermination des réceptions par les textes mêmes. En effet, remarquant l’appréciation de l’œuvre de J.-J. Rousseau aussi bien par des sans-culottes que par des aristocrates et des bourgeois, Roger Chartier suggère des investissements et satisfactions différents selon l’appartenance des lecteurs à telle ou telle partie du corps social 71 . Pour sa part, à partir du courrier des lecteurs d’A. Ernaux, I. Charpentier observe que :

‘« les hommes privilégient (classiquement) un registre politique et social (ils parlent dans leurs courriers de ‘‘trahison de classe’’, ils évoquent les effets du déplacement social, la ‘‘fraternité’’ de classe...), les femmes, elles, s’expriment sur un mode plus intropathique, ‘‘émotionnel’’, ‘‘sentimental’’, éthique : elles évoquent la ‘‘douleur’’ des ‘‘accidentés de la vie’’ et assurent l’auteur de leur ‘‘reconnaissance’’ et de leur ‘‘sympathie’’ pour avoir eu ‘‘le courage’’ d'écrire ‘‘leur’’ histoire en leurs noms et places » 72

Et, étudiant les réceptions de Passion simple par la critique littéraire, la sociologue souligne que les réactions diffèrent moins en fonction des organes de presse et des options politiques et esthétiques qui y sont attachées qu’en fonction des origines et des trajectoires sociales ainsi que du sexe des critiques littéraires : les femmes, de trajectoire sociale ascendante, sont plus sensibles à l’écriture d’A. Ernaux 73 . E. Maigret constate l’évolution de l’appréciation de la littérature de super-héros selon l’âge des lecteurs (garçons de milieux favorisés interrogés ou lus dans le courrier des fans). Leurs intérêts pour les aspects « hyper-masculins » des séries sont mis à distance avec l’avancée en âge : les lecteurs ayant cessé de les lire « se moquent des ‘‘gros bras’’ », quand ceux qui en sont encore lecteurs affichent leur intérêt pour « les renouvellements esthétiques ou pour les thématiques socio-politiques » 74 des séries. S. Tralongo montre que les caractéristiques sociales des lecteurs (position sociale, sexe, événement biographique) ont des effets non seulement sur l’appréciation des textes de Bobin mais aussi sur les modalités de l’appropriation. Par exemple, interrogés sur l’œuvre, certains professionnels du livre, libraires ou éditeurs, dégagent l’esthétique de la révélation propre aux textes de Bobin. Ils s’attachent moins à leur propre expérience de ces effets textuels qu’à celle des lecteurs dont ils sont conseillers en lecture (leurs clients) : ils envisagent que les textes puissent avoir sur certains de ceux-ci un effet de révélation. Des lecteurs non professionnels en revanche expriment leurs réactions positives ou négatives à cette esthétique de la révélation et donnent, ou non, prise à la logique de la résignation 75 .

Parallèlement à l’enrichissement de la compréhension sociologique de la lecture, ces travaux soulèvent de nouvelles questions, du fait de l’homogénéité de la population enquêtée ou des textes étudiés.

Notes
58.

R. Chartier, Lectures et lecteurs..., op. cit., p. 224-354.

59.

H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 47.

60.

R. Chartier, « Du livre au lire », op. cit., p. 80.

61.

Cf. par exemple l’analyse par O. Vanhée des premiers discours publics au sujet des mangas : « La Construction d’un problème public : stigmatisation des mangas, des lecteurs de manga et de leur rapport aux mangas », op. cit., p. 33-50.

62.

M. de Certeau, L’Invention du quotidien. Tome 1. Arts de faire, rééd. Gallimard, 1990, p. 241.

63.

J. Hébrard commente ainsi la démarche de R. Hoggart, J. Hébrard, « L’Autodidaxie exemplaire. Comment Valentin Jamerey-Duval apprit-il à lire ? », in R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Paris, rééd. Payot & Rivages, 1993, p. 32.

64.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 57 : « Il existe toute une littérature qui traite de l’influence extraordinaire qu’auraient les ‘‘moyens de communication de masse’’ sur les classes populaires. Pourtant il suffit d’écouter parler des gens du peuple, à leur travail ou chez eux, pour douter que l’influence de la grande presse ou du cinéma ait été aussi profonde qu’on le dit : la langue couramment parlée dans les classes populaires ainsi que le fonds d’idées reçues qu’elle véhicule doivent encore beaucoup à la tradition orale du groupe local. » Les citations suivantes sont tirées des p. 226 et 298, p. 294, p. 256.

65.

J.-C. Passeron, « L’Usage faible des images », op. cit., p. 276. 

66.

J. Corner y revient lorsqu’il propose une réflexion intéressante pour envisager une recherche articulant l’intérêt pour les réceptions et celui pour la constitution d’un savoir public, cf. J. Corner, « Sens, genre et contexte : la problématique du ‘‘savoir public’’ », Réseaux n° 79, 1996, 20 p.

67.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 226 et p. 267.

68.

R. Darnton, « La Lecture rousseauiste et un lecteur ‘‘ordinaire’’ au XVIIIe siècle », in R. Chartier (dir), Pratiques de la lecture, op. cit., p. 161-199.

69.

R. Darnton, « La Lecture rousseauiste... », op. cit.,p. 186, on souligne.

70.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 212 et 287.

71.

R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990, p. 105-106.

72.

I. Charpentier, « Lectures sociopolitiques d’une œuvre littéraire à dimension auto-sociobiographique : réceptions d’Annie Ernaux », French Cultural Studies, numéro spécial « French literary Receptions », L. Thomas (ed.), à paraître en 2006.

73.

I. Charpentier, « Anamorphoses des réceptions critiques d’Annie Ernaux », op. cit., p. 231.

74.

E. Maigret, « ‘‘Strange grandit avec moi’’ », op. cit., p. 102.

75.

S. Tralongo, « Chapitre VII. Des lectures professionnelles des textes de Bobin », op. cit., p. 429-462 et « Chapitre X. La fonction symbolique des textes littéraires », op. cit., p. 522-560.