c. usage critique des recherches en réception

L’analyse des réceptions de la presse de grande diffusion par des lecteurs des classes populaires par R. Hoggart est convaincante. En effet, l’auteur met au jour leur logique en les inscrivant dans un ethos et un style de vie reconstitués 76 . Elles sont décrites comme mises en œuvre d’un « regard oblique » à partir duquel les lecteurs en prennent et en laissent, en résistant de différentes manières (par l’humour et la dérision par exemple) aux éléments différents des traits culturels traditionnels (informations nationales voire internationales vs intérêt pour le local ; nouvelles normes conjugales vs mœurs traditionnelles ; etc.). Ce « regard oblique » est analysé notamment comme une déclinaison de la méfiance que les membres des classes populaires entretiennent à l’endroit des « autres », ceux qui ont le pouvoir de diriger la vie. Il apparaît comme le « refus réaliste de se laisser ‘‘avoir’’ », mais aussi comme « le besoin de ‘‘se remonter le moral’’ », la capacité de « savoir en profiter ». Cependant, cette analyse ne clôt pas la question de savoir si ce « regard oblique » n’est propre qu’aux membres des classes populaires : seule une analyse comparative de lecteurs appartenant à différentes classes sociales, ayant des styles de vie et ethos différents permettrait de conclure à ce propos.

On peut faire un même usage critique de l’approche en réception des textes de C. Bobin proposée par S. Tralongo. Elle est riche par bien des aspects. Du fait de certaines de leurs propriétés (thématiques, rhétorique, structure d’ensemble, etc.), les textes de C. Bobin ont rempli une « fonction d’aide symbolique » auprès de certains lecteurs par le biais de différents processus : « par identification, par objectivation et distanciation, par requalification des contextes et situations. » Ils ont permis de « légitimer la vie solitaire », « le goût de lire », de « verbaliser ce qui pose problème », de « revaloriser le quotidien », de « repenser l’amour, la mystique », « la femme, la nature », « la place de l’artiste dans la société », etc. 77 . Néanmoins, comme le note d’ailleurs la sociologue, les textes de C. Bobin n’ont pas le monopole de cette fonction « assez courante de la lecture » 78 . Diverses enquêtes, partant des lecteurs pour remonter aux pratiques de lecture, montrent en effet comment des lecteurs différents satisfont cette fonction lectorale en lisant des textes variés. B. Lahire constate ainsi le « rôle quasi ‘‘réparateur’’ » joué par les « biographies romancées » et « histoires vécues sur un drame quelconque » auprès de lectrices de milieux populaires 79 . F. de Singly et E. Schön soulignent l’importance accordée à la « fonction thérapeutique » par des adolescents lecteurs de littérature 80 . L’enquête menée par G. Mauger, C. F. Poliak et B. Pudal auprès d’adultes d’une même génération, mais de professions variées, met en évidence le fait que des essais, des livres pratiques aussi bien que des œuvres littéraires remplissent cette fonction lectorale en des moments de « construction ou de reconstruction identitaire » 81 .

La mise en évidence des liens entre des usages sociaux particuliers de la lecture et un événement ou une situation biographique, une position dans le cycle de vie ou une position sociale, l’ethos propre à des conditions d’existence particulières, etc. d’une part, et celle de l’indépendance relative des usages sociaux des textes vis-à-vis de catégories de textes d’autre part, conduisent, si ce n’est à relativiser les effets des injonctions textuelles, tout au moins à les interroger plus avant.

Sans évincer les régularités dégagées par les enquêtes, des recherches montrent la relative souplesse des liens entre textes, façons de lire et lectorats 82 . En caractérisant des textes non seulement par leur genre, mais aussi par un « niveau de légitimité », P. Parmentier infirme par exemple les associations hâtives entre expériences lectorales et lectorat socialement situé :

‘« trop d’analyses des consommations culturelles ont catégorisé les œuvres selon leur effet mental supposé sur les sujets (‘‘identification’’, ‘‘distanciation’’, ‘‘évasion’’, ‘‘assouvissement’’, ‘‘hypnagogie’’, etc.), ont déduit a priori cet effet à partir de propriétés intrinsèques des genres et ont expliqué par là la composition sociale des publics en attribuant aux différents groupes de lecteurs des types d’expérience esthétique ou intellectuelle, de fonctionnement mental. Mais que peut-on dire de ce qui se passe là, si ce n’est par ethnocentrisme de classe ? » 83

Il constate en effet que des lecteurs aux profils sociaux et scolaires différents s’emparent de textes relevant de mêmes genres et satisfaisant donc potentiellement des attentes lectorales similaires. Plus que le genre, le degré de légitimité des textes (reconstruit à partir de divers indicateurs : éditeurs, prix des textes, prix littéraires des auteurs ou des ouvrages, réseaux de distribution, discours d’accompagnement interne et marquage social externe, etc.) distingue les lectures effectuées par des lecteurs de profils sociaux et scolaires différents.

En menant une étude auprès d’un lectorat socialement hétérogène 84 , G. Mauger, C. F. Poliak et B. Pudal mettent en doute l’exclusivité de l’association entre appropriation « ordinaire » des textes et lectorat populaire 85 .

Pour rendre raison du caractère ni systématique, ni nécessaire des liens entre textes, façons de lire et lectorats, on peut suivre une autre voie, celle de l’étude de la constitution et de la mise en œuvre d’habitudes de lecture. Les enquêtes sur la distribution sociale des pratiques et sur la réception de textes particuliers esquissent cette voie mais ne l’abordent pas de front. En effet, dans les premières, les variables discriminantes ou les caractéristiques sociales et biographiques subsument des processus de socialisation et de constitution d’habitudes lectorales et des contextes de lecture. Ces processus sont supposés mais non spécifiquement étudiés. Les secondes enquêtes rapportent la sensibilité des lecteurs aux injonctions textuelles à ces processus mais n’en font pas non plus leur objet d’étude. Non seulement ces approches apportent des éléments propres de compréhension de la lecture, mais elles soulignent aussi en creux la pertinence et l’importance de notre objet d’étude.

Notes
76.

R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 43-44 : « J’ai donc choisi de donner pour point de départ à l’analyse de la description d’un milieu ouvrier relativement homogène, dont j’ai tenté d’évoquer l’atmosphère et le style de vie en décrivant son environnement et ses attitudes. Sur cet exemple concret, il sera peut-être plus facile de voir comment les sollicitations de la grande presse se trouvent rencontrer des attitudes traditionnelles de la classe ouvrière, quelle est l’influence de cette presse sur les attitudes et dans quelle mesure celles-ci sont capables d’y résister ».

77.

S. Tralongo, Les Réceptions de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, op. cit.,p. 537 et 541.

78.

A propos des satisfactions lectorales décrites par les lecteurs de romans policiers, A. Collovald et E. Neveu soulignent également « Il n’est guère douteux qu’une large part des raisons et citations mobilisées dans les pages qui précèdent pourrait se retrouver dans des enquêtes sur d’autres genres. », A. Collovald et E. Neveu, Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Paris, BPI-Centre Pompidou, 2004, p. 190.

79.

B. Lahire, La Raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1993, p. 121.

80.

F. de Singly, « La lecture de livres pendant la jeunesse », op. cit., p. 154 : la « relation [émotionnelle avec les objets symboliques] soutient le détour que le soi accomplit par le livre pour se retrouver. Chez certains jeunes, le livre peut même devenir ‘‘thérapeutique’’ » ; E. Schön, « La ‘‘fabrication’’ du lecteur », in F. de Singly (dir.), Identité, lecture, écriture, Paris, BPI, 1993, p. 31 : « les jeunes insistent sur l’importance de la lecture à l’adolescence, notamment en ce qui concerne les problèmes d’identité qui se posent alors à eux. »

81.

G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 14-15, cf. n. 52.

82.

Il paraît en ce sens peu opportun de caractériser des textes socialement à partir de leur lectorat comme le faisait l’histoire culturelle – cf. Mandrou – critiquée par R. Chartier ou C. Ginzburg. Il s’agit donc pour l’historien (mais aussi le sociologue), « de caractériser des pratiques qui s’approprient différentiellement les matériaux qui circulent dans une société. » R. Chartier, « Textes, imprimés, lectures », in M. Poulain (dir.), Lire en France aujourd’hui, op. cit.,p. 27 ; « Par une transition brutale et inexpliquée [Mandrou] a défini [la littérature de colportage], en tant qu’instruments d’une acculturation victorieuse, comme le ‘‘reflet... de la vision du monde’’ des classes populaires sous l’Ancien Régime. Il attribue ainsi tacitement à celles-ci une complète passivité culturelle, et à la littérature de colportage une influence disproportionnée. », C. Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVI e siècle, Paris, Flammarion, 1980, p. 10.

83.

P. Parmentier, « Les Genres et leurs lecteurs », Revue française de sociologie, XXVII, 1986, p. 429.

84.

C. Grignon engage à étudier de plus près les pratiques culturelles effectives des membres des classes dominantes, dans C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit.,p. 98.

85.

G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit.,p. 14. B. Lahire élargissait aussi les constats faits en enquêtant auprès de lecteurs de milieux populaires, B. Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 110-111. C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 160-161. C. Détrez constate également la mise en œuvre étendue du mode d’appropriation ordinaire et réfute la qualification « stigmatisante » de ce mode d’appropriation par son lectorat, C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 378 : « Les analyses sociologiques des pratiques de lecture propres aux classes populaires s’appliquent donc pour l’essentiel aux façons de lire des adolescents observés dans notre enquête, quand ils sont encore au collège. Cette coïncidence entre les pratiques adolescentes et les pratiques populaires invite à réfléchir. Dans un cas comme dans l’autre, ce mode d’appropriation se trouve en danger de stigmatisation : qualifié de populaire, il encourt l’illégitimité culturelle. La façon de lire des classes populaires serait ainsi une lecture immature, en comparaison du degré d’achevé que représenterait la lecture des classes supérieures. Qualifié d’adolescent ou de juvénile il devient le stade inachevé, l’étape d’un processus continu qui ne trouve son accomplissement que dans les formes d’une lecture savante et lettrée de la littérature, considérée alors comme la norme de référence universelle de la façon de lire. En dehors de tout ce qui les sépare, les collégiens et les membres des classes populaires ont en commun de n’avoir pas (ou pas encore) été exposés à l’inculcation d’une scolarité littéraire classique telle qu’elle est dispensée dans les lycées. »