a. différents ancrages des perceptions : savoirs et expériences

Lorsqu’il compare les rapports différenciés qu’entretiennent les membres des différentes fractions des classes dominantes à l’endroit des produits culturels, P. Bourdieu explicite des déclinaisons de la disposition cultivée. La perception des produits culturels peut être ancrée dans l’expérience ou dans des savoirs constitués comme tels. L’opposition des idéaux-types du docte et du mondain permet de prendre la mesure de ces déclinaisons :

‘« Cette esthétique pure [typiquement professorale] est bien la rationalisation d’un ethos : [...] le plaisir pur, c’est-à-dire totalement épuré de tout intérêt sensible ou sensuel en même temps que parfaitement affranchi de tout intérêt social mondain, s’oppose aussi bien à la jouissance altruiste de l’homme de cour qu’à la jouissance brute et grossière du peuple » ;
Inversement : « Le plaisir souverain de l’esthète se veut sans concept. Il s’oppose aussi bien au plaisir sans pensée du ‘‘naïf’’ [...] qu’à la pensée présumée sans plaisir du petit-bourgeois et du parvenu, toujours exposé à ces formes de perversion ascétique qui conduisent à privilégier le savoir au détriment de l’expérience, à sacrifier la contemplation de l’œuvre au discours sur l’œuvre » 86

Contrairement au docte qui détient « les instruments d’expression permett[ant] de porter à l’ordre du discours quasi systématique les préférences pratiques et de les organiser expressément autour de principes explicites » 87 , le mondain est à lui-même sa référence : il appréhende et apprécie les œuvres à l’aune de son expérience, esthétique ou autre.

D’un côté, la perception ancre les œuvres « dans une autre réalité que la seule réalité textuelle (le monde des lecteurs) : dans une situation pratique [...], dans un espace connu, vécu [...] ou dans les cadres, les schémas de l’expérience passée ou présente » 88 , que l’expérience soit esthétique ou autre 89 . Ainsi, un texte peut faire écho à une expérience vécue, qui peut être non lectorale ou lectorale. Un texte peut en effet prendre sens par l’écho qu’il fait à d’autres lectures (un écho pas nécessairement intentionnel 90 ). Il rappelle alors au lecteur ce qu’il a ressenti à l’occasion d’une lecture antérieure ou lui permet d’éprouver une nouvelle expérience lectorale.

D’un autre côté, la perception ancre les œuvres dans un univers de savoirs stabilisés – univers de références constitué comme tel – et s’inscrit dans une logique de production d’un discours sur l’œuvre (ou le produit consommé), lui aussi formalisé.

Ainsi, en anticipant sur la présentation du matériau d’enquête, on peut illustrer ces différentes logiques de perception en évoquant deux appréhensions distinctes d’œuvres littéraires. Lorsque Valérie comprend L’Homme et la mer de Baudelaire en référence à une lecture ancienne du mythe de Narcisse, elle ancre sa perception du texte dans ses expériences lectorales et non dans des savoirs stabilisés sur la littérature et se fait reprendre par son enseignante qui lui demande d’« étudier le texte » (cf. infra, chapitre 8). A l’inverse, lorsqu’Esther déclare que, contrairement à d’autres personnages romanesques, Georges Duroy n’est pas un « bel héros », elle ancre sa perception de l’œuvre et des marques textuelles dans des savoirs littéraires stabilisés sur la construction des personnages (cf. infra, chapitre 4).

Attaché à rendre raison de la réalité et de la variation sociale des styles de vie, P. Bourdieu s’intéresse essentiellement dans La Distinction aux perceptions extra-scolaires et extra-professionnelles. Dans ce cadre, le marché/contexte référent des légitimités culturelles est le marché mondain et non le marché scolaire ou universitaire 91 . Les déclinaisons de la disposition cultivée sont secondaires. Ainsi, P. Bourdieu ne cherche pas à rapporter l’écart entre les « théories esthétiques » qui formalisent les « taxinomies esthétiques » et les perceptions esthétiques des œuvres d’art « même [des] spécialistes » à leurs contextes respectifs de production (universitaire vs séculier). Il retient cet écart pour en inférer une caractéristique générale de la disposition esthétique, à savoir la faible « rigueur » des « taxinomies esthétiques implicitement » convoquées et l’implicite des « critères de pertinence qui définissent les propriétés stylistiques des œuvres-témoins » (p. 54). L’objet de recherche justifie dans une certaine mesure ce point de vue.

Mais, parce que l’on s’apprête à comparer les façons de lire constituées et mises en œuvre en contextes scolaires et extra-scolaires, c’est cette distinction des perceptions par leur ancrage différencié (dans l’expérience ou des savoirs stabilisés) qui devient première dans cette recherche. En effet, en contexte scolaire, l’ancrage des réceptions dans tel ou tel univers de savoirs stabilisés (histoire littéraire, linguistique, stylistique) en vue de la production d’un discours formalisé (étude de texte, commentaire) est un critère majeur de l’évaluation positive des lectures (cf. chapitres 4, 6, 7 et 8). Il faut par exemple intégrer l’inégale fréquence des pronoms personnels associés à Charles et Emma dans un extrait de Madame Bovary à un commentaire sur l’inégale initiative des personnages lors de leur première rencontre et non renvoyer la description d’une Emma, perlée de sueur et lapant du curaçao, à une image de magazine érotique (cf. infra, chapitre 6, madame D évoque ce commentaire de texte réalisé par les élèves et la correction qu’elle a donnée). L’examen attentif des habitudes lectorales constituées et mises en œuvre en dehors du contexte scolaire et parfois dans « l’oubli » 92 de ses exigences lectorales, n’empêchera pas de montrer la récurrence de la confrontation des lecteurs lycéens à la légitimité scolaire, notamment en matière de lecture, et ses effets sur les habitudes constituées.

En tenant compte des exigences scolaires dans la construction de l’objet de recherche pour la distinction des façons de lire, on ne « succombe [pas] à l’illusion qui fonde la reconnaissance d’une légitimité » 93 . On pointe en revanche que tous les lecteurs sont directement confrontés à cette légitimité lorsqu’ils sont élèves. On se donne donc les moyens de rendre compte des conditions sociales de difficultés ou d’aisances scolaires en matière de lecture.

Notes
86.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit.,p. 576 et p. 70-71, on souligne.

87.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit.,p. 72.

88.

B. Lahire, « Ecrits hors école », op. cit.,p. 147.

89.

La suggestion de H. R. Jauss de concevoir l’horizon d’attente du lecteur comme étant constitué de ses expériences extra-lectorales et lectorales est intéressante (au regard d’une sociologie de la socialisation, l’opposition entre détermination de classe et détermination de l’histoire individuelle fait en revanche peu sens). Pour lui, la compréhension d’un texte par un lecteur « inclut les attentes concrètes correspondant à l’horizon de ses intérêts, désirs, besoins et expériences tels qu’ils sont déterminés par la société et la classe à laquelle il appartient aussi bien que par son histoire individuelle. Il n’est guère besoin d’insister sur le fait qu’à cet horizon d’attente concernant le monde et la vie sont intégrées aussi déjà des expériences littéraires antérieures. », H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit.,p. 259. J.-M. Goulemot fait pour sa part une grande place aux lectures antérieures : « Le livre lu prend son sens de ce qui a été lu avant lui, selon un mouvement réducteur au connu, à l’antériorité. Pour une large part, le sens naît de cet en-dehors culturel tout autant que du texte lui-même [...]. Tout le savoir antérieur - savoir figé, institutionnalisé, savoir mouvant, traces et bribes - travaille le texte offert au déchiffrement. Il n’y a jamais saisie autonome, sens constitué, imposé par le livre mis en lecture. La bibliothèque culturelle [...] est même, je crois, la condition de possibilité de constitution de sens », in J.-M. Goulemot, « De la lecture comme production de sens », in R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, op. cit, p. 124-125.

90.

B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 81.

91.

Pour P. Bourdieu, en outre, parce que le marché scolaire n’a que le monopole de la certification du capital culturel et non celui de sa constitution, il se plie majoritairement à la reconnaissance du capital culturel des classes dominantes parce, P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 88.

92.

C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit., p. 80-81. J.-C. Passeron estime que les situations de confrontation directe avec les exigences culturelles dominantes sont peu propices à la saisie des activités culturelles des classes populaires, dans ce qu’elles ne doivent pas à leur position dans les rapports de domination culturelle : « C’est l’oubli de la domination, non la résistance à la domination, qui ménage aux classes populaires le lieu privilégié de leurs activités culturelles les moins marquées par les effets symboliques de la domination. », p. 81.

93.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 29.