b. distinguer les perceptions selon la logique de fonctionnement et non selon les traits retenus par les lecteurs

Caractériser la perception selon qu’elle inscrit les objets appropriés dans un univers de savoirs ou dans les expériences conduit à opérer un déplacement par rapport à la caractérisation proposée par P. Bourdieu dans « Disposition esthétique et compétence artistique ». Il écrit en effet :

‘« La perception proprement esthétique se distingue de la perception naïve, c’est-à-dire non spécifique, de l’œuvre d’art, non par la logique de son fonctionnement, mais par le type de traits qu’elle retient comme pertinents en fonction d’un principe de sélection qui n’est autre chose que la disposition proprement esthétique. » 94

Pour lui, la distinction des perceptions selon les « types de traits » retenus fonde l’opposition entre une perception prêtant attention à ce qui réfère au style d’une part et une perception attentive à ce qui réfère au fond et à la fonction d’autre part.

On peut objecter que le lecteur peut ancrer des éléments ou des marques textuelles ayant trait au style dans une expérience lectorale ou non lectorale. Une attention « non spécifique » à ces marques textuelles est possible et ne se réduit pas à l’appréciation d’un style qui se laisse oublier 95 . Inversement, le lecteur peut ancrer des éléments ou des marques textuelles ayant trait au fond ou à la fonction dans un univers de savoirs stabilisés.

Ainsi, la manière dont R. Hoggart reconstruit ses premiers émerveillements, enfantins, devant la poésie de Wordsworth rend tangible une perception des traits stylistiques d’œuvres littéraires à partir d’une expérience lectorale :

‘« La force de ces monosyllabes rappelle, encore, le pouvoir des vers de Wordsworth [...]. Tout cela je l’avais découvert par moi-même, sans l’aide d’un professeur ; et ne pouvant alors me faire expliquer la manière dont ces choses produisaient leurs effets ni trouver quelqu’un pour en discuter, j’avais dû y réagir tout seul ; c’est ce qui en faisait la beauté. » 96

Nul ancrage de la perception dans un univers stabilisé de savoirs sur la littérature, seulement le plaisir des mots, des sons, lors de la lecture. Le plaisir de la découverte des effets poétiques reconstruit par le devenu-professeur-de-littérature témoigne pourtant indubitablement d’une attention au style qui enrichit une expérience lectorale littéraire.

De même, l’attribution d’éléments photographiques à des « genres » en fonction des réactions éprouvées face aux photographies constitue une perception, ancrée dans l’expérience, de traits stylistiques qui suscitent l’horreur, le désir, la révérence pieuse, etc. L’explicitation de la fonction de la réception ne justifie pas de négliger l’attention réelle portée aux traits stylistiques 97 .

Inversement, le contenu d’une œuvre d’art, l’objet représenté, peut être saisi à partir d’un univers de savoirs stabilisés ayant pour vocation de comparer des thèmes traités à telle époque et à telle autre (en fonction des événements par exemple). Il peut aussi être saisi à partir d’un autre univers de savoirs qui vise à identifier les valeurs ou idéologies des œuvres ou d’autres productions culturelles. B. Lahire procède de la sorte lorsqu’il passe au crible des œuvres littéraires et des discours publics : il montre ainsi la récurrence des thématiques associées à l’illettrisme telles que la violence ou la honte culturelle 98 . L’analyse par M.-P. Schmitt des thématiques des extraits de textes figurant dans les listes du baccalauréat entre 1991 et 1993 relève d’une logique similaire. D’une plume polémique, il rend compte de l’éthique qu’il a dégagée de ces textes :

‘« 15 à 20 % des textes développent un propos autour de la foi dans l’homme ou de la transformation heureuse du monde ; d’autres textes, deux fois plus nombreux, s’emploient à fuir la réalité désenchantée, à se réfugier dans l’imaginaire, l’utopie ou le mysticisme ; d’autres enfin, trois fois plus nombreux, envisagent comment il est possible d’aménager ce réel peu séduisant, en soignant son ego et en préférant le juste milieu aux positions extrêmes.’ ‘L’humanisme classique, celui qui prend le respect de l’homme comme l’α et l’ω de l’éthique, qui croit aussi à la perfectibilité humaine ne représente donc que le 5e du total. [...]’ ‘Il s’agit bien plutôt de s’accoutumer au mépris de la vie, à la déception devant la platitude et la stupidité. Que plus du tiers de ces extraits soient là pour apporter à la réalité sa dénégation, souvent violente, montre le lien très fort entre la littérature scolaire et l’inadaptation au monde. » 99

Lorsque les perceptions sont distinguées selon leur ancrage dans des savoirs ou dans l’expérience, c’est « la logique de fonctionnement » qui devient centrale et non le type des « traits » retenus par les lecteurs (ou consommateurs d’autres produits culturels).

Pour limiter les confusions, on a choisi de ne pas reprendre les termes « esthétique », « cultivée », « ordinaire », « naïf » pour désigner les différentes perceptions. Ni coquetterie, ni volonté d’imposer une terminologie personnelle (d’ailleurs reprise à d’autres), les mots « analytique » et « pragmatique » précisent les perceptions que l’on souhaite étudier.

Notes
94.

P. Bourdieu, « Disposition esthétique et compétence artistique », op. cit., p. 1367.

95.

Décrivant les plaisirs lectoraux des collégiens interrogés, C. Détrez remarque que le « style se doit alors d’être au service de l’histoire, doit se faire le plus discret possible. [...] Ces descriptions sont en effet ressenties comme des retards, des obstacles à la bonne poursuite de l’intrigue. », C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 360.

96.

R. Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Gallimard/Le Seuil, 1991, p. 231, on souligne.

97.

« L’image étant toujours jugée par référence à la fonction qu’elle remplit pour celui qui la regarde ou qu’elle peut remplir, selon lui, pour telle ou telle classe de spectateurs, le jugement esthétique prend naturellement la forme d’un jugement hypothétique s’appuyant implicitement sur la reconnaissance de ‘‘genres’’ dont un concept définit à la fois la perfection et le champ d’application », P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 43.

98.

B. Lahire, L’Invention de l’« illettrisme ». Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La Découverte & Syros, 1999, particulièrement chapitres 2 et 4, p. 125-192 et p. 253-272.

99.

M.-P. Schmitt, « L’Ethique étriquée des extraits », in S. Goffard et A. Lorant-Jolly (dir.), Les Adolescents et la lecture. Actes de l’Université d’Evian, Créteil, CRDP Créteil, 1995, p. 160-161. Ne confrontant pas l’éthique dégagée des textes aux réceptions qu’en ont les élèves, l’article ne permet pas de conclure à la réalité de l’intériorisation de cette éthique.