c. façons de lire : appréhensions analytiques et appréhensions pragmatiques

Par rapport au terme « esthétique » qui renvoie à une classe d’objets, les œuvres d’art, et à un « état du champ artistique », le terme « analytique » contient la déclinaison possible de l’appréhension en fonction de différentes classes d’objets, et des univers de savoirs stabilisés variés à partir desquels les objets peuvent être appréhendés. Il peut désigner ainsi, comme on l’a vu précédemment, l’appréhension des discours politiques à partir de la politique constituée comme objet de savoirs par la science politique 100 . Par ailleurs, les textes ne sont pas nécessairement liés à un seul univers de savoirs référents (ce que pouvait induire le lien entre état du champ artistique et disposition artistique). Ils peuvent faire l’objet d’ancrages analytiques différents. Par exemple, une appréhension analytique des textes de Voltaire peut les saisir à partir de savoirs littéraires, politiques, philosophiques, etc., mais aussi à partir des savoirs grammaticaux 101 .

Outre les univers de savoirs renvoyant à différentes disciplines universitaires, ce sont des options théoriques variées au sein de chacune d’elles qui peuvent modifier l’appréhension analytique des textes. La définition d’une juste appréhension analytique constitue d’ailleurs un enjeu de luttes (ou un positionnement) au sein de l’univers académique 102 . H. R. Jauss situe ainsi son approche des œuvres littéraires par rapport à la recherche littéraire marxiste et au formalisme. Il leur reproche de « dépouiller la littérature d’une dimension inhérente à sa nature même de phénomène esthétique » en ignorant « l’effet produit par une œuvre et du sens que lui attribue un public, de sa ‘‘réception’’ » 103 . Plus récemment F. Dupont critique le bien-fondé d’une lecture littéraire (stylistique) de « textes prophylactiques, destinés à être récités rituellement » en soulignant qu’elle « occulte [la] vérité historique » de ces textes. A l’inverse, elle propose une approche mettant au jour les conditions d’énonciation et de réception et obligeant à un renouveau de la compréhension de textes dont les « ‘‘auteurs’’ sont tenus pour des héros fondateurs de la littérature occidentale » 104  :

‘« Ce retour aux sources a pour but de s’interroger sur ce qui finalement nous semble une des grandes illusions de l’histoire littéraire : la poésie lyrique grecque. [...] Sous les noms d’Anacréon, de Sappho et de quelques autres, ont été conservées des chansons, où un Je parle d’amour, de vin, de poésie et l’histoire de la littérature présente comme des œuvres ‘‘romantiques’’, les premiers monuments de l’effusion sentimentale et de la confession touchante remontant au VIe siècle avant Jésus Christ. [...] Cette perception de la lyrique grecque par l’Occident est une de ces fameuses ‘‘appropriation de l’oral’’ par l’écrit. » 105

Refusant d’« ignorer la fonction rituelle de ces mots dans le contexte où ils étaient prononcés, le banquet dionysiaque », F. Dupont permet de comprendre que la « chanson du buveur » « le plus souvent ne fait que dire le plaisir qu’il y a à être au sympόsion, à boire, à aimer et à chanter ».

Il peut donc y avoir différentes appréhensions analytiques selon les univers de savoirs stabilisés dans lesquels ils sont ancrés.

Face à l’« appréhension analytique » des textes, on a préféré l’expression « appréhension pragmatique » à celle de « lecture ordinaire » couramment utilisée en histoire et en sociologie. Cette dernière entend notamment mettre l’accent sur l’ampleur de la diffusion de cette appréhension des textes. Ainsi, C. Détrez précise : « Parce que ce mode de lecture déborde largement tant socialement qu’historiquement, le cadre de ces deux catégories de lecteurs [populaires et collégiens], il est qualifié d’‘‘ordinaire’’. » 106 Souhaitant insister sur les modalités d’appréhension des textes, on a opté pour l’expression « appréhension pragmatique » 107 . Celle-ci suggère la spécificité de l’ancrage des textes dans les expériences vécues ou lues, passées ou présentes, du lecteur.

Comme des conditions d’existence semblables favorisent la proximité des expériences sociales et biographiques, l’hétérogénéité des conditions d’existence favorise la diversité des expériences sociales et biographiques et, partant, celle des appréhensions des textes qui s’y réfèrent : selon les expériences vécues ou lues des lecteurs, le texte peut faire écho à des expériences toujours singulières ou s’inscrire dans des situations variées. Parce qu’elle est plus évidente que la possible multiplicité des appréhensions analytiques d’un même texte 108 , il semble moins important d’insister ici sur la possible multiplicité des appréhensions pragmatiques.

La variété possible des appréhensions analytiques et pragmatiques des textes permet d’envisager que, par des voies différentes, elles s’accordent sur une signification particulière d’un texte ou d’une marque textuelle – par un malentendu non forcément perçu –. Il se peut par exemple qu’en mettant en œuvre une appréhension pragmatique des élèves rejoignent – paraissent rejoindre – l’appréhension analytique d’un texte proposée ou attendue par un enseignant. Ainsi, à la question posée par madame B lors de la vérification de lecture du Rouge et le noir, « Julien Sorel est-il un personnage romantique ? », certains élèves répondent dans leurs copies par l’affirmative en prenant appui sur des arguments qui n’ont pour ancrage ni la littérature telle qu’elle est constituée scolairement ni la définition scolaire d’un personnage romantique, mais leurs expériences et leur conception d’un comportement « romantique » : « baiser la main de madame de Rênal » ou « écrire des mots à mademoiselle de La Mole ».

On aura donc en tête la variété des déclinaisons de chacune des appréhensions des textes lorsqu’on étudiera les façons de lire mises en œuvre par les lecteurs interrogés.

Il faut enfin remarquer que si les univers de savoirs stabilisés et les expériences vécues ou lues, à l’aune desquels les textes sont compris, permettent effectivement de distinguer les appréhensions analytiques et pragmatiques, ils ne se distinguent pas par leur affinité avec la « personne » puisqu’ils peuvent en être et les uns et les autres constitutifs 109 . Qu’elles soient univers de savoirs stabilisés ou expériences, les références permettant la compréhension des textes ont été constituées et intériorisées par les individus et en sont donc également constitutives. De fait, l’appréhension pragmatique n’est pas plus authentique ou plus personnelle que l’appréhension analytique. Toutefois de telles caractérisations des lectures peuvent apparaître dans les propos des lecteurs (et parfois les sociologues s’y arrêtent) en raison des représentations de la personne ou des expériences personnelles dont N. Elias a montré qu’elles étaient socio-historiquement situées 110  :

‘« L’‘‘intériorité’’ est ressentie comme ce que l’on est par ‘‘nature’’ ; et ce que l’on est ou ce que l’on fait dans le rapport avec les autres apparaît comme quelque chose qui est imposé ‘‘de l’extérieur’’, un masque ou une enveloppe que la ‘‘société’’ poserait sur le ‘‘noyau intérieur’’ de la ‘‘nature’’ individuelle. C’est donc elle, la ‘‘société’’, qui représente désormais le ‘‘monde extérieur’’ opposé au ‘‘monde intérieur’’, elle, qui est ressentie comme incapable d’atteindre le ‘‘noyau de l’être véritable’’ ou, le cas échéant, comme la geôlière interdisant à l’individu de sortir de l’intérieur de sa cellule pour pénétrer dans la vie. » 111

L’expression « lecture personnelle », parfois utilisée, permet de désigner des lectures vécues de cette manière ou effectuées par des lecteurs suivant des sollicitations empreintes de cette représentation. Les dites sollicitations constituent, au demeurant, des indices de la constitution sociale des habitudes qu’elles encouragent. Elles manifestent aussi la constitution sociale de cette représentation de la lecture comme reflet de goûts individuels. Certains enquêtés ont en effet dans leur entourage des proches veillant à la constitution de goûts individuels, conçus comme personnels, et d’autres, un entourage s’attachant plus aux goûts partagés qu’aux goûts individuels ou aux savoirs appris.

Notes
100.

P. Bourdieu utilise dans la même perspective, englobante, le terme « scolastique ». Mais son analyse des « conditions sociales de possibilité de la pensée ‘‘pure’’ » - qui ne nous convainc pas - y est trop attachée pour qu’on le reprenne, cf. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 24 et suivantes.

101.

Sur les liens entre grammaire et institution scolaire, M. Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977, p. 107 et suivantes ; cf. l’analyse critique de B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit.,p. 121-132.

102.

Cf. l’analyse de la querelle Barthes/Picard par P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 151-156.

103.

H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 44.

104.

F. Dupont, L’Invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, Paris, La Découverte, 1994, p. 13 et 18.

105.

F. Dupont, L’Invention de la littérature, op. cit., p. 13 et 29.

106.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit., p. 382.

107.

Les termes employés pour décrire des réalités engagent toujours des grilles interprétatives, pointent ce que le chercheur se donne pour objet d’étude et la manière dont il le construit. Sur le choix de concepts en sociologie et en histoire, cf. par exemple J.-C. Passeron, « Histoire et sociologie », Le Raisonnement sociologique, op. cit., notamment les p. 60-63.

108.

La mise au jour de la multiplicité possible des appréhensions analytiques d’un même texte requiert une connaissance de différentes disciplines universitaires, ou de différentes approches au sein d’une même discipline.

109.

Cf. B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 128-136.

110.

Elles révèlent une forme de conscience de soi qui se retrouve dans les « sociétés étatiques de plus en plus diversifiées, [où] les individus se dégagent en tant que tels des groupes plus restreints et plus étroitement liés à des communautés préétatiques de naissance ou des groupes protecteurs », cf. N. Elias, La Société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 169 et N. Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, rééd. Pocket, 1973, 342 p. et S. Faure, Processus de transmission et d’appropriation des savoir-faire de la danse classique et contemporaine, DEA de sociologie et sciences sociales sous la direction de G. Vincent, Université Lumière Lyon 2,1993-1994, p. 26-27.

111.

N. Elias, La Société des individus, op. cit., p. 176.