d. les emprunts à d’autres recherches caractérisant les modes de lecture

Parce que la lecture est loin d’être un objet de recherche vierge de travaux sociologiques, une pluralité de termes existe qui en désignent différents aspects. Le recours à des expressions non encore stabilisées telles que « façons de lire » et « appréhension des textes » entend signifier ce qui retient principalement l’attention dans cette recherche. On ne se prive pas cependant des apports de travaux antérieurs pour éclairer les pratiques observées.

Les « fonctions » et « usages » de la lecture offrent des déclinaisons d’une appréhension pragmatique des textes. A côté de la « fonction thérapeutique » de la lecture, G. Mauger et C. F. Poliak distinguent ainsi trois différentes sortes de lectures. Les lectures de divertissement sont assouvies principalement par les romans. Les lectures didactiques, satisfaites par des types de textes aussi différents que des revues d’informations, des essais, des romans, etc., apportent des connaissances théoriques, techniques et pratiques ou servent un intérêt pratique. C’est le cas des « lectures professionnelles » (qui peuvent être littéraires pour les enseignants). Enfin, les lectures de salut – culturel, éthique ou politique –, s’emparent de « textes explicitement normatifs » ou non 112 . F. de Singly mentionne la fonction de la lecture « dans la construction de l’identité personnelle, notamment durant l’adolescence » 113 . Dans son enquête auprès des lecteurs de milieux populaires, B. Lahire repère notamment la « fonction de sociabilité » que satisfait par exemple la lecture de recueil de blagues, renforçant « la cohésion du groupe ». Il mentionne aussi la « fonction pratique » d’un livre de recettes, etc. 114 . Lorsqu’elle ne se limite pas aux injonctions textuelles légitimes socialement 115 , l’étude des fonctions satisfaites par les lecteurs (et leur genèse) peut mettre au jour des réceptions décalées et par quiproquo comme des réceptions socialement attendues (souvent privilégiées par les recherches attentives aux « lectures ordinaires »). Ainsi, pour le seul exemple de la presse, d’autres attentes lectorales que la recherche d’information (réception socialement attendue) s’observent. Les lecteurs peuvent porter un regard critique sur la presse en s’attachant moins aux formes discursives, à la construction argumentative des articles ou à leur positionnement idéologique qu’à l’écart entre les comptes rendus journalistiques et une réalité qu’ils connaissent. Ils peuvent renforcer des sociabilités et des connivences en constituant des connaissances communes avec des proches – information locale, blague –. Ils peuvent augmenter leur plaisir des lectures angoissantes grâce à la véracité des faits relatés dans les journaux lus. Les lecteurs peuvent être plus attentifs au récit des faits divers qu’aux informations qu’ils contiennent. Ils peuvent aussi rire d’une description horrible comme ils peuvent accorder une « attention oblique » à des informations fausses. Outre l’étude des réactions, plus ou moins conformes, des lecteurs aux injonctions textuelles reconnues (cf. infra, chapitre 4), l’appréciation ou la dépréciation des fonctions attribuées à telle ou telle catégorie de textes étaye l’étude des façons de lire mises en œuvre par les lecteurs (cf. infra, chapitre 5).

L’étude par M. Millet des variations du travail intellectuel au sein des disciplines médicale et sociologique permet de réfléchir l’appréhension analytique par différenciation et ressemblance : en effet, les lectures et copies de textes des étudiants en 3e année de médecine s’apparentent moins à l’appréhension analytique telle qu’on en a précisé les contours que les lectures et copies de quelques étudiants de 3e année de sociologie. Les premières constituent les techniques d’un travail intellectuel visant l’assimilation raisonnée et sélective de connaissances d’« un ensemble fini et relativement univoque d’énoncés de base » ; les secondes sont les techniques d’un travail intellectuel visant la production de connaissances 116 à partir d’« un ensemble de reconstructions interprétatives insubstituables de la réalité historique, [...] un capital discontinu d’intelligibilités partielles ».

Par ailleurs, l’analyse par M. Bakhtine de la « compréhension responsive-active » de locuteurs (relativement à la « compréhension passive » du linguiste) 117 , comme l’étude par B. Lahire du « rapport oral-pratique » à la langue et aux savoirs (relativement à un « rapport scriptural-scolaire ») 118 rendant compte des difficultés scolaires d’enfants d’école primaire, attirent l’attention sur les conditions de lecture. Ces analyses montrent que la compréhension des textes est parfois indissociable d’interactions. Les interactions participent à l’élaboration de la compréhension des textes, la soutiennent et l’orientent par la recontextualisation des propos dans un univers commun de références, par la ponctuation et la sélection de passages significatifs, etc. Le texte peut même n’être qu’un élément parmi d’autres soutenant les interactions, et la lecture qu’un prétexte aux interactions. Contre des points de vue qui décontextualisent la réception des textes et minorent les conditions de lecture, ces analyses soulignent leur importance pour comprendre les façons de lire mêmes.

En soulignant la diversité des manières de lire – lecture oralisée vs lecture silencieuse, lecture collective vs lecture individuelle, lecture intensive vs lecture extensive (un répertoire limité, lu et relu qui « assure l’efficace du texte » vs un répertoire étendu de textes qui ne sont plus « maîtres de vie ») –, R. Chartier initie également une interrogation sur les liens entre textes lus, façons de lire et contextes de lecture 119  : l’appréhension analytique n’est pas nécessairement liée à une lecture individuelle et silencieuse et l’appréhension pragmatique n’est pas nécessairement liée à une lecture oralisée et collective. Prolongeant la réflexion qui le mène du « processus de très longue durée »au cours duquel se diffuse une lecture silencieuse se substituant à une lecture oralisée, à la différenciation sociale des manières de lire dans une société donnée, on fait l’hypothèse que cette différenciation est, à l’échelle individuelle, variation au gré des contraintes lectorales contextuelles et des habitudes lectorales constituées : certains lecteurs peuvent osciller entre lecture individuelle et lecture collective, lecture silencieuse et lecture oralisée.

Nourrie par les nombreuses recherches antérieures, intéressée par la spécificité des façons de lire et assurée des enjeux de la maîtrise de telle ou telle façon de lire au sein de différents contextes, on s’est attachée à étudier avec précision celles qu’avaient pu constituer les enquêtés et les modalités de leur constitution comme de leur mise en œuvre.

Notes
112.

G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 20.

113.

F. de Singly, « La lecture de livres pendant la jeunesse : statut et fonction », op. cit., p. 145.

114.

B. Lahire, La Lecture « populaire ». Les pratiques populaires de la lecture, Voies livres, oct. 1991, p. 8.

115.

La « critique du statut social du document » que recommande P. Bourdieu (à propos des œuvres d’art cf. P. Bourdieu, « Disposition esthétique et compétence artistique », op. cit., p. 1345), ou la « reconstitution de l’horizon d’une expérience esthétique intersubjective préalable », recommandée par H. R. Jauss (H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 51), permettent de mettre au jour les injonctions textuelles légitimes et tout en les situant socialement.

116.

M. Millet, Les Etudiants de médecine et de sociologie à l’étude, Thèse de doctorat en sociologie dirigée par G. Vincent, mai 2000, p. 627 : « La lecture-écriture constitue une pratique du lire spécifique (une technique de lecture) dans laquelle l’acte de lecture consiste à copier et à ré-écrire pour partie le texte lu (à prendre des notes), et [...] une pratique de production spécifique dans laquelle écrire (au sens de composer) consiste à reprendre et réinvestir pour inventer [un objet de recherche par exemple] à partir de choses déjà inventées... ».

117.

M. Bakhtine, « Chapitres 6 et 7 », Le Marxisme et la philosophie du langage, op. cit. et p. 146 pour les expressions citées.

118.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de « l’échec scolaire » à l’école primaire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1993, 305 p.

119.

R. Chartier, « Du livre au lire », op. cit., p. 79-113.