2) Conditions de lisibilité de marques textuelles et lectures effectives

Dans « L’usage faible des images », J.-C. Passeron remarque que les « marques ou ces systèmes de marques [d’œuvres précises] ne réussissent à instaurer un pacte d’interprétation qui ait quelque généralité et quelque efficacité dans la diffusion du sens de l’œuvre que lorsque se trouvent historiquement constituées dans un public les ‘‘attentes’’ qu’attendent les marques textuelles pour pouvoir signifier quelque chose. Le rapport aux œuvres inscrit dans les œuvres ne suffit jamais à l’instaurer ‘‘en acte’’ par la seule efficace de la textualité ou de la matérialité de l’œuvre » 120 . En tenant compte de la variation historique du pacte légitime d’interprétation des textes, il convient de proposer une compréhension des conditions de lisibilité des marques textuelles données par un public précis et des lectures effectives de ces marques textuelles.

En 1966, H. R. Jauss dessine une piste à propos des œuvres littéraires. Il estime que pour échapper « au psychologisme », la seule manière d’analyser « l’expérience littéraire d’un lecteur » consiste en la reconstitution de l’horizon d’attente littéraire du public d’une œuvre (variable historiquement : premier public et publics ultérieurs). Pour mettre au jour cet horizon d’attente littéraire, H. R. Jauss préconise une attention aux « trois facteurs principaux » qui en sont selon lui constitutifs : « l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique » 121 . Pour s’en tenir à la question de la réception qui nous préoccupe au premier chef, on peut noter que si la piste proposée par Jauss est intéressante pour envisager une modalité des réceptions légitimes d’œuvres littéraires, elle ne permet pas de rendre compte de toute expérience lectorale 122 .

En effet, si tant est que les injonctions textuelles soient univoques (que l’opposition entre langage poétique et langage pratique soit la même pour tous, etc.), elles ne déterminent pas, on l’a vu, l’appréhension qu’en ont les lecteurs, en les amenant par exemple à percevoir les références aux œuvres antérieures. Comme P. Bourdieu à propos des œuvres artistiques 123 , J.-C. Passeron souligne qu’il « y a un seuil de connivence culturelle ou idéologique au-dessous duquel la réception n’instaure plus qu’une interprétation par quiproquo [...] Ces réceptions poreuses [...] sont évidemment les plus perméables aux ‘‘projections’’ du récepteur, qui font alors l’essentiel du retentissement de l’œuvre et du travail de sa mise en signification. » 124 Or, l’absence du seuil de connivence n’interdit pas les lectures effectives. Il en va ainsi de ces lectures réalisées en méconnaissance des contextes socio-historiques et esthétiques de production des œuvres. C’est le cas par exemple du roman hongrois intitulé Le Cimetière de rouille dont J. Leenhardt et P. Jozsa décrivaient la lecture, non informée et non soucieuse des enjeux littéraires d’un écrivain de l’Est, par la critique litttéraire médiatique française :

‘L’« œuvre est souvent réduite à n’être qu’un documentaire, simplement plus sensible, mieux informé et, surtout, plus honnête que d’autres. Ce que les experts retiennent de l’anecdote et de la représentation de la vie quotidienne en Hongrie ne risque pas de bouleverser les idées reçues sur les pays socialistes [...] [Le roman] montre des existences entièrement consacrées à surmonter des problèmes matériels d’une urgence si pressante que la lutte pour la survie absorbe toute énergie au point que disparaît le souci de la ‘‘vie’’ au sens plein du terme. » 125

C’est aussi le cas, plus banal, des albums de Tintin que peu d’adolescents interrogés dans cette enquête ont lus en étant informés de leur contexte politique et esthétique de production.

En outre, la piste proposée par H. R. Jauss est pour le moins expéditive quant à la possibilité de saisir sociologiquement des expériences littéraires individuelles. Etudier l’appréhension des textes par des lecteurs singuliers ne nous semble pas devoir nécessairement succomber au « psychologisme ». On peut, par exemple, s’attacher à saisir les modalités individuelles de constitution d’habitudes de lecture et d’appropriation d’actions pédagogiques auxquelles les lecteurs ont été confrontés. P. Bourdieu invitait ainsi à prendre en considération ces processus pour comprendre comment telles et telles œuvres picturales étaient perçues, à un moment donné, comme dignes d’admiration :

‘« L’histoire du goût, individuel ou collectif, suffit à démentir l’illusion que des objets aussi complexes que les œuvres d’art [...] soient capables de susciter, par leurs seules propriétés formelles, des préférences naturelles. [...] C’est en désignant et en consacrant certains objets comme dignes d’être admirés et goûtés que des instances qui, comme la famille ou l’Ecole, sont investies du pouvoir délégué d’imposer un arbitraire culturel, c’est-à-dire, dans le cas particulier, l’arbitraire des admirations, peuvent imposer un apprentissage au terme duquel ces œuvres apparaîtront comme intrinsèquement ou, mieux, naturellement dignes d’être admirées ou goûtées. » 126

Retraçant le parcours autodidactique du paysan Valentin Jamerey-Duval devenu professeur d’histoire à l’académie de Lunéville, J. Hébrard évoque des étapes de la constitution de certaines habitudes de lecture. Loin d’aller de soi, la lecture orthodoxe de la Bible a nécessité l’enseignement du curé du village. Savoir lire les questions posées dans le texte, et celles-là seulement, autrement dit, savoir comprendre de la manière attendue les marques textuelles désignées comme importantes et signifiantes ne repose pas sur des compétences lectorales générales mais constitue une habitude de lecture particulière qui requiert un apprentissage spécifique :

‘« L’instituteur a censuré les lectures, il ne se sent pas la force de censurer les modalités mêmes de l’acte lexique du jeune Valentin. Il confie son disciple au curé du village. C’est donc à l’ecclésiastique que revient la responsabilité du deuxième temps de cette ‘‘certification’’ du lecteur Jamerey-Duval. [...] Il s’agit en fait de réapprendre à lire non seulement sur le catéchisme, mais avec lui. La catéchèse post-tridentine a gardé, on le sait, la forme dialogique de l’écriture didactique antique. Non seulement chaque question trouve sa réponse dans de pareils livres, mais surtout le questionnement y est explicitement inscrit et échappe ainsi à l’initiative du lecteur. Se couler dans le mode de lecture impliqué par le catéchisme devrait donc suffire à enrayer ce mouvement de dérive culturelle qu’induit toute rencontre mal préparée d’une textualité nouvelle » 127

Sans ignorer la question de l’inégale légitimité des différentes appréhensions de textes, l’étude des conditions de leur constitution en habitudes de lecture permet de prêter attention à leur possible variété. La variété des sollicitations lectorales à l’endroit d’un même texte ou d’une même catégorie de textes est en effet le pendant nécessaire, et parfois négligé, d’une « formalité [textuelle] rend[ant] possible la mise en œuvre de modes de lecture diversifiés » et « des appropriations sociales différenciées » 128 ou d’une non « univocité » des textes 129 . Elle mérite donc d’être étudiée.

On peut poser les jalons de la recherche en évoquant différents aspects de la constitution des habitudes de lecture : les modalités des sollicitations lectorales, leur possible pluralité, les appropriations dont elles font l’objet.

Notes
120.

J.-C. Passeron, « L’Usage faible des images », op. cit., p. 276.

121.

H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 49.

122.

Par ailleurs, on pourrait discuter la conception qu’a Jauss des œuvres artistiques. De manière proche de P. Bourdieu, H. R. Jauss préjuge des modalités de production des œuvres littéraires en faisant comme si toute œuvre avait été réalisée selon une logique de production autonome, comme si toute œuvre était nourrie de toutes les œuvres antérieures et était réaction à celles-ci. Or, même lorsque le champ de production artistique est autonome, des œuvres échappent à ce processus (« sous-champ de la grande production » ou « hors-champ », B. Lahire, « Champ, hors-champ, contre-champ », in B. Lahire, Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999, p. 23-59). En outre, si l’on peut objectivement situer les œuvres les unes par rapport aux autres, il est erroné de lire en chacune d’elles des relations reconstruites de manière analytique. A l’appui de cette critique, on peut d’ailleurs convoquer ce que P. Bourdieu écrit sur un autre sujet : « on donne [alors] pour principe objectif de la pratique ce qui est conquis et construit par le travail d’objectivation, projetant dans la réalité ce qui n’existe que sur le papier, par et pour la science », P. Bourdieu, Le Sens pratique, Minuit, Paris, 1980, p. 60.

123.

P. Bourdieu, « Disposition esthétique et compétence artistique », op. cit., p. 1371 : « Lorsque le message excède ses possibilités d’appréhension, le spectateur incapable de recevoir l’information n’a d’autre choix que de se désintéresser de ce qui lui apparaît comme bariolage sans rime ni raison, comme jeu de formes ou de couleurs dépourvu de toute nécessité, ou d’appliquer les codes dont il dispose, sans s’interroger sur leur adéquation et leur pertinence. »

124.

J.-C. Passeron, « L’Usage faible des images », op. cit., p. 276.

125.

J. Leenhardt et P. Józsa, Lire la lecture, op. cit., p. 60.

126.

P. Bourdieu, « Disposition esthétique et compétence artistique », op. cit., p. 1348.

127.

J. Hébrard, « L’Autodidaxie exemplaire. Comment Valentin Jamerey-Duval apprit-il à lire ? », op. cit., p. 65.

128.

B. Lahire, La lecture « populaire ». Les pratiques populaires de la lecture, Voies livres, oct. 1991, p. 3.

129.

« S’il n’est évidemment pas de produit ‘‘naturel’’ ou fabriqué qui s’accommode également de tous les usages sociaux possibles, il reste qu’il en est sans doute très peu qui soient parfaitement ‘‘univoques’’ et qu’il est très rare que l’on puisse en quelque sorte déduire l’usage social de la chose de la chose elle-même », P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 20, on souligne.