3) « Pédagogie rationnelle » vs « immersion et pratique »

Parce qu’elle invite à s’interroger sur les modalités de constitution des habitudes, revenons à l’opposition des idéaux-types du docte et du mondain, un temps laissée de côté. P. Bourdieu explique en effet le rapport différencié aux œuvres d’art du docte et du mondain par les manières dont ils ont acquis et construit dispositions et compétences cultivées. Les dispositions et compétences cultivées du docte, qui l’amènent à percevoir les œuvres d’art à partir de savoirs stabilisés, sont le produit d’un enseignement opérant « pour les besoins de la transmission, un minimum de rationalisation de ce qu’il transmet ». Cet enseignement apporte « des taxinomies explicites et standardisées ». Il permet de substituer « la quasi-systématicité intentionnelle d’une esthétique savante à la systématicité objective de l’esthétique en soi produite par les principes du goût. » A l’inverse, les dispositions et compétences cultivées du mondain, qui l’amènent à percevoir les œuvres d’art à partir de son expérience, sont construites par « lente familiarisation » avec les œuvres. La connaissance s’acquiert par une expérience guidée, et par un « contact répété avec des œuvres culturelles et des personnes cultivées ». L’appréciation des œuvres jauge les « principes de construction » des œuvres « sans que ceux-ci soient jamais portés à [la] conscience [du connaisseur] et formulés et formulables en tant que tels » 130 .

L’étude de pratiques aussi différentes que le métier de paludier, la contrainte et l’autorité, les savoirs scolaires, la danse, etc., a montré l’intérêt de cette distinction des modalités de transmission et d’acquisition des dispositions et compétences pour la compréhension même des pratiques étudiées 131 .

Cependant, différents éléments conduisent à revisiter l’association entre des modalités et contenus d’enseignement d’une part et leur contexte de réalisation d’autre part. En effet, dans l’évocation de P. Bourdieu, tout se passe comme si l’institution scolaire avait l’exclusivité d’un enseignement rationalisé et théorique de savoirs et comme si la famille était le seul lieu d’une transmission des savoir-faire et savoir-être par familiarisation. Si la mise en évidence des conditions d’existence et des styles de vie peut autoriser cette bipartition, l’étude des conditions de constitution individuelle des habitudes de lecture ne peut s’en satisfaire.

On ne peut confiner l’enseignement rationnel de savoirs à l’institution scolaire dans la mesure où « la forme scolaire a largement débordé les frontières de l’école et traverse de nombreux institutions et groupes sociaux ». Celle-ci se retrouve en effet « dans les pratiques socialisatrices d’une part croissante des familles [scolarisées et acquises au mode scolaire de socialisation], dans les ‘‘activités péri-scolaires’’, les stages de formation, etc. » : « la socialisation [y est] pensée et pratiquée comme ‘‘éducation’’, ‘‘pédagogie’’ » 132 . A l’instar de l’explicitation des « principes » des gestes à l’occasion des « apprentissages psychomoteurs » enfantins que B. Bernstein constatait auprès des mères des classes supérieures américaines 133 , il est fort probable que, dans certaines familles, l’explicitation des principes de jugement des œuvres à partir, par exemple, de leurs principes de construction, accompagne une initiation aux œuvres artistiques. L’initiation familiale peut alors permettre aux enfants de constituer, outre une expérience esthétique riche d’une familiarisation précoce avec les œuvres d’art, une appréhension analytique de celles-ci à partir d’une histoire de l’art progressivement mémorisée 134 . Par analogie, on peut penser que certains enfants ont pu constituer une appréhension analytique des textes hors école (en famille, au sein d’activités proposées par tel équipement culturel, etc.) y retrouvant, sans forcément en avoir conscience, une modalité scolaire d’enseignement et des apprentissages similaires.

‘En ce sens, on ne reconduit pas l’opposition radicale et systématique repérée par G. Delbos et P. Jorion entre les savoirs selon qu’ils sont acquis au sein d’un enseignement théorique et au sein d’un enseignement pratique. Cette opposition semble pertinente pour distinguer « l’évaluation du degré de salinité de l’eau » par les « taux de concentration en sels, déduits du degré d’acidité de l’eau et de sa température » ou par l’observation de la « hauteur de l’eau » dans les marais, de sa « couleur », de son « aspect », de « sa viscosité », etc. 135 . Elle l’est moins à propos d’une présentation, parentale ou professorale, de Baudelaire comme chef de file d’un renouveau poétique au XIXe siècle. Si tant est qu’il connaisse le sonnet et son usage « traditionnel », l’enfant ou l’élève pourra, suite à cette remarque, appréhender les poèmes des Fleurs du mal en étant attentif à l’agencement de thématiques modernes et d’une forme traditionnelle. C’est moins une différence de nature des savoirs ou des savoir-faire (ou d’inégal recours à des instruments de mesure) entre le métier de paludier et la lecture littéraire qui peut rendre raison de la moindre pertinence de l’association lieu d’acquisition des savoirs et savoirs constitués que l’inégale ancienneté de la scolarisation des savoirs et savoir-faire respectifs. Celle-ci permet en effet de comprendre que des individus formés scolairement à la lecture littéraire puissent transmettre, à leur tour, au sein de relations d’un type d’apprentissage traditionnel, des savoirs et savoir-faire scolaires. A l’inverse, la scolarisation récente du métier de paludier confine l’enseignement théorique à l’institution scolaire.’

Inversement, une modalité pratique de constitution des habitudes peut se repérer au sein du lieu privilégié de la forme scolaire de l’enseignement 136 qu’est l’école.

Aux côtés d’activités scolaires traditionnelles figurent des activités extraordinaires, propices à une modalité pratique de constitution d’habitudes lectorales, qui peuvent favoriser une appréhension pragmatique des textes. F. de Singly et C. Détrez observent ainsi des « ruses » 137 ou des « tactiques » pédagogiques mises en place par les enseignants pour développer chez leurs élèves « le goût de lire » conformément aux Instructions officielles. C. Détrez note par exemple que la venue d’écrivain « relève également d’une stratégie de lecture, qui consiste à ancrer le livre dans le réel et le quotidien [...] [à] personnifier le livre, comme émanant d’un individu et d’une expérience et de mettre un visage, une voix, une vie, sur des caractères d’imprimerie. » 138

Cette modalité pratique de constitution des savoir-faire peut être subreptice et s’effectuer dans le temps même de l’enseignement scolaire de savoirs, à l’occasion de la réalisation des exercices sur les textes. Ainsi, dès les petites classes, mais par la suite encore, les enfants apprennent à lire et à comprendre analytiquement les textes à partir de différents savoirs stabilisés (grammaire de la phrase ou des textes par exemple) en dégageant les temps des verbes, leur structure textuelle ou les différents personnages 139 . Mais, en même temps qu’elles permettent une appréhension analytique des textes et un enseignement d’éléments métastylistiques ou métalinguistiques, les questions demandant aux élèves « ce qui se passe » dans ce texte, « qui parle », etc., attirent l’attention des élèves sur une situation relatée, éclaircie et explicitée. Elles peuvent leur apprendre à repérer des marques textuelles analogues dans d’autres textes. En aiguisant le regard des élèves, ces questions peuvent favoriser « l’entrée dans le monde du texte » et la mise en œuvre d’un « rapport participatif » aux textes 140 . C’est d’autant plus probable que, contrairement à la langue qui est constituée et enseignée comme univers autonome et cohérent dès les petites classes, la littérature n’est présentée comme un univers de productions objectivables que progressivement, à partir du collège 141 . De plus, l’enseignement scolaire n’est pas exempt de jeux favorisant une modalité pratique de constitution d’habitudes de lecture : références implicites à des œuvres ou allusions propices à la connivence entre enseignants et élèves initiés 142 , jugements de valeurs sur les œuvres échappés, etc. (pour l’enseignement en classe de seconde, cf. infra, chapitre 6)

Informée des effets possibles des modalités de constitution des habitudes sur la nature même de ces dernières, mais aussi attentive aux limites de leur systématicité, on a donc veillé tout au long de la recherche (enquête et analyse) à étudier les modalités de constitution des habitudes de lecture après les avoir repérées non seulement dans les contextes où elles sont les plus fréquentes mais aussi dans ceux où on les attend moins. Il s’est agi de réaliser une analyse précise et nuancée des contextes de réalisation des pratiques en caractérisant les activités, les relations entre individus, etc. et de ne pas en rester à leurs traits saillants. On observe ainsi que la réalisation d’exercices scolaires les plus typiques laisse parfois la place à une modalité pratique de constitution des habitudes, ou que des activités pédagogiques exceptionnelles participent, aussi, d’une modalité scolaire d’enseignement et peuvent suivre les mêmes fins : la rencontre avec un écrivain, la réalisation d’un exposé sur un livre, la lecture cursive d’une œuvre intégrale non présentée et non vérifiée, etc., peuvent respectivement consolider une appréhension analytique des textes en interrogeant l’auteur sur les principes esthétiques de production de ses écrits, en réclamant une évocation des traits stylistiques essentiels, en étant insérée dans une séquence visant l’étude du genre dont elle relève.

Notes
130.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 72.

131.

G. Delbos et P. Jorion, La Transmission des savoirs, Paris, MSH, 1984, 310 p. L’Ecole primaire française. Etude sociologique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1980, 344 p. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit. B. Lahire revient sur la spécificité des savoirs scolaires dans G. Vincent, B. Lahire et D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in G. Vincent (dir.), L’Education prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1993, p. 11-48. S.Faure, Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La Dispute, 2000, 279 p. Etc.

132.

D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in G. Vincent (dir.), L’Education prisonnière de la forme scolaire ?, op. cit., p. 40, 41 et 43.

133.

« Dans la socialisation des enfants de classes supérieures, le développement des capacités implique à la fois l’apprentissage des manipulations pratiques et des principes [...]. Dans le cas de l’enfant de classes ouvrières, on privilégie l’acquisition de la maîtrise de la manipulation plutôt que celle des principes », B. Bernstein, Langage et classes sociales . Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975, p. 180.

134.

La mise au jour de la « persuasion clandestine » suscitant au sein des familles favorisées « l’adhésion [des enfants] à la culture » a pour intérêt de souligner des processus de transmission et de reproduction d’arbitraire culturel (soutenant une reproduction sociale) non nécessairement intentionnels ou volontaires, P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964, p. 35.

135.

G. Delbos, « Savoir du sel et sel du savoir », Terrain n° 1, oct. 1983, p. 14.

136.

G. Vincent, B. Lahire et D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », op. cit. 

137.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, Les dossiers Education et Formations, n° 24, janv. 1993, p. 155.

138.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, op. cit.,p. 349 et 348 pour citation précédente.

139.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., notamment p. 113-125.

140.

Ainsi, de nombreux enquêtés déclarent apprécier les livres à suspense (ouvrages souvent découverts à l’occasion des cours de français) et la résolution des intrigues. Lors de l’étude de la composition de tels ouvrages, de leur construction narrative, une appréhension pragmatique des textes peut se construire parallèlement à une appréhension analytique.

141.

L’apprentissage d’un rapport analytique au langage n’entraîne pas de facto l’acquisition d’un rapport analytique aux œuvres. En effet, la mise en œuvre de ces rapports analytiques dans différents domaines d’apprentissage requiert des connaissances spécifiques différentes (savoirs sur la langue d’un côté, savoirs sur les textes d’un autre). De plus, les individus ne disposent nécessairement d’un rapport au monde cohérent. Enfin, les dispositions et compétences ne se transfèrent pas mécaniquement, B. Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Nathan, 2002, 431 p.

142.

P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, p. 88-89.