4) Socialisation lectorale plurielle et variation sociale de cette socialisation

a. des univers fréquentés : synchronie et diachronie

Parce que les individus sont le produit d’une socialisation que l’on appréhende comme un procès, c’est-à-dire comme ayant lieu tout au long de leur existence 143 , et s’effectuant dans la diversité des relations sociales au sein desquelles les individus évoluent, et parce que les habitudes de lecture sont un produit, parmi d’autres, de la socialisation, on s’est attachée à explorer d’une part la diversité des relations sociales potentiellement constitutives des habitudes de lecture et d’autre part le déroulement de la constitution de ces habitudes.

Pour des motifs différents, l’institution scolaire, la configuration familiale, les pairs, les bibliothèques, les lieux de diffusion d’imprimés ou les discours d’accompagnement des textes distribués semblent intéressants dans l’examen de la constitution et du soutien des habitudes de lecture.

L’institution scolaire est désignée à titres divers comme un contexte essentiel de constitution et de soutien des habitudes de lecture. « Lieu de culture écrite par excellence », l’univers scolaire a aussi la tâche de sa transmission par l’enseignement notamment de la lecture, et ce, dès l’école primaire 144 . De plus, les lectures scolaires occupent une part non négligeable parmi les lectures des jeunes. En effet, entre « 1/3 et 2/5 des livres lus pendant une année par les jeunes relèvent de la sphère du travail » 145 . Enfin, lorsque l’on cherche à déterminer par traitement statistique la « caractéristique dont le ‘‘pouvoir explicatif’’ [des pratiques de lecture] est le plus élevé », « le niveau de diplôme jou[e] le rôle principal » 146 avant l’âge, la profession, le niveau de diplôme des parents, etc.

En la matière, l’institution scolaire rivalise avec la famille. En effet, « l’exemple parental » est, avec le diplôme personnel, « le facteur le plus important » 147 . Par ailleurs, appréhendé à partir des livres possédés par les parents ou les souvenirs de lectures parentales 148 , l’exemple parental ne constitue qu’une sollicitation lectorale parmi d’autres possibles : incitations et justifications explicites, mises à disposition d’imprimés (au domicile ou par le biais des bibliothèques publiques) 149 ou, de manière plus indirecte, encouragements des activités scolaires et incitations à la poursuite des études 150 favorisent les pratiques lectorales enfantines. Ce sont plus généralement les adultes entourant les enquêtés dont on a cherché à saisir la manière dont ils avaient contribué à la constitution de telle ou telle habitude lectorale enfantine.

Si la lecture et les imprimés se situent en retrait par rapport à d’autres activités, ils parviennent « à se maintenir » dans la « sociabilité amicale » (et encore plus pour les filles) : parmi les adolescents interrogés la 2e année de l’enquête de C. Détrez, 55 % échangent des magazines et 48 % des livres (contre 90 % des CD et 72 % des cassettes vidéo). Mais, s’il a semblé utile d’étudier précisément les soutiens possibles et peut-être spécifiques des habitudes lectorales par l’entourage amical, c’est surtout parce que « l’adolescence pourrait être définie comme le temps de l’amitié avant toute chose. Les activités réalisées [...] ne servent souvent que de prétextes à la rencontre amicale » 151 .

En revanche c’est moins pour le caractère incontournable de la fréquentation des bibliothèques que l’on s’y est arrêtée que parce que, comme l’institution scolaire, elles participent d’une politique de lecture publique et constituent un lieu privilégié de la lecture – et d’autres pratiques culturelles avec le développement des médiathèques 152 . Néanmoins, une part non négligeable des 15-19 ans « ont franchi les portes d’une bibliothèque ou d’une médiathèque au cours des 12 derniers mois », puisque c’est le cas de 63 % d’entre eux. En outre, ils sont « proportionnellement quatre fois plus nombreux à être inscrits [dans une bibliothèque ou médiathèque municipale] que les 55 ans et plus. » 153

Enfin, A.-M. Thiesse et S. Tralongo pointent le rôle possible des discours d’accompagnement dans l’orientation des façons de lire et de dire les lectures 154 , la première en analysant les annonces par les journaux des romans-feuilletons, après les expériences lectorales qu’ont eues des lectrices de la Belle Epoque, l’autre en reconstruisant les « prises de position développées par la critique » à l’égard de l’œuvre de C. Bobin avant d’étudier les « discours de lecteurs non lectores ».

Par ailleurs, la constitution des habitudes lectorales s’inscrit dans la durée. Pas plus qu’elle ne contredit les « différences dues au milieu d’origine », l’existence d’un lien statistique fort entre les activités culturelles (dont la lecture) pratiquées durant l’enfance et les pratiques de l’âge adulte 155  ne signifie l’arrêt de la socialisation lectorale après l’enfance. Les constats du poids plus important du niveau de diplôme (et donc d’une socialisation scolaire ultérieure à l’enfance) par rapport à l’origine sociale en attestent 156 .

En retraçant cette socialisation lectorale de la petite enfance à l’adolescence (entrée en seconde) on interrogera donc aussi la variété diachronique des univers fréquentés en plus de leur possible diversité synchronique. Cette dimension temporelle augmente la variété possible des univers fréquentés.

L’institution scolaire dont les enquêtés ont franchi, plus ou moins rapidement et plus ou moins aisément, les différents niveaux d’enseignement de l’école primaire à la classe de seconde d’enseignement général fournira une trame chronologique à la reconstruction de cette socialisation lectorale. Les univers extra-scolaires fréquentés et les réactions des enquêtés aux sollicitations scolaires (sensibles à certaines seulement ou à toutes, etc.) participent à la constitution des socialisations lectorales singulières en apportant de possibles inflexions à cette trame (devançant son rythme, orientant les réactions aux sollicitations, apportant des sollicitations redondantes ou différentes voire contradictoires, etc.).

Notes
143.

« Les êtres sociaux sont des êtres toujours en formation, toujours pris dans des relations sociales, qui ne prennent une quelconque réalité sociale que dans un procès de socialisation ininterrompu », B. Lahire, « Formes sociales et structures objectives : une façon de dépasser l’opposition objectivisme / subjectivisme », L’Homme et la société, 103 (1), 1993, p. 111. Pour une synthèse problématisée des travaux relevant d’une « sociologie de la socialisation », cf. M. Darmon, La Socialisation, Paris, Nathan, 128 p., sur la question d’une « socialisation continue », le chapitre 4.

144.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 9.

145.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 67.

146.

F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot, « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », op. cit., p. 79-80.

147.

F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot, « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », op. cit., p. 80.

148.

La « très grande majorité [des individus interrogés se rappelant avoir vu leurs parents lire régulièrement lorsqu’ils étaient enfants] étaient alors eux-mêmes lecteurs [...] En revanche, les enfants dont aucun des deux parents ne lisait étaient 47 % à suivre cet exemple », H. Michaudon, « La lecture, une affaire de famille », INSEE Première n° 777, mai 2001, p. 3.

149.

Pour un traitement statistique de ces indicateurs parmi une myriade d’autres, cf. F. de Singly, Lire à 12 ans . Une enquête sur les lectures des adolescents, Paris, Nathan, 1989, 223 p.

150.

H. Michaudon, « La lecture, une affaire de famille », op. cit., p. 2.

151.

C. Détrez, Finie la lecture ?, op. cit., p. 60 et 30-31. D. Pasquier, « Chapitre 5. Publics et communautés sociales », La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, MSH, 1999, p. 175-213, et D. Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, coll. Mutations n° 235, 2005, p. 55-56.

152.

A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Chapitre 4. Le temps de la lecture publique », Discours sur la lecture (1880-1980), Paris, BPI Centre G. Pompidou, 1989, p. 141-168.

153.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit., p. 241 et 192.

154.

A.-M. Thiesse, Le Roman du quotidien, op. cit., p. 96-107 ; S. Tralongo, Les Réceptions de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, op. cit., p. 78-110.

155.

« 41 % des personnes qui ne pratiquaient aucune activité culturelle pendant l’enfance se tiennent entièrement en retrait des loisirs culturels à l’âge adulte, contre seulement 20 % pour celles qui en pratiquaient au moins une. Cette proportion ne s’élève plus qu’à 4 % pour les adultes ayant eu des activités culturelles multiples étant enfants. Symétriquement, 83 % des personnes qui, adultes, pratiquent au moins une activité culturelle en pratiquaient déjà une lorsqu’elles avaient entre 8 et 12 ans. » Mais « 71 % des enfants de cadres qui n’avaient aucune activité culturelle entre 8 et 12 ans lisent à l’âge adulte, contre 60 % pour les enfants d’ouvriers qui pratiquaient dès l’enfance au moins une activité culturelle », C. Tavan, « Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes prises dans l’enfance », Insee Première n° 883, fév. 2003, p. 2-3.

156.

Si l’analyse de C. Tavan montre le lien entre pratiques culturelles enfantines (8-12 ans) et pratiques culturelles adultes, il reste que tout ne se joue pas avant 12 ans. Ainsi H. Michaudon souligne que les individus « qui ont moins de quarante ans aujourd’hui étaient plus enclins à prendre le contre-pied de l’attitude parentale, dans un sens comme dans l’autre. Quand les enfants ont fait par la suite des études, sanctionnées par l’obtention d’un diplôme, ils reprennent plus facilement à leur compte les habitudes parentales de lecture, ou les acquièrent s’ils n’en avaient pas l’exemple. », H. Michaudon « La Lecture une affaire de famille », op. cit., p. 4. Un tel constat conduit à nuancer l’hypothèse d’E. Pedler et A. Djakouaned’une moindre efficacité de la socialisation enfantine en matière de fréquentation théâtrale au vu des comportements adolescents, cf. E. Pedler et A.Djakouane, « Carrières de spectateurs au théâtre public et à l’opéra. Les modalités des transmissions culturelles en questions : des prescriptions incantatoires aux prescriptions opératoires », in O. Donnat et P. Tolila (dir.), Le(s) Public(s) de la culture. Politiques publiques et équipements culturels, volume II, Paris, Presses ScPo, 2003, p. 203-214. La mesure de l’efficacité de la socialisation enfantine varie vraisemblablement selon l’âge des individus interrogés : si à l’adolescence, l’efficacité de la socialisation enfantine peut sembler faible, il n’est pas dit qu’elle semble telle une fois les individus devenus adultes, voire à leur tour, parents, et potentiellement agents de socialisation enfantine.