b. variation sociale des univers fréquentés et hétérogénéité possible des univers

S’il importe d’identifier des univers potentiellement porteurs de sollicitations lectorales variées, il convient de ne pas négliger la variation sociale des sollicitations mêmes dont ils sont porteurs d’une part, et de leur possible hétérogénéité d’autre part.

On peut d’abord supposer la variation sociale des modèles de lecteurs familiaux côtoyés. Au vu des Pratiques culturelles des Français, il est probable qu’alors que certains enfants ont des parents forts lecteurs, d’autres non. S’agissant même des catégories de textes découvertes familialement, certains ont des parents lecteurs de littérature, d’autres encore d’ouvrages de référence essentiellement, etc. Si l’on tient compte de la diversité possible des lectures selon les parents (ou les différents membres de la famille), on peut aussi imaginer que certains enfants ont un père non lecteur et une mère forte lectrice de magazines et d’autres un père lecteur de journal et une mère n’ayant pas appris à lire, etc.

Outre les modèles de lecteurs incarnés par l’entourage, ce sont les invitations mêmes à la lecture qui peuvent varier familialement. On sait que les justifications à la lecture livresque apportées par les mères durant l’enfance varient socialement, allant de la promesse des bénéfices scolaires et orthographiques à l’assurance des plaisirs lectoraux. Les imprimés mis à disposition des enfants varient également, allant des livres ou imprimés relevant de la grande production aux éditions des collections jeunesse renommées et magazines dits éducatifs 157 . De plus, la composition des bibliothèques familiales est variable : certains foyers possédant des bibliothèques imposantes et diversifiées, d’autres des bibliothèques plus rudimentaires. Pour n’évoquer que la quantité de livres possédés, on sait par exemple que 3 % des cadres et professions intellectuelles supérieures, 12 % des professions intermédiaires et 49 % des ouvriers non qualifiés possèdent entre un et 30 livres dans leur foyer. On sait aussi que les proportions se renversent pour la possession des plus grandes bibliothèques : 56 % des cadres et professions intellectuelles supérieures, 33 % des professions intermédiaires et 10 % des ouvriers non qualifiés possèdent 200 livres et plus dans leur foyer 158 .

La scolarité même, a priori identique pour tous, n’est pas sans pouvoir offrir des contextes pédagogiques différents aux différents élèves : des variations peuvent apparaître du point de vue des œuvres proposées en lecture d’une part et de la fréquence des propositions d’autre part en fonction des « possibilités de la classe » (disent les Instructions officielles), des options pédagogiques des enseignants, du développement des bibliothèques scolaires, etc.

Par ailleurs, les critiques littéraires ou les publicités auxquelles les enquêtés ont été confrontés peuvent également être diverses. Si celles de Phosphore ou d’Okapi constituent des sollicitations lectorales potentielles auprès d’adolescents, elles ne le sont pas pour tous, mais pour les lecteurs de ces magazines qui ne sautent pas la rubrique. Les critiques littéraires diffusées à l’antenne de France Culture ou celles publiées dans le Magazine littéraire ont encore moins de probabilités d’être des sollicitations pour la population enquêtée (non seulement leur diffusion est relativement restreinte, mais en outre, leur public est vraisemblablement composé d’autres classes d’âge). Les lecteurs adolescents ont en revanche plus de chance d’être confrontées à celles diffusées dans les programmes télévisés. L’orientation possible de la réception lectorale des œuvres par l’organisation des lieux de distribution ou de l’édition, en fonction des noms de rayons ou d’édition ou de collection, est rendue caduque lorsque les lecteurs ne possèdent pas une vue d’ensemble du monde de l’édition ou lorsqu’ils ne lisent que les ouvrages que des proches ou l’institution scolaire leur recommandent. Ainsi, après avoir proposé une cartographie du roman policier maniant nécessairement des critères de classements (maisons d’édition et positionnement dans le champ de l’édition, sous-genres de policiers, etc.), A. Collovald et E. Neveu soulignent le rare usage de ces critères par les lecteurs de romans policiers, mêmes assidus, qu’ils ont interrogés. Ils invitent à la vigilance 159  :

‘« ne pas mettre dans la tête et le lire amoureux du policier des catégories qui, pour être utiles et éclairantes, sont plus propres au monde mental des observateurs ou des producteurs que des consommateurs. [...] Trop d’analyses et de discours attribuent aux acheteurs les plus occasionnels de fictions policières une capacité admirable à se repérer rationnellement dans une offre foisonnante, là où les (gros) lecteurs concrets que nous rencontrons choisissent souvent sur des conseils, se limitent à une ou deux composantes du genre qu’ils connaissent, avouent faire des choix où ils se trompent. »’

Pour être sensible à des sollicitations, quelles qu’elles soient, encore faut-il y être confronté et y avoir été sensibilisé.

En plus de la variation sociale des sollicitations plus ou moins diverses auxquelles les individus ont été confrontés, c’est l’appropriation même de ces sollicitations par les enquêtés qui peut entraîner et expliquer la plus ou moins grande variété des habitudes lectorales constituées et la variation sociale de cette constitution.

Notes
157.

F. de Singly, Lire à 12 ans, op. cit., p. 17-18, 23, 129 et 133.

158.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit., p. 185 et 187-189.

159.

A. Collovald et E. Neveu, Lire le noir, op. cit., p. 107-114.