c. les habitudes lectorales, des sollicitations appropriées

Attentif à la diversité des univers sociaux potentiellement fréquentés par les individus et rapportant les habitudes constituées aux conditions sociales de leur production, B. Lahire suppose l’hétérogénéité possible et fréquente des habitudes constituées dans les sociétés à fort degré de différenciation :

‘« Dès lors qu’un acteur a été placé, simultanément ou successivement, au sein d’une pluralité de mondes sociaux non homogènes, parfois contradictoires, ou au sein d’univers sociaux relativement cohérents mais présentant, sur certains aspects des contradictions, alors on a affaire à un acteur [...] [aux] habitudes [...] hétérogènes (et même contradictoires), variant selon le contexte social dans lequel il sera amené à évoluer. » 160

Avant même la question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité des habitudes de lecture constituées, c’est celle de leur pluralité ou de leur unicité qui sous-tend l’exploration envisagée des potentiellement différents et hétérogènes univers sociaux fréquentés, simultanément ou successivement, par les enquêtés.

Au niveau synchronique, on peut imaginer une situation-limite de moindre pluralité des habitudes lectorales constituées lorsque, d’une part, l’entourage familial est passé par l’institution scolaire, y a construit des habitudes de lecture fortes, continue à les mettre en œuvre et accompagne, voire devance, les sollicitations scolaires auprès des enfants et lorsque, d’autre part, l’entourage amical se plaît à partager des lectures recommandées scolairement ou, qu’au contraire, préoccupé par d’autres activités, il laisse à l’entourage familial l’exclusivité des sollicitations lectorales. Inversement, et plus probablement, on peut supposer qu’entre la famille, l’institution scolaire, le groupe de pairs, les équipements culturels, etc., la mise à disposition de catégories de textes variées et l’encadrement de façons de lire différentes ont favorisé la constitution d’habitudes lectorales diverses. Même un entourage familial longtemps scolarisé est susceptible d’encourager la constitution d’habitudes lectorales différentes de celles enseignées au sein des cours de français : il peut en effet proposer la lecture de catégories de texte non scolarisées tels que les magazines. Encore, les différents membres de la famille, les différentes activités pédagogiques réalisées autour des textes sous l’impulsion des cours de français, etc., peuvent susciter la constitution d’habitudes lectorales diverses au sein d’un même lieu de sollicitations. Enfin, la variété la plus évidente des sollicitations lectorales scolaires se situe au niveau diachronique du fait de leur évolution selon les niveaux de l’enseignement 161 .

Par ailleurs, l’articulation de différentes habitudes lectorales constituées par les individus retiendra notre attention. L’enquête permettra d’observer les conditions de leur combinaison ou celles de leur juxtaposition et relatif cloisonnement. Certains tranchent, a priori, sur la combinaison des habitudes de lecture. Ainsi, lorsqu’il envisage la bibliothèque culturelle, J.-M. Goulemot opte résolument pour la synthèse des habitudes constituées. Pour lui, la construction du sens d’un texte se réalise par la mobilisation de la bibliothèque culturelle de chaque lecteur toute entière (constituée par l’ensemble des lectures réalisées). Réciproquement, les lectures successives transforment à leur tour la bibliothèque toute entière :

‘« tout autant que la bibliothèque travaille le texte offert, le texte lu travaille en retour la bibliothèque elle-même. A chaque lecture, le déjà lu change de sens, devient autre. C’est là une forme de l’échange » 162

On attend pour notre part l’analyse des habitudes effectivement constituées par les enquêtés pour se prononcer sur leur agencement ou, plus généralement, sur le fonctionnement « de la subjectivité » : « par simple empilage ou stockage de connaissances et d’expériences » ou « par synthèse ? » 163 et sur les conditions de ces différentes articulations entre habitudes constituées.

La pluralité ou l’unicité (du fait de leur redondance) des sollicitations lectorales portées par les différents univers fréquentés par les enquêtés peut susciter d’autres effets que la pluralité des habitudes lectorales constituées :

de la faible diversité des façons de lire exercées sur telle ou telle catégorie de textes dépend la solidification voire la naturalisation de leur association (dont peut découler l’idée d’une efficacité textuelle) : on peut supposer qu’en lisant des journaux locaux à la bibliothèque municipale avec des amis, un enquêté dont les parents n’achètent pas ce type d’imprimés constitue une appréhension pragmatique à son endroit : le lire ensemble et le fait de reconnaître des gens ou des événements de la vie quotidienne sont plus importants que l’identification du positionnement politique du journaliste ou que l’analyse de son argumentation. Ne lisant pas la presse locale au sein des cours de français, il est peu probable qu’il construise d’autres habitudes lectorales à son égard. Inversement, soumise à différentes sollicitations, une lectrice peut avoir constitué des façons diverses de lire la littérature : elle peut lire des romans policiers désignés par sa mère comme particulièrement « prenants » mais non racontés pour ne pas déflorer un plaisir lectoral ; elle peut déplorer avec des copines les inégales conditions d’existence en comparant sa propre vie et celle, « admirable », de l’enfant de Rue cases-nègres ; elle peut également réaliser une analyse scrupuleuse des procédés stylistiques de la première page de L’ œ uvre, etc.

de la mise en œuvre répétée d’habitudes lectorales suscitée par la redondance de sollicitations lectorales d’un univers à l’autre dépend en partie la solidité des habitudes lectorales constituées mais aussi « [leur] généralité, [leur] durabilité et [leur] transférabilité (ou transposabilité) » 164  ;

de la proximité – mais pas forcément similitude – des sollicitations lectorales des univers fréquentés dépend notamment la sensibilité des individus à leurs sollicitations.

Pour comprendre les processus de constitution des habitudes lectorales, on peut pousser plus loin l’investigation en considérant que les effets des sollicitations ne sont ni univoques ni intrinsèques mais résultent de l’appropriation dont elles ont fait l’objet 165 . Dans cette perspective, on suivra la voie tracée par F. de Singly 166 et B. Lahire 167 en étudiant le « travail de l’héritage » par l’héritier. Pour ce faire, on tiendra compte de différents éléments :

On explorera l’appropriation des sollicitations par les enquêtés non seulement au sein de la configuration familiale, mais aussi au sein du contexte scolaire, avec les pairs, etc. On observera les habitudes effectivement constituées en réaction à des sollicitations d’une part, et les expériences heureuses, malheureuses ou ambivalentes de ces sollicitations d’autre part. Les réactions aux sollicitations peuvent aller de leur suivi, enthousiaste, appliqué ou forcé, mais sans détournement, à une résistance objective ou active 169 , en passant par leur appropriation détournée, accommodée.

Notes
160.

B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 35.

161.

C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 172-180 et 190-192 pour le passage du collège au lycée.

162.

J.-M. Goulemot, « De la lecture comme production de sens », op. cit., p. 127.

163.

B. Lahire, « Eléments pour une théorie des formes socio-historiques d’acteur et d’action », Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXIV, 1996, n° 106, p. 73.

164.

B. Lahire, « Eléments pour une théorie des formes socio-historiques d’acteur et d’action », op. cit., p. 78.

165.

L’investigation est guidée par une conception de la socialisation, comme dialectique entre ce qui est imposé et ce qui est approprié, empruntée notamment à P. Berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 1996, cf. par exemple p.  181.

166.

F. de Singly, « Savoir hériter : la transmission du goût de la lecture chez les étudiants », in E. Fraisse (dir.), Les Etudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, p. 49-73.

167.

Sur la question de la « transmission du capital culturel » et les processus d’identification positive et négative dans la constitution des pratiques de lecture et d’écriture, cf. B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., particulièrement « Qu’est-ce qui s’incorpore ? », p. 204-219.

168.

P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970, p. 26.

169.

B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 192.