a. les propriétés contextuelles

Dans Les Pratiques culturelles des Français, O. Donnat s’attache à mesurer les lectures de « livres pouvant être utiles professionnellement » effectuées durant les temps de loisirs 172 . Cette optique distingue l’espace-temps – « pendant les loisirs » – qui caractérise en propre le contexte de lecture d’une part, et les textes lus spécifiques 173 , d’autre part.

En désignant et en décrivant les « lecture-travail » et « lecture-loisir » 174 , les lectures faites « pour les cours de français » ou celles réalisées « pour le plaisir » au sein du domicile, F. de Singly et C. Détrez dessinent les contextes scolaires et extra-scolaires de lecture d’adolescents interrogés en ne les limitant pas aux lieux de lecture et en ne dissociant pas espace-temps de lecture et textes lus. Les expressions choisies connotent en revanche les satisfactions des différentes pratiques.

Parce qu’elles se limitent à l’identification des sources des sollicitations lectorales, on a préféré pour notre part les expressions « contextes scolaires » et « contextes extra-scolaires ». Elles s’inscrivent en outre mieux dans l’appréhension des lectures comme mise en œuvre et mise en veille d’habitudes lectorales constituées. Pour ce faire, elles doivent toutefois s’accompagner d’une caractérisation plus étayée des propriétés contextuelles. On a retenu quatre propriétés susceptibles d’agir sur la mise en œuvre des habitudes de lecture.

1/ la nature des sollicitations lectorales est identifiée par la nature des textes mis à disposition ou recommandés, par les conditions individuelles ou collectives/interactives de lecture et par les façons de lire. Elle permet de saisir les façons de lire mises en œuvre. Celles-ci sont portées par les échanges entre proches autour des lectures, par les questions professorales posées sur les textes, etc. (ce qui réclame une attention précise aux activités pédagogiques, jusque dans les énoncés des sujets, aux cours donnés sur telle ou telle œuvre, etc. 175 ). Les façons de lire sont aussi portées par les motifs que les sollicitateurs (proches, enseignants, professionnels, couverture, mais aussi les lieux de rangement des textes – une cuisine pour un livre de recettes –, etc.) invoquent pour recommander telle ou telle lecture (‘‘parce que cela va plaire ou intéresser’’, ‘‘parce que c’est un roman policier’’, ‘‘parce que c’est une tragédie classique’’, ‘‘parce que c’est un auteur qu’il faut avoir lu’’, ‘‘parce que cela m’a fait penser à toi’’, ‘‘parce que tu vas t’y retrouver’’, ‘‘parce que cela traite de tel thème’’, ‘‘parce que cela a tel positionnement idéologique’’, ‘‘parce que cela peut t’aider’’, etc.), ou dont ils sont porteurs. Les caractéristiques sociales des sollicitateurs et leur appréhension par les enquêtés peuvent en effet marquer les lectures : ‘‘ce livre s’adresse à un lecteur mature puisque c’est mon père qui me l’a recommandé’’, ‘‘ce magazine satisfait des intérêts féminins puisque c’est ma sœur qui le lit’’, etc. Les différents motifs prodigués sollicitent certaines façons de lire et en inhibent d’autres. On sera attentive aux différentes formes de ces motifs. Du fait des usages différenciés de la langue, on sait que l’explicitation des motifs ne consiste pas nécessairement en une argumentation développée. De plus, parce que même sans mots, le social est toujours langagier, les motifs de lecture perçus ne sont pas nécessairement explicités 176  : c’est le cas lorsque le lieu de rangement d’un imprimé, ou les caractéristiques sociales du sollicitateur, suscitent ou éveillent une façon de lire particulière, des intérêts ou attentes lectorales particulières.

2/ les types de sollicitations dépendent des relations sociales unissant sollicitateur et sollicité et des modalités de sollicitations évoquées plus haut (relations pédagogiques au sein d’une forme scolaire de relations sociales vs relations ressortissant à un apprentissage traditionnel – l’enseignant n’est pas un professionnel de l’enseignement mais un professionnel de tel ou tel métier et l’apprentissage se réalise dans la pratique même de l’exercice du métier et non au sein d’un enseignement théorique – 177 ). En revanche, ils ne sont pas intrinsèquement porteurs des expériences (heureuses ou malheureuses) que les sollicités ont des sollicitations. On a distingué trois types de sollicitations : les prescriptions des professionnels de l’enseignement de la lecture ; les incitations des non professionnels qui suscitent, intentionnellement ou non, des lectures enfantines ou adolescentes, distinctes de leurs propres lectures ; les sollicitations de communion des non professionnels qui invitent, intentionnellement ou non, à des lectures partagées. Ces différentes sollicitations peuvent être « explicites » ou « implicites » 178 . Elles sont implicites lorsqu’elles passent par la mise à disposition non intentionnelle d’imprimés, par l’incarnation (non volontaire) d’un modèle de lecteur particulier, etc.

3/ le degré d’encadrement des sollicitations lectorales : les contextes peuvent être caractérisés par un faible degré d’encadrement des sollicitations lectorales tant au niveau des textes (non surveillance ou non imposition parentale des lectures durant l’adolescence contrairement à l’enfance par exemple), que des façons de lire (motif initial de sollicitations lapidaire, lecture non suivie d’échanges ou de vérifications de celle-ci), et que des conditions de lecture (lieux non soumis à la règle d’une lecture individuelle et silencieuse). A l’inverse dans d’autres contextes, les sollicitations lectorales font l’objet d’un encadrement serré : motifs et objectifs de lecture circonstanciés peuvent tenir lieu d’encadrement des sollicitations lectorales (un plan de lecture détaillé d’une œuvre intégrale) ; évaluation du suivi et de la maîtrise des habitudes lectorales attendues – avec les notes au sein du contexte scolaire, les mises au ban des sociabilités pour ignorance des références communes, etc. – ; légitimité sociale des sollicitations lectorales (les cours de français comme lieu légitime d’enseignement, la famille comme lieu légitime d’imposition des lectures caractérisant tel ou tel style de vie).

4/ la variété des sollicitations portées par un même contexte et leur légitimité relative : un contexte peut être porteur de sollicitations plus ou moins diverses et plus ou moins homogènes auxquelles les lecteurs sont, ou non, sensibles. Ainsi, au lycée, le contexte scolaire de lecture est porteur de sollicitations beaucoup plus homogènes qu’au collège tant du point de vue des textes lus (littérature classique) que des façons de lire réclamées (appréhensions analytiques) 179 . L’homogénéité des sollicitations contextuelles est renforcée par le fait que les sollicitations hétérogènes existantes (appréhensions pragmatiques des textes) n’ont pas le même degré de légitimité (moindre évaluation de leur suivi, circonscription de leur mise en œuvre, etc.). A l’inverse, un contexte extra-scolaire tel qu’une bibliothèque municipale ou un circuit de diffusion (catalogue de vente par correspondance, librairie, etc.) est potentiellement porteur, si ce n’est d’une infinité, au moins d’un vaste panel de sollicitations lectorales. La variété des sollicitations repose d’abord sur l’ampleur du fonds (et sa diversité). Elle repose aussi sur le moindre degré d’encadrement des façons de lire : si les couvertures peuvent suggérer des appréhensions pragmatiques des romans par des quatrièmes de couverture aiguisant un plaisir de lecture fondé sur la découverte de l’intrigue par exemple, les sollicitations restent lapidaires, leur suivi n’est en outre pas vérifié. L’exigence de calme, si ce n’est de silence, des bibliothèques publiques restreint en revanche la variété des conditions possibles de lecture (individuelles ou collectives) 180 .

Notes
172.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit., p. 211-212 et 214. Pour la plupart des groupes distingués dans l’enquête (sexe, classe d’âge, classe professionnelle, lieu d’habitation, âge, niveau d’études), la part de ceux qui ne lisent jamais des livres pouvant leur être utile professionnellement durant leurs loisirs est la plus importante. Les individus ayant fait des études supérieures, les cadres et professions intellectuelles supérieures, les individus ayant entre 15 et 19 ans font exception. 15 % des Français lisent souvent des livres pouvant leur être utile professionnellement durant leurs loisirs ; c’est le cas de 36 % des lycéens.

173.

En commentant l’augmentation (relative) de la part des lectures effectuées pouvant être utiles professionnellement durant les loisirs, O. Donnat associe tacitement catégorie de textes et fonctions de la lecture : « le fait que les Français soient de plus en plus nombreux à lire des livres en rapport avec leur activité professionnelle ou pouvant leur être utiles professionnellement vient confirmer le recul relatif de la lecture de fiction. », O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit., p. 211.

174.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 69.

175.

Les travaux de sociologie ou d’histoire de l’éducation s’attachant précisément aux énoncés scolaires – manuels, observations des classes à défaut, cahiers du maître, instructions officielles, entretiens avec les enseignants – m’ont guidée dans la détermination d’une méthodologie d’enquête. Cf. F. de Dainville, L’Education des jésuites (XVI e -XVIII e siècles), Paris, Minuit, 1978, 570 p.,G. Vincent, L’Ecole primaire française. Etude sociologique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1980, 344 p. et B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit.

176.

« Non seulement chaque être social particulier ne se forme comme tel que dans les multiples relations qu’il noue avec le monde et avec autrui depuis sa naissance, mais les rapports qu’il entretient avec d’autres hommes ‘‘passent par les choses’’, c’est-à-dire par les produits objectivés des formes de relations sociales passées et/ou présentes (les machines, les outils, les architectures, les œuvres, etc.). », B. Lahire, « Formes sociales et structures objectives », op. cit., p. 109-110.

177.

G. Vincent, B. Lahire, D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », op. cit., p. 15-16 et 30-32 et aussi G. Delbos et P. Jorion, La Transmission des savoirs, op. cit., notamment p. 128-129 et 133-134.

178.

F. de Singly, « Savoir hériter », op. cit., p. 55, l’auteur distingue « pédagogie explicite » et « pédagogie implicite ».

179.

Les chapitres 3, 4, 6, 7, 8 de la présente thèse en attestent, cf. aussi C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 172-180 et 190-192.

180.

F. Soldini, P. Perez et P. Vitale, « Usages conflictuels en bibliothèque. Une lecture sociologique », BBF, t. 47, n°1, 2002, p. 5-6.