b. les lectures actuelles : la rencontre des propriétés contextuelles et des habitudes constituées ; mises en œuvre et mises en veille

En insistant sur la nécessaire prise en compte non seulement des propriétés des contextes de lecture mais aussi des habitudes lectorales antérieurement constituées pour comprendre les lectures finalement réalisées, on ne souhaite évidemment pas réactiver l’opposition entre individu/société, entre milieu/comportement, etc., qu’une sociologie de la socialisation entend justement dépasser. Convaincue par les analyses de N. Elias sur l’évolution historique de l’organisation sociale et de la structure de la personnalité, on prend plaisir à citer certaines de ses conclusions qui ont nourri notre approche :

‘« l’opposition entre un ‘‘moi pur’’ [...] qui entrerait en quelque sorte après coup en contact avec les autres et une société [...] faisant face à l’individu comme une entité existante en dehors de lui. Cette conception [...] se révèle insuffisante [...] dès lors que l’individu qui se livre à une réflexion sur la société ne part pas directement de lui-même et de ce qu’il ressent, mais place son propre personnage et sa propre conscience de soi dans le contexte plus vaste du devenir historique. [...]’ ‘[cette] vision dynamique fait disparaître l’image d’un mur indestructible entre un individu et tous les autres, entre monde intérieur et monde extérieur, pour la remplacer par la vision d’une interdépendance permanente et irréversible entre les individus [...]’ ‘chaque geste, chaque comportement du nourrisson n’est ni le produit de son ‘‘intériorité’’ ni le produit d’un ‘‘environnement’’, ou le produit d’une interaction entre son ‘‘intériorité’’ et son ‘‘environnement’’ qui existeraient à l’origine séparément l’une de l’autre ; chaque geste du mouvement est fonction et répercussion de relations [...] ne pouvant s’expliquer que dans l’ensemble du réseau. Ainsi le langage des autres fait-il naître aussi chez le sujet qui grandit quelque chose qui lui appartient entièrement en propre, qui est sa langue et qui est en même temps le produit de ses relations avec les autres, l’expression du réseau de relations humaines dans lequel il vit ; ainsi le commerce des autres fait-il naître chez l’individu des pensées, des convictions, des réactions affectives, des besoins et des traits de caractère, qui lui sont tout à fait personnels, qui constituent son ‘‘véritable’’ moi et au travers desquels s’exprime donc en même temps le tissu de relations dont il est issu et dans lequel il s’inscrit. » 181

Les habitudes de lecture constituées par les individus sont le produit de l’appropriation de sollicitations lectorales particulières. Elles sont également ce à partir de quoi les individus réagissent à des contextes de lecture. Leur mise en œuvre ou leur mise en veille en des contextes de lecture donnés manifeste des relations d’interdépendance. La mobilisation des expressions « habitudes de lecture » et « contextes de lecture », pas plus que l’étude des réalisations de leur rencontre, ne renvoient à des entités s’opposant et, à l’origine, séparées. Maniées dans le cadre d’une « épistémologie pratique » suivant « une rigueur toute pratique et non verbaliste » 182 , ce sont des outils permettant de penser au mieux les réalités prises pour objet d’étude.

Dans la perspective qui est la nôtre, les contextes scolaires et extra-scolaires doivent être caractérisés et, inséparablement, les habitudes de lecture doivent être rapportées à des sollicitations contextuelles.

De fait, cette approche se distingue de celle proposée par P. Bourdieu dans La Distinction (et dans d’autres ouvrages). Pour différents motifs, le sociologue n’accorde en effet qu’un caractère secondaire aux sollicitations contextuelles pour la compréhension des conditions sociales de l’acquisition d’une appréhension analytique (en l’occurrence d’une disposition esthétique). Dans sa conception théorique, la disposition esthétique est en premier lieudépendante de l’état du champ artistique et de son autonomie.Elle est ensuite dépendante d’une action pédagogique dont l’effet « s’exerce au moins autant au travers des conditions économiques et sociales qui sont la condition de son exercice qu’au travers des contenus qu’elle inculque. » (p. 57) 183 .

‘La grande stabilité des contenus d’enseignement depuis la fin du XIXe siècle masquait sans doute au moment de l’écriture de La Distinction leur importance dans la caractérisation de la disposition esthétique-littéraire tout au moins (cette « décharge » ne tient pas pour Les Méditations pascaliennes). Leur évolution depuis la fin des années 1960 (cf. infra, chapitre 6) rend tangible leur importance dans la définition de ce qu’est une appréhension analytique – légitime en contexte scolaire –. Les contenus d’enseignement fournissent et constituent des univers de savoirs stabilisés à partir desquels les œuvres sont appréhendées analytiquement. Force est de constater que ce ne sont ni le seul capital hérité, ni la seule « docilité » à l’endroit des exigences scolaires que l’école certifie en propre (p. 88), mais aussi des savoirs qu’elle est parfois désormais la seule à transmettre (vocabulaire analytique pour les procédés stylistiques ou argumentatifs vs l’histoire littéraire, etc.). ’

La disposition esthétique découle enfin de « l’effet d’assignation statutaire, positive (ennoblissement) ou négative (stigmatisation) », produit par « l’imposition de titres » scolaires (p. 23) 184 .

L’approche proposée dans cette thèse se distingue aussi de celle qui apparaît en filigrane dans les analyses de C. Détrez à propos de l’appréhension pragmatique, dite « ordinaire ». En effet, caractérisée par la mobilisation de « schèmes ordinaires de perception », la lecture ordinaire semble dispensée de soutiens proprement lectoraux qui ne sont ni décrits ni analysés mais seulement renvoyés à un contexte extra-scolaire imprécis. En plus de préexister à l’action des enseignants, pour la période collégienne, les lectures ordinaires lui survivent puisqu’elles ne disparaissent pas avec l’enseignement lycéen :

‘« Les pratiques pédagogiques s’appuient sur ce mode de lecture [pragmatique et/ou participatif], pour instaurer un mode de lecture plus savant, mais ne le créent pas. Les manuels présentent des extraits où sont décrites de semblables expériences de lecture [identification aux personnages, etc.], mais ne l’enseignent pas : elles préexistent à l’action des enseignants »’ ‘« le lycée et la lecture savante ne réussissent pas à expugner totalement, ni chez tous, les pratiques de lecture ordinaire. [...] [outre chez les adolescents emprunts de bonne volonté scolaire, l’auteur constate une] survivance chez certains des principes de la lecture ordinaire. N’est lecture, pour ces adolescents réfractaires aux normes savantes, que la lecture libre, hors école, des livres et des manières de lire imposés par l’école. Pour ceux-là, le lycée n’est qu’une parenthèse, et ils semblent imperméables à toute modification de leurs comportements de lecture. » 185

Or, parce qu’elle est mise en œuvre par un large lectorat, au point de justifier une redéfinition de l’« universel » à l’aune de sa diffusion plutôt que de ses principes 186 , il paraît particulièrement important de comprendre ce qui fonde ce partage. Il paraît aussi essentiel de ne pas négliger, mais de souligner et de rendre raison des distinctions dans un « ordinaire » en fait diversifié. W. Labov a ouvert la voie dans cette direction en montrant, à propos des pratiques langagières réalisées en dehors de l’institution scolaire (et loin de tout adulte susceptible d’être perçu comme un représentant de l’institution scolaire et comme un évaluateur potentiel des pratiques langagières), l’utilité de l’exploration des soutiens contextuels des habitudes et des conditions de leur constitution. En effet, sa description et son analyse des « échanges de vannes » auxquels participent des enfants des ghettos noirs américains, repérés scolairement comme peu loquaces, passent notamment par une caractérisation circonstanciée des propriétés contextuelles : groupe de sociabilité partageant des références communes, conventions des insultes rituelles – non seulement leur structure syntaxique et sémantique, leur répertoire imaginatif, leur rapport au réel [non descriptif], mais aussi les « rapports de pouvoir » entre les interlocuteurs [p. 454], la présence de tiers évaluant les échanges, etc. Sa description et son analyse s’attachent aussi aux manières dont les locuteurs réagissent à ces propriétés contextuelles soit positivement, soit négativement (inhibition). La non maîtrise des références communes – télévision, cinéma, culture et anecdotes locales – réduit les possibilités de contrer des vannes [p. 404], augmente les risques de produire des interventions langagières mal évaluées par les pairs [pas de rires suscités] ou non reconnues comme vannes par l’auditoire qui les ramène au statut d’insultes personnelles, etc. 187 .

En plus de la variation sociale des habitudes lectorales constituées (et donc de la familiarité avec telles ou telles sollicitations lectorales) et de la variation des conditions sociales de possibilité des lectures mêmes (conditions matérielles, temporelles, etc. nécessaires mais non suffisantes), on peut formuler deux séries d’hypothèses concernant les variations intra-individuelles des habitudes lectorales mises en œuvre selon les contextes 188 .

La première série envisage la correspondance des habitudes lectorales mises en œuvre (ou en veille) avec les sollicitations lectorales :

‘L’attitude de Menocchio, meunier frioulan du XVIe siècle, devant les juges de l’Inquisition telle que l’analyse C. Ginzburg relève de cette hypothèse. Bien que le meunier sache quelle cosmogonie il doit taire pour éviter le bûcher, il explicite son appréhension de la Bible, de la pratique religieuse, sa contestation des rapports sociaux en vigueur, etc. qu’il sait condamnées par l’Inquisition mais qui lui tiennent à cœur. Son attitude n’est pas seulement revendicative, elle est aussi soutenue par l’attitude des juges qui mènent « l’interrogatoire » et de fait laissent libre cours à ses « objections », « gloses », « discussions », qui « l’exhortent à parler », qui, « incrédules » posent des questions, sont « impatients d’entendre de nouveau Menocchio », etc. 189 .’

La deuxième série d’hypothèses a trait aux variations intra-individuelles des habitudes de lecture mises en œuvre selon les contextes. Lorsqu’ils sont porteurs de sollicitations lectorales différenciées les contextes peuvent permettre voire encourager une contextualisation des habitudes (ou une répartition des habitudes selon les contextes). J.-C. Kaufmann évoque une telle situation lorsqu’il étudie l’entrée en couple et ses effets sur les mises en œuvre et en veille des « identités passées ». Il écrit :

‘« Les trajectoires possibles des identités passées sont très variées. Elles peuvent [...] s’inscrire localement dans un ensemble complexe en dissimulant (y compris à la personne porteuse de cette identité) leur nature véritable. Elles peuvent s’inscrire localement dans des espaces compensatoires, jusqu’à composer des grappes identitaires composites portées par des cadres de socialisation contrastés. Elles peuvent se cantonner au domaine de l’imaginaire et se maintenir simplement en mémoire, notamment sous la forme de rêves éveillés où l’autre soi est mis en scène » 190

Dans le deuxième cas envisagé, les différents contextes au sein desquels un individu évolue lui permettent de mettre en œuvre des habitudes distinctes (liées aux identités nouvelles et passées).

Pour répondre à la question de la variation (ou non variation) intra-individuelle des habitudes lectorales selon les contextes, il faudra croiser deux ordres d’observations. Le premier consiste en la comparaison des sollicitations lectorales des différents contextes de lecture, scolaires et extra-scolaires :

Cette comparaison permet de mettre en lumière les possibles variations individuelles d’habiletés lectorales en fonction des habitudes constituées et de la maîtrise des propriétés contextuelles par les enquêtés.

‘Ici aussi l’étude de W. Labov constitue un modèle analytique et méthodologique de la variation intra-individuelle des habiletés selon les contextes dans le domaine des pratiques langagières. Par la comparaison du comportement verbal d’un enfant en deux situations d’entretien, il explique que « la situation sociale est bien le déterminant le plus puissant du comportement verbal » (p. 292). Il analyse le silence de l’enfant dans une situation d’entretien s’apparentant à une situation scolaire : dans « une situation asymétrique où tout ce que dit l’enfant peut littéralement être retenu contre [...] [ce dernier] a appris un certain nombre de procédés, qu’il applique consciencieusement, afin d’éviter de dire quoi que ce soit. » (p. 286). A l’inverse avec des pairs, et dans une situation où il sait que ses propos ne seront pas appréhendés ou évalués à l’aune des critères scolaires, « l’enfant qui parlait par monosyllabes, qui n’avait rien à dire sur rien, et qui ne se rappelait pas ce qu’il avait fait la veille, a complètement disparu. A sa place, nous voyons deux garçons qui ont tant de choses à dire qu’ils ne cessent de s’interrompre, et qui n’éprouvent apparemment aucune difficulté à utiliser l’anglais pour s’exprimer. » (p. 291) W. Labov invite ainsi à ne pas considérer les comportements verbaux des individus dans une situation particulière comme indicateurs pertinents et suffisants d’une « capacité verbale totale » (p. 286).’

Le second ordre d’observations passe par l’analyse de la correspondance ou non des habitudes lectorales mises en œuvre (ou en veille) avec les attendus des sollicitations lectorales portées par les différents contextes de lecture.

Notes
181.

N. Elias, La Société des individus, op. cit., p. 69-72.

182.

B. Lahire, « Formes sociales et structures objectives », op. cit., p. 109-110.

183.

Pour une analyse critique de ce point de vue, B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 132-136.

184.

Selon nous, l’intérêt de cette analyse n’évince pas celui d’une analyse des conditions de constitution des dispositions et compétences dans la mesure où ces dernières sont nécessaires à l’efficacité ou à la réalisation même de l’assignation statutaire.

185.

C. Détrez, Finie, la lecture ?, p. 376 et p. 477-478, on souligne.

186.

Prenant le contre-pied de la définition néokantienne de l’universel, en vigueur au sein de l’institution scolaire, et ramenant ce qualificatif à la désignation de ce qui est le plus partagé, C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez écrivent dans leur conclusion : « La lecture ordinaire s’impose, au terme de l’enquête, comme le modèle dominant parmi toutes les catégories de jeunes élèves. C’est bien la lecture ordinaire qui est universelle dans la pluralité de ses dimensions et non la lecture savante. », C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 243.

187.

W. Labov, Le Parler ordinaire. La langue dans les ghettos noirs des Etats-Unis, Paris, rééd. Minuit, 1993, notamment « Les insultes rituelles », p. 391-456.

188.

Différentes recherches nous ont conduite à construire notre recherche de la sorte : l’étude de la variation des pratiques langagières selon les contextes d’expression, les réflexions sur les conditions de production et d’activation des dispositions, l’étude des différentes formes prises par le travail en dehors du travail salarié (les différents contextes au sein desquels évoluent les travailleurs), l’examan des remodelages des identités par la fréquentation ou construction d’un nouveau contexte d’existence, l’analyse de la mise en œuvre d’habitudes langagières ne correspondant pas aux sollicitations contextuelles scolaires, l’étude de la variation des habitudes et dispositions individuelles mises en œuvre en des contextes variés. W. Labov, Le Parler ordinaire, op. cit. ; P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., « Chapitre 3 structures, habitus, pratiques », p. 87-109 ; F. Weber Le Travail à-côté. Etude d’ethnographie ouvrière, rééd. EHESS, 2001, 212 p. ; J.-C. Kaufmann, , « Rôles et identité : l’exemple de l’entrée dans le couple », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCVII, 1994, p. 301-328 ; P. Berger et H. Kellner, « Le mariage et la construction de la connaissance de la réalité. Contribution à l’étude microsociologique du problème de la connaissance », Diogène n° 46, avril-juin 1964, p. 3-32 ; B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., B. Lahire (et les collaborateurs), Portraits sociologiques, op. cit., etc.

189.

C. Ginzburg, Le Fromage et les vers, op. cit., p. 40, 42, 44, 46.

190.

J.-C. Kaufmann, « Rôles et identité », op. cit., p. 311.