III. Méthodologie générale et organisation des analyses

1) Envisager un terrain d’enquête répondant à l’objet de la recherche

Deux éléments ont contribué à déterminer le terrain d’enquête : d’une part, l’intérêt pour la compréhension de la variation sociale des pratiques en matière de lecture ; d’autre part, la nécessité d’appréhender un contexte de lecture commun à la population d’enquête.

Le projet de tenir ensemble la logique de compréhension individuelle des habitudes de lecture à partir des socialisations lectorales, et l’étude de la variation sociale des socialisations lectorales et des habitudes de lecture constituées, exigeait d’abord de réaliser une enquête auprès d’un nombre conséquent de lecteurs. Sans mesurer l’ampleur du travail d’enquête, de transcription et puis d’analyse, on a estimé que des comparaisons selon des caractéristiques sociales ne pouvaient se fonder sur une trentaine de cas.

Pour mener à bien une étude de la constitution et de la mise en œuvre des habitudes de lecture de lycéens à partir des sollicitations qui les suscitent et les soutiennent, il fallait ensuite réaliser une enquête auprès de lecteurs connaissant au moins un contexte commun de lecture dont on pourrait dégager les propriétés en croisant les matériaux. Ce sont les cours de français dispensés en classe de seconde d’enseignement général d’établissements publics que l’on a choisis comme contexte commun référent des lectures actuelles 191 .

La définition nationale des enseignements implique en effet une relative homogénéité du contexte scolaire fréquenté par une population d’enquête scolarisée à un même niveau d’enseignement et ce, quel que soit l’établissement fréquenté. Le contexte scolaire offre en outre l’avantage de rendre aisé, dans l’idéal, un croisement des matériaux. Il peut être appréhendé à partir des discours d’institution qui le définissent (les Instructions officielles). Les discours descriptifs et réflexifs des enseignants sur leurs pratiques professionnelles apportent un autre point de vue sur ce contexte. Les outils pédagogiques mobilisés tels que les manuels, les fiches distribuées, etc., et les observations en classe permettent de saisir ses propriétés contextuelles en acte. Enfin, les discours des élèves éclairent d’un autre point de vue encore ce contexte de lecture. Le caractère collectif de l’enseignement permet de surcroît de limiter le nombre d’enseignants référents.

Par ailleurs, la relativement faible sélectivité de l’enseignement scolaire publique n’entame pas la légitimité dont il bénéficie (lié au monopole de la certification des enseignements qu’il dispense). Etudier précisément le contexte scolaire a donc pour intérêt non seulement de traiter une réalité connue par un grand nombre d’individus 192 , mais aussi d’identifier ce qui est légitime socialement en matière de lecture et de sollicitations lectorales. Cette analyse est essentielle pour qui souhaite appréhender et maîtriser les possibles effets de légitimité en situation d’entretien 193 .

Parce que c’est au sein des cours de français que s’enseigne la lecture à l’école (elle se pratique et est mobilisée dans d’autres disciplines mais ne s’y enseigne pas à proprement parler), on les a retenus comme contexte scolaire. Tournant des pratiques de lecture 194 , la classe de seconde d’enseignement général semblait particulièrement intéressante pour saisir des sollicitations lectorales. Celles-ci devaient plus facilement apparaître du fait de leur relative nouveauté. En outre, ce niveau scolaire permettait d’étudier de près la lecture littéraire à son stade ultime d’enseignement (les épreuves anticipées au baccalauréat de français sanctionnant cet enseignement pour le second cycle de l’enseignement secondaire).

Pour ne pas rompre avec le premier principe – celui de s’arrêter à un contexte commun au regard des sollicitations lectorales dont il était porteur –, il semblait peu opportun de mener l’enquête en seconde d’enseignement général et en seconde d’enseignement professionnel. Les enseignements dispensés en français, préparant à des épreuves sensiblement différentes, sont en effet distincts sur certains aspects (savoirs enseignés moins spécialisés, corpus étudié moins resserré autour de la littérature classique) 195 . Ce faisant, on entamait en revanche le second principe – celui de moindre sélectivité –. En effet, tous les enfants d’une classe d’âge ne suivent pas les enseignements de la classe de seconde d’enseignement général : sur un panel d’élèves entrés en 6e en 1989, 53.7 % seulement des élèves ayant atteint la 3 e (qui ne sont eux-mêmes que 92.6 % de l’ensemble des élèves du panel) entrent dans le second cycle général et technologique, 3.3 % sortent de l’enseignement et 26.8 % entrent dans l’enseignement professionnel 196 .

L’option prise de retenir le contexte scolaire comme contexte commun et mode d’entrée sur le terrain avait inévitablement des effets sur la population potentiellement intéressée par la participation à cette enquête (des élèves plutôt en accord avec l’institution scolaire), ainsi que sur les propos mêmes des enquêtés (avec la probabilité plus forte de voir se jouer des effets de légitimité dans leurs déclarations). C’est en étant consciente de ces inflexions possibles et en tâchant de les maîtriser qu’on a pensé le « démarchage » auprès de la population.

Le premier souci était de faire varier les caractéristiques sociales des enquêtés du point de vue du sexe, de l’origine sociale et du parcours scolaire – les trois variables fortement discriminantes en matière de lecture 197 . Dans cette optique, on s’est orientée vers des établissements scolaires au recrutement social différencié.

Notes
191.

On revient au chapitre 6 sur le matériau produit et analysé sur lequel repose l’étude des contraintes lectorales portées par le contexte scolaire en seconde d’enseignement général : entretiens réalisés avec les enseignants, observations en classe, Instructions officielles en vigueur, documents et outils pédagogiques, etc.

192.

L’enseignement de la lecture se différencie ainsi par exemple de l’enseignement de la danse. S. Faure constate en effet que l’enseignement dispensé dans les écoles publiques de danse est au contraire sélectif dès les premiers apprentissages et concerne beaucoup moins d’apprentis danseurs que l’enseignement dispensé dans les écoles privées. Pour la sociologue, opter pour l’étude des enseignements de danse dispensés dans les Centres chorégraphiques nationaux aurait alors été faire preuve d’un certain légitimisme : « Contre une forme de légitimisme qui voudrait que les écoles de danse les plus reconnues socialement soient celles qui procèdent d’un mode d’enseignement plus intéressant et plus pertinent à observer que ceux des autres écoles [...] nous entendons plutôt nous intéresser à des situations d’apprentissage non exceptionnelles et qui forment la plupart des élèves en danse ‘‘classique’’ et ‘‘contemporaine’’ depuis l’enfance », S. Faure, Les Processus d’incorporation et d’appropriation du métier de danseur. Sociologie des modes d’apprentissage de la danse « classique » et de la danse « contemporaine », Thèse de doctorat en sociologie réalisée sous la direction de G. Vincent, Université Lumière Lyon 2, 1998, p. 36.

193.

P. Bourdieu et R. Chartier, « La Lecture : une pratique culturelle », op. cit., p. 273. 

194.

C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 164-165 et 173. L’analyse comparée de « bilans de savoirs » produits par des élèves de troisième et de seconde souligne l’évolution des pratiques de l’écrit tant sur sur les modes de l’écrit que sur les contenus avec l’entrée au lycée, E. Bautier et J.-Y. Rochex, L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens. Démocratisation ou massification ?, Paris, Armand Colin, 1998, p. 117-129.

195.

Enseignant dans les deux types de seconde, une des enseignantes participant à l’enquête, madame E, témoigne des différences entre les enseignements qu’elle dispense à l’aune par exemple du vocabulaire d’analyse stylistique. Moins exigé dans les travaux d’écriture portant sur les textes littéraires, il est moins enseigné en seconde d’enseignement professionnel. Appréhendée par le biais des lectures réalisées par les élèves, cette distinction selon les filières est aussi avérée. Ainsi, le « resserrement des lectures autour du patrimoine littéraire » est « plus ou moins marqué selon les filières. [Pour les élèves de première, cette évolution] est plus prononcée dans la section L que dans les sections S, ES ou STT, où l’on trouve en tête du palmarès des auteurs comme King ou Mary Higgins Clark. La transformation de l’horizon des lectures répond à des nécessités scolaires. Les auteurs lus par les élèves de BEP sont moins éloignés du corpus lu au collège. Schweighoffer, Christie et London, loin de disparaître du palmarès, y demeurent bien placés. », C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 180.

196.

Source MEN-DEP, panel d’élèves entrés en 6e en 1989 (y compris SEGPA) en France métropolitaine, public et privé, citée dans, M. Cacouault et F. œuvrard, Sociologie de l’éducation, Paris, rééd. La Découverte, 2003, p. 27. Et, « si la part des élèves de catégories populaires est globalement croissante dans chaque filière de l’enseignement secondaire, cette croissance en fait beaucoup plus forte dans les séries de bac à recrutement populaire. Si bien que les écarts sociaux de recrutement augmentent de manière relative. », P. Merle, « Le Concept de démocratisation scolaire. Une typologie est sa mise à l’épreuve », Population, 55 (1), 2000, p. 15-50.

197.

C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez constatent lors de la troisième année de l’enquête (quand les élèves « à l’heure scolairement » sont en première) que si le les pratiques de lecture des élèves sont toujours inégalement distribuées selon le sexe, l’origine sociale et le niveau scolaire, l’ordre des trois variables change : « C’est le niveau scolaire [appréhendé par le retard scolaire] qui, devant le sexe et l’origine sociale, constitue désormais le premier facteur de différenciation. Autrement dit, à une structure de goûts hérités de la socialisation primaire se substitue une structure de compétences définie par le niveau de spécialisation scolaire. », C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 191.