3) Produire un matériau sur des lectures et des sollicitations lectorales

a. observations en classe, copies de français : des moyens intéressants mais insuffisants pour produire un matériau sur les lectures scolaires

Suivant les suggestions de W. Labov selon lesquelles les matériaux saisis sur le vif, « en train de se faire », se distinguent des matériaux produits par demande de remémoration 204 , on a voulu réaliser des observations au sein des cours de français pour étudier les lectures scolaires. On a pu ainsi, à partir des interactions entre enseignant et élèves autour des textes, mettre en évidence et analyser les sollicitations lectorales portées par le contexte scolaire ainsi que les lectures réalisées par un certain nombre d’élèves en réaction à ces sollicitations. Cependant, la présence en classe ne permet pas d’appréhender les lectures de tous les élèves : du fait d’abord de l’inégale participation des élèves en classe. Il est intéressant de noter que certains élèves ne sont pas inhibés en contexte scolaire face aux interrogations professorales, mais s’appuient sur elles pour élaborer progressivement leur appréhension des textes (par ajustements successifs en fonction des réactions professorales par exemple) alors que d’autres n’y réagissent pas ouvertement. Il reste néanmoins que les silences rendent difficile l’appréhension que les élèves peu loquaces ont des textes.

Les copies constituent un matériau plus adéquat pour atteindre l’appréhension des textes par l’ensemble des élèves en contexte scolaire, en réaction à des sollicitations scolaires. Mais, si elles évitent la reconstruction par les lecteurs de leurs propres lectures, elles présentent aussi des limites de pertinence. On ne saisit d’abord à travers elles que l’appréhension des textes que les élèves ont produite à l’attention de leur enseignant. Or leur appréhension des textes ne s’y arrête pas nécessairement : les élèves peuvent garder par devers eux des réactions lectorales qu’ils pensent, ou savent, inadaptées au contexte scolaire. Par ailleurs, la collecte même de ce matériau n’est pas sans difficultés. Hormis madame D qui m’a invitée à photocopier l’ensemble des commentaires composés d’un extrait de Madame Bovary et madame E qui a demandé à ses élèves de me remettre leurs copies de certaines vérifications de lectures (activité dite, bibliothèque tournante), ce ne sont pas les enseignants qui m’ont permis d’accéder aux copies de leurs élèves : soit que je ne le leur aie pas demandé, soit qu’ils aient eu des réticences à le faire. Monsieur C par exemple souhaitait que je fasse la requête aux élèves, estimant que c’était à eux de donner leur accord pour ce droit de regard et d’analyse. Souscrivant à ce point de vue, j’ai demandé à tous les enquêtés, à l’occasion des entretiens, s’ils acceptaient de remettre leurs copies de français. Dans ces conditions, la collecte du matériau fut loin d’être systématique. Les élèves avaient la possibilité de ne me donner que celles qu’ils souhaitaient (la sélection opérée par ceux-ci a alors souvent consisté à me donner les copies pour lesquelles ils avaient obtenu les meilleures notes), ou celles qu’ils avaient conservées et non jetées, les copies de DM plutôt que celles de DS, etc. L’inégale composition du corpus tant par le nombre de copies (allant de zéro copie pour Maxime par exemple à 19 copies pour Lagdar) que par leur nature (vérifications de lecture, commentaire, argumentation, contrôle de connaissances sur le vocabulaire analytique, etc.) rendait difficile la comparaison des lectures scolaires des élèves à partir de ce seul matériau 205 . En revanche, les copies complètent utilement les propos tenus en entretien.

Ainsi, saisir des lectures en acte, dans leur contexte scolaire de réalisation, n’a rien d’évident. Il en va de même pour le contexte extra-scolaire, difficilement observable pour chacun des enquêtés (vivre avec les familles, fréquenter les bibliothèques en même temps que les enquêtés, s’inscrire dans les sociabilités amicales, etc.). On pourrait croire offrir une déclinaison du contexte extra-scolaire de lecture en faisant que l’entretien s’apparente à une relation de sociabilités lectorales. Mais les risques d’effets de légitimité, liés notamment à la prise de contact par le contexte scolaire et la spécificité de l’entretien comme espace de mises en mots rétrospectives des lectures (cf. infra), invitent à la prudence : l’entretien a des points communs avec un contexte scolaire d’évocation des lectures.

Par conséquent, penser que seule l’observation des façons de lire réalisées en contextes variés permet d’appréhender la variation des habitudes de lecture est une illusion positiviste à laquelle on s’est gardé de succomber.

En outre, les matériaux produits et collectés en entretien, à l’occasion d’observations et au sein des copies – s’agissant des lectures scolaires – ne portaient pas systématiquement sur les mêmes lectures. Il n’était donc pas toujours possible d’opérer des croisements. Partant, c’est par le croisement des informations collectées en entretien, entre elles, et avec celles collectées par d’autres biais, que l’on a cherché à apprécier les effets des conditions d’énonciation sur les propos tenus par les enquêtés sur leurs lectures et les effets des contextes sur les lectures effectivement réalisées.

Il convient de s’arrêter plus longuement sur la réalisation des entretiens comme moyens d’appréhender les lectures et les sollicitations lectorales des enquêtés.

Notes
204.

W. Labov souligne l’intérêt de l’analyse d’un échange entre pairs au cours d’une excursion en bus par rapport à celle d’un échange remémoré par l’enquêté à destination de l’enquêteur, W. Labov, Le Parler ordinaire, op. cit., p. 404.

205.

On a mis en annexe un récapitulatif des copies collectées par enquêté.