l’entretien, des conditions d’énonciation particulières

Il s’agit donc de comprendre « ce qui peut être dit et ce qui ne le peut pas, les censures qui empêchent de dire certaines choses et les incitations qui encouragent à en accentuer d’autres » en rapportant les propos des enquêtés notamment à leurs conditions d’énonciation que constitue la situation d’entretien. C’est une relation sociale engageant des individus situés socialement et caractérisée elle-même par une dissymétrie :

‘« C’est l’enquêteur qui engage le jeu et institue la règle du jeu ; c’est lui qui le plus souvent assigne à l’entretien de manière unilatérale et sans négociation préalable des objectifs et des usages parfois mal déterminés, au moins pour l’enquêté. » 206

Décrivant « la relation d’enquête culturelle comme quasi-examen » 207 , P. Bourdieu indique que

‘« la plus élémentaire de l’interrogation sociologique apprend que les déclarations concernant ce que les gens disent lire sont très peu sûres en raison de [...] l’effet de légitimité : dès qu’on demande à quelqu’un ce qu’il lit, il entend : qu’est-ce que je lis qui mérite d’être déclaré ? C’est-à-dire : qu’est-ce que je lis en fait de littérature légitime ? » 208

Cette trame analytique est particulièrement adaptée à la présente enquête du fait non seulement des conditions de prise de contact avec la population enquêtée (entrée par le scolaire) mais aussi du lieu de l’entretien et de son déroulement même. En effet, l’entrée par le scolaire et la prise de contact au sein des cours de français favorisent la perception de ma personne par certains enquêtés comme agent de l’institution scolaire ou en passe de le devenir : nombreux sont ceux qui me demandent par exemple si je souhaite devenir enseignante de français. De plus, des entretiens ont lieu au sein même de l’établissement scolaire, lorsque les enquêtés préfèrent ne pas les réaliser à leur domicile. En outre, les enquêtés sont d’abord invités à parler des lectures qu’ils effectuent pour leurs cours de français, et ensuite de celles qu’ils effectuent en dehors de ces recommandations, et de celles faites par le passé. La question de la légitimité scolaire de leurs pratiques de lecture a de fortes chances d’être omniprésente dans un tel entretien. Avant même d’émettre un goût, des enquêtés disent leur appréhension de ne pas se souvenir des différents textes étudiés lors des cours de français. D’autres acceptent de n’évoquer que les textes étudiés lors de cours que je n’ai pas observés comme s’ils craignent la comparaison entre leur compte rendu et les propos professoraux. La tension à l’endroit de la légitimité n’a pas besoin d’être vécue comme telle pour être effective et orienter les déclarations des enquêtés et la compréhension des questions posées. Ainsi, alors que je tente d’appréhender la pratique de lectures collectives et d’échanges informels autour de textes lus en demandant à Olivia si elle « discute » avec sa mère des articles lus dans un magazine féminin, cette enquêtée, fille d’architecte et d’ancienne enseignante de sciences de l’éducation à l’université, d’origine argentine, élève de monsieur F et ayant construit des habitudes lectorales attendues en classe de seconde, ne peut qu’associer le terme « discussion » à celui de « débat » dont la pratique s’enseigne au lycée parallèlement à l’argumentation. Cela l’amène dans un premier mouvement à répondre par la négative à la question des lectures collectives. Manifestant un souci de précision langagière telle qu’elle est exigée au sein des cours de français, Olivia déclare en revanche la fréquence des échanges de « remarques » autour des magazines :

‘« Je lis une revue [...] qui... parle ou d’idioties comme Paris Matchou... qui a aussi des thèmes parfois intéressants. Y a des jeux que je fais depuis que j’ai 5 ans, ouais et ça je les fais... [elle baille] toujours [...] [Je lis] la partie cuisine (Ouais ?)Mais parce que je suis... J’adore la cuisine [...] Sinon ben y a des thèmes intéressants comme... y en avait un sur... la glace ou y en avait un sur les voitures au fil du temps, ou sur la mode au fil du temps [...] (Est-ce que t’es la seule à lire cette revue ?) Non... ! C’est ma mère. Euh... en fait mes grands-parents reçoivent le journal tous les jours [...] et puis tous les dimanches y a la revue avec. Donc ma grand-mère les garde tous et quand elle vient [en France] elle nous les prend et puis elle les donne à ma mère qui les lit et moi je les lis aussi [...] (Et ça vous en discutez ensemble ? Justement avec ta mère ou euh... ?) Nan... [elle baille] Nan parce que c’est toujours des thèmes... ben qui portent pas à débat en fait. Non non... (Ouais ! C’est/ Mais pas forcément pour... être en contradiction mais... genre ‘‘Tiens t’as vu... ce qu’i disent sur... ?’’)O uais ! Mais enfin c’est pas... discuter vraiment c’est que (Ouais !) Ouais nan, si si/ (/ Mais ça ça arrive ?)Faire des remarques ?(Ouais !)Oui... oui oui oui, oui ça arrive. Tout le temps, c’est surtout sur [nom de la revue inaudible] que je fais des remarques. Mais ma mère aussi en fait en fait(Hum)Oui ! ça, ça arrive [...] C’est vraiment plus, les revues : ‘‘Tiens, regarde ça, i disent que i va se passer ça’’. Enfin bon voilà. Ou... ‘‘I vont essayer de faire ça’’. Ben... ça porte plus à... » (Olivia ; père : architecte, études d’architecture ; mère : femme au foyer, donne des cours particuliers d’espagnol, études supérieures en sciences de l’éducation ; ont fait leurs études en Argentine ; elle vit en France depuis l’âge de 7 ans)’

La trame interprétative des déclarations lors d’un entretien sur les pratiques culturelles proposée par P. Bourdieu permet de devancer les effets de la relation et de tenter de les juguler. Il en va ainsi des précautions prises pour distinguer l’enquête des activités scolaires et les intentions d’afficher des traits d’un statut étudiant plutôt qu’enseignant, propres à réduire les distances entre enquêtrice et enquêté, et à nuancer la perception que les enquêtés peuvent avoir de moi-même et de la situation d’entretien. Ainsi, interrogée sur la réalisation de la thèse, je justifie et présente les options méthodologiques de l’enquête et les exigences de la démarche scientifique (transcription des entretiens, lectures, analyses, rédaction, etc.) comme autant de consignes universitaires proches des obligations scolaires. Ces attentions, ainsi que des tenues vestimentaires et une attitude peu professorales (telles que celles-ci se voient dans le secondaire), n’ont pas été sans effets sur les enquêtés 209 . Certains supposent des expériences communes ou s’autorisent des relations de sociabilité. Un jour de présence au lycée 1, Adeline m’interpelle, me salue et confirme le rendez-vous d’entretien alors qu’elle se situe à l’autre bout du hall de l’établissement. Me rejoignant dans la cour de récréation au lycée 2, Radia me raconte ses histoires ou rêveries sentimentales. François cherche mon assentiment lorsqu’il déclare que « comme tout le monde » il n’aime pas la grammaire, « je sais pas vous ? », etc. Par la conduite même de l’entretien, je me suis efforcée de minimiser ces effets de légitimité : ‘‘en rassurant’’ les enquêtés, en posant systématiquement des questions sur des imprimés, même illégitimes scolairement, etc. 210 .

L’intérêt de cette trame interprétative est aussi de permettre d’envisager les déclinaisons variées des effets de légitimité en fonction de la « compétence culturelle » concernant le domaine de pratiques culturelles interrogé. Ainsi, P. Bourdieu constate que :

‘« Il suffit de rapporter les opinions sur la musique à la connaissance des œuvres pour voir qu’une bonne partie (les deux tiers) de ceux qui choisissent la réponse la plus ‘‘noble’’ (‘‘j’aime toute la musique de qualité’’) ont une connaissance faible des œuvres musicales. » 211

Dans la même perspective, P. Encrevé et M. de Fornel mettent en lumière la variation des déclarations de goûts en matière de théâtre en fonction de la connaissance de ce domaine culturel. Les réponses témoignent d’une volonté de déclarer des pratiques les plus conformes possibles à la légitimité culturelle n’en sont pas moins différentes. Les sorties culturelles valorisées ne sont pas les mêmes : tantôt l’opérette, tantôt l’opéra 212 . Par ailleurs, la contestation des productions culturelles légitimes constitue une autre manière de reconnaître leur légitimité : les goûts se définissent alors en opposition, par réactions 213 .

Mêlés aux possibles effets performatifs 214 des jugements scolaires, les effets de légitimité informent les appréciations des lectures scolaires par les enquêtés. Nombreux sont ceux en effet qui déprécient les textes sur lesquels ils ont été « mal » évalués (au vu des copies ou des dires mêmes des enquêtés). Inversement, les textes dont la lecture (scolaire) a été évaluée positivement sont appréciés. Les entretiens permettent en outre de constater l’efficacité de l’enseignement scolaire ou plutôt la réception qu’en ont eue les élèves interrogés relativement à la lecture professorale proposée, souvent mémorisée et explicitée pour l’entretien.

En plus de la réflexivité méthodologique qu’elle suscite, cette trame interprétative n’est donc pas sans intérêt pour l’étude même des habitudes constituées puisque les réactions des enquêtés à la situation d’enquête et aux questions posées en sont révélatrices. Les positionnements des enquêtés à l’endroit des textes étudiés en classe et des façons de les étudier ainsi que la manière même de se positionner constituent des indicateurs parmi d’autres de la maîtrise des habitudes lectorales scolaires 215 . Les déclarations concordant avec les perspectives scolaires ne manifestent pas seulement une reconnaissance de la légitimité culturelle, mais aussi parfois une adhésion à celle-ci, voire son intériorisation au point que goûts et pratiques lectorales légitimes se superposent.

Cette trame interprétative ne réclame pas pour autant d’être systématisée car la connaissance et la reconnaissance même de telle ou telle légitimité culturelle ne sont pas universelles et la légitimité même des produits culturels n’est pas éternelle. C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez remarquent par exemple chez les collégiens « l’absence de conscience de la hiérarchie culturelle des lectures et des auteurs » et mettent en évidence d’« autres modes de hiérarchisation » comme le lectorat auquel les œuvres sont adressées. « Si toute lecture est référée à la vie quotidienne et à l’expérience personnelle, il n’y a aucune raison de faire sien un classement des auteurs établi sur leur valeur littéraire », que de surcroît l’institution scolaire n’enseigne pas systématiquement 216 . Par ailleurs, comme le supposaient F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot, la légitimité culturelle traditionnelle (littéraire) s’est peut-être affaiblie depuis les années 1960 217 . Dans ces deux cas, quelques éléments constitutifs d’une tension éprouvée lors d’une enquête sur les pratiques culturelles sont désamorcés.

La valorisation de certains modes d’accès aux œuvres (par choix vs par obligation ; par élection vs par hasard) autorise parfois un déplacement de ce qu’il est légitime d’apprécier en mettant au second plan la légitimité du corpus. Aux yeux des enquêtés, une lecture faite pour soi et « choisie » 218 est valorisée même si elle ne relève pas des canons d’une légitimité culturelle scolaire. Les lectures scolaires ne sont pas les seules à pâtir de ce critère de valorisation. Ainsi, certains enquêtés n’évoquent pas, de prime abord, les lectures qu’ils effectuent des textes, trouvés par hasard à leur domicile : parce que ceux-ci sont les supports des lectures des frères, sœurs ou parents, ils ne leur paraissent devoir être décrits comme lectures propres.

Notes
206.

P. Bourdieu, « Comprendre », in P. Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 905.

207.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 365.

208.

P. Bourdieu, « La Lecture : une pratique culturelle », op. cit., p. 273-274.

209.

Une réflexion sur (voire le travail de) la présentation de soi et sur ces effets quant à la production du matériau ou à l’accès au terrain n’est pas superflue en sociologie. A propos d’un autre terrain d’enquête, M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie . Journal d’enquête, Paris, PUF, 1997, p. 34-54.

210.

Sur la possibilité de réduire les effets de « violence symbolique » lors d’un entretien, cf. P. Bourdieu, « Comprendre », op. cit., p. 906-909.

211.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 365.

212.

P. Encrevé et M. de Fornel, « Le Sens en pratique et structures sociales de l’interaction dans le couple question-réponse », Actes de la Recherche en Sciences Sociales n° 46, 1983, p. 3-30.

213.

On peut analyser de la sorte les cultures populaires, dominées, en situation de contestation, mais aussi les pratiques « contre-culturelles » de certaine fractions de la bourgeoisie, cf. C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit., p. 88 et P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 427-431.

214.

P. Bourdieu, M. de Saint-Martin, « Les Catégories de l’entendement professoral », Actes de la recherche en sciences sociales n° 3, 1975, p. 68-93.

215.

M. Darmon adopte une posture semblable vis-à-vis des discours des enquêtés : le repérage des analyses médicales dans leurs propos n’est pas « gênant » mais l’indicateur même de l’efficacité de la socialisation médicale : « L’inscription du terrain dans le médical (‘‘l’entrée par l’hôpital’’) implique ainsi [...] un modelage médical des discours auquel ils ne se réduisent certes pas mais qui constitue néanmoins un registre fréquent du discours en entretien. Le fait d’être ainsi passé par des institutions ayant un effet important sur le discours de ceux qui s’y trouvent présente un intérêt non négligeable », M. Darmon, Approche sociologique de l’anorexie, op. cit.,p. 109.

216.

C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit.,p. 151-152.

217.

Pour une analyse étayée des pratiques culturelles individuelles ainsi que des déclarations de pratiques, pour un retour sur l’évolution de la légitimité des pratiques culturelles, sur les modalités de constitution de la valeur culturelle même des produits et sur la théorie même de la légitimité culturelle, cf. B. Lahire, « Chapitre 1. Pouvoirs et limites de la théorie de la légitimité culturelle » et « Chapitre 2. La production historique des hiérarchies culturelles », La Culture des individus, op. cit., p. 33-70 et p. 71-93.

218.

F. de Singly suggère l’importance de ces conditions d’accès aux imprimés dans Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 65-66 et 75. On peut comprendre que l’affirmation d’un choix fasse partie intégrante de la plus ou moins grande légitimité d’une pratique puisque « dans le cadre de ces sociétés étatiques de plus en plus diversifiées, les individus (...) ont le choix entre un plus grand nombre de possibilités. Et ils disposent d’une plus large liberté de choix. Ils peuvent bien plus librement décider de leur sort. Mais aussi doivent-ils décider de leur sort. Non seulement ils peuvent devenir plus autonomes, mais ils le doivent. A cet égard, ils n’ont pas le choix », N. Elias, La Société des individus, op. cit., p. 169.