la remémoration des lectures

Après les conditions d’énonciation, on rejoint ici un autre élément participant à la dicibilité en entretien de telles ou telles expériences ou pratiques lectorales (pour la présente recherche) : leur inégale remémoration. A.-M. Chartier, J. Debayle, M.-P. Jachimowicz ont montré dans leur article sur les pratiques de lecture d’étudiants en IUFM que la remémoration des lectures effectuées tient notamment aux textes lus, aux manières de lire et aux conditions de lecture 219 . Ainsi une lecture faite in extenso, de livres de référence (reconnus), etc., se remémore plus facilement qu’une lecture fragmentée, de passages lus au hasard, de magazines ou de livres pour enfants ou à usage professionnel. Plus ou moins associée à l’intériorisation d’une légitimité culturelle et lectorale, c’est la définition même de la lecture qui autorise et guide une première sélection de ce qui est dit en entretien : non appréhendées comme lectures par les enquêtés, certaines sont tues. On le constate aussi dans l’enquête où par exemple des livres pratiques ou des lectures religieuses ne sont quasiment jamais évoqués sans question expresse :

‘« ([Tu lis] des livres pratiques ou euh... ?) Des bouquins de cuisine ? Truc comme ça là ? (Euh... ouais ! Ou...) Ah ! Bouquin de cuisine, si ça m’arrive des fois [...] Dans la voiture à ma mère y a un bouquin qui parle de sa voiture... et souvent je le lis comme ça i z’expliquent dessus... les boutons, tout ça. [...] Ou les bouquins pratiques par exemple pour lire le magnétoscope ou les trucs comme ça ouais ça m’arrive [...] J’y pensais même pas à ces bouquins ! [petit rire] » (Cédric ; père : routier ; belle-mère : coiffeuse ; mère : préparatrice de commande ; études inconnues de l’enquêté ; il vit avec sa mère)’

Si Clara n’évoque les textes religieux qui constituent une part essentielle de ses lectures qu’au bout d’une heure vingt d’entretien, c’est parce qu’elle ne les définit pas, d’abord, comme lectures – elles ne sont effectivement pas des lectures de littérature – et moins parce qu’elle résiste à parler d’une pratique du privé. D’ailleurs, elle n’hésite pas à entrer dans les détails dès lors qu’elle y est invitée :

‘« (Tu lis... ou t’as lu... des trucs euh... des livres religieux... et tout ça ?) Ouais (Ouais ? Et c’est quoi ?) Ben ouais moi je suis... je suis juive ! (Ouais) Et donc... ouais et ben... Ben je sais pas [petit rire ; bas :] J’ai lu beaucoup quand même... (Tu peux m’en parler, ou... ?) Ouais ! Nan, y a pas de problème, mais... je sais pas euh... » ; « (D’accord. Et par rapport ouais justement à... après... ’fin je pense aux autres livres... dont tu m’as parlé... ?) Ouais, plutôt des livres de prières quoi ! Mais pas de livres où... (Ceux qui sont là ?! [dans la table de nuit]) Ouais ! Remarque, je lis plutôt... (I sont traduits, ou... ? I sont dans quelle langue ?) Nan nan (Nan ?)Vous voulez que je vous montre ?(Ouais ! [elle prend dans le tiroir de sa table de nuit un livre et l’ouvre ; elle me le montre en le tenant] Par rapport à ce que... C’est le livre de prières que vous devez lire... ?) Au début [inaudible] et après c’est ça quoi... En fait c’est des louanges... (Et là t’arrives à lire en... en hébreu ?) Hébreu, ouais ! [sourire] En fait, i me faut les points quoi ! Mais c’est pareil, y en a dix qu’i faut apprendre, et puis après... Mais... sans les points j’y arrive pas [...] [montrant un autre livre] ça, c’est le même, mais sous une autre forme, enfin c’est pas le même parce que... y avait quèque chose à... à la mémoire de mon papi quoi (Ouais !) [elle déchiffre dans sa tête et en suivant avec le doigt une ligne, la lit en hébreu à voix haute, puis la traduit :]ça veut dire... ‘‘Elle est prête [nom de famille], fils de... [nom de famille]’’ Voilà... Et puis là, ben c’est un livre de psaumes. Ben... je crois que dans la religion catholique aussi y a des psaumes en fait (Ouais !) Ben voilà, c’est... les psaumes écrits par le Roi David... [...] » (Clara ; père : ingénieur en informatique, bac et école supérieure d’électricité au Maroc ; mère : pédicure, podologue en disponibilité, études non spécifiées)’

Pour contrer l’inégale remémoration des lectures on a eu comme politique d’entretien de poser systématiquement des questions sur différentes catégories de textes – aussi bien la littérature classique que d’autres romans, des pièces de théâtre, des textes pratiques, des textes religieux, des dictionnaires, etc. –, mais aussi sur différentes fonctions de la lecture, façons de lire, sollicitations lectorales, etc.

Notes
219.

A.-M. Chartier, J. Debayle, M.-P. Jachimowicz, « Lectures pratiquées et lectures déclarées. Réflexions autour d’une enquête sur les lectures d’étudiants en IUFM », in E. Fraisse (dir), Les Etudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, p. 73-97 ; B. Lahire, Les Manières d’étudier, op. cit., p. 150.