habitudes de lecture et explicitation rétrospective des lectures

Outre les possibilités de remémoration des lectures, ce sont aussi les possibilités d’explicitation des expériences lectorales qui sont plus ou moins aisées selon le statut que l’enquêté confère à la lecture et selon les façons de lire qu’il met en œuvre et son entraînement à la mise en mots des lectures effectuées.

Ainsi, à l’inverse de Clara qui évoque ses lectures religieuses quand je l’y invite, Léonardo exprime un refus net. Son silence manifeste une volonté de tenir secrets des territoires réservés 220 . Durant tout l’entretien, cet enquêté parle sans réserves de sa passion des bandes dessinées, de ses lectures de romans de SF, etc. Avec moins d’entrain il évoque les lectures réalisées pour les cours de français. Présente à l’entretien, sa mère lui/me rappelle qu’il a lu le Coran, le Nouveau et l’Ancien Testament, et l’enjoint de ne pas « cacher » ces lectures. S’il qualifie de « supérieurs » ces « livres », Léonardo ne souhaite pas s’étendre à leur sujet :

‘« Sa mère : tu peux dire que tu as lu... à plusieurs reprises, la Bible, c’est une lecture très riche. Non parce que te... tu parles depuis un moment de bandes dessinées et de romans, mais enfin, tu peux dire que tu as lu le Coran, tu peux dire que t’as lu... la Bible. Qu’est-ce que tu peux dire ? L’Ancien testament et... le Coran
Léonardo : la Torah
Sa mère : non non c’est... je trouve que... ce sont des bouquins...
Enquêtrice : ah ben ouais c’est sûr
Sa mère : équivalents à tous les autres bouquins ou écrivains
Léonardo : non non, supérieurs
Sa mère : non tu n’es pas supérieur
Léonardo : non, des bouquins supérieurs [petit rire]
Sa mère : voilà, tout à fait...
Léonardo : nan mais ça c’est... c’est pas pareil...
Sa mère : et c’est pas, c’est pas quelque chose que l’on cache...
Léonardo : nan ! Mais c’est pas la même chose...
Sa mère : oui [...]
Enquêtrice : et en fait tu les as lus tous, pour comparer ou euh...
Léonardo : nan nan, c’est euh... pour apprendre... bon on va pas... on va pas passer là-dessus
Enquêtrice : t’as pas envie d’en parler ?
Léonardo : non voilà [petit rire] » (Léonardo ; père : dentiste, doctorat de médecine ; mère : sans profession, a été professeur d’économie, maîtrise d’économie, CAPES)’

Ses propos permettent d’approcher la fonction qu’il attribue à la lecture des livres religieux (de « construction de soi » ou « de salut » – lire des « livres supérieurs » « pour apprendre » –). Mais son refus de poursuivre l’évocation de ses pratiques associé à la moindre préparation d’un questionnement des lectures religieuses (lors des entretiens réalisés en 1998) empêchent une reconstruction et une analyse plus précise de ce que fait Léonardo de ces lectures-là, des sollicitations qui l’y ont conduit, etc.

Silence encore, lorsque je demande à Vincent 221 de me parler du Chat de Baudelaire qu’il a choisi d’apprendre afin de le réciter en cours de français. Au lieu de décrire le contenu ou la forme du poème et d’expliquer les raisons de son choix à la manière d’une justification scolaire, Vincent me tend Les Fleurs du mal en me faisant comprendre que je n’ai qu’à le lire (ce que je fais). Tout se passe comme si, pour cet enquêté parler d’un texte (littéraire) n’avait pas de sens : on lit, on apprend, mais on n’en parle pas. Comme on le verra plus finement au chapitre 8, c’est parce que cette lecture est directement renvoyée à l’enseignement de français que Vincent ne s’y attarde pas. S’en remettant habituellement aux propos professoraux sur les œuvres littéraires, il n’a rien à en dire personnellement. Son silence est favorisé aussi parce que, contrairement à d’autres lectures, celles des revues ornithologiques, la lecture littéraire ne lui permet pas de se raconter à travers l’évocation de ce qui le passionne.

Les relatifs silences de certains lecteurs proviennent de la difficile explicitation rétrospective et décontextualisée d’une pratique 222 et de l’évocation de textes lus en dehors de sociabilités lectorales. Ainsi, Farid 223 , qui affiche une forte hostilité à l’égard de la lecture et de l’enseignement du français, est peu bavard lors de l’entretien. Il raconte en revanche qu’il lit souvent avec des camarades de classe au CDI, des magazines et journaux, et que dans ces moments-là il commente ce que les uns ou les autres lisent. La description de ces pratiques de lecture à plusieurs renvoie à une appréhension pragmatique des textes. La lecture a ici une « fonction de sociabilité » 224  : il s’agit de rire ensemble à propos des événements relatés, de les tourner en dérision ou de s’enthousiasmer pour tel résultat sportif. La description des lectures collectives est possible. Mais parler de ces lectures mêmes, dire ce qui est apprécié dans les textes, dire si ces derniers rejoignent ce que l’on pense, etc. lors d’un entretien avec une personne qui ne fait pas partie des sociabilités habituelles et sans les supports de lecture, a peu de sens, et se réalise difficilement.

Au contraire, des enquêtés entretenant un rapport participatif à la narration et familiers des évocations rétrospectives des lectures (à l’occasion de discussions, de jeux de rôles, etc.) peuvent faire le récit de certaines d’entre elles avec moult détails. C’est le cas par exemple de Didier qui relate à ma demande le récit de l’une des Chroniques italiennes étudiée en classe :

‘« Y a une chronique qui était la plus longue, et où c’était une... C’était exactement ça : c’était un voleur... qui tombait amoureux d’une jeune demoiselle... bourgeoise (Ouais) enfin de la noblesse plutôt, et euh... il lui déclare son amour plusieurs fois. Plusieurs fois il a failli se faire tuer. Elle à force, elle tombe... de plus en plus amoureuse de lui. Et puis i sont en état de guerre, y a... Lui plusieurs fois il hésite à lui demander... D’abord il lui demande de se marier avec elle (Ouais) Elle elle accepte, alors i se marient vite fait. Et puis alors après... lui il est dans ses gangs, et alors il est... Y a des guerres. C’était le... et il hésite... à lui avouer tout, à lui dire que... de peur/ En fait il a peur que si, en lui avouant... qui il est vraiment (Ouais) Il a peur qu’elle soit plus amoureuse de lui et que son père en même temps essaye de les séparer – quoi que c’est déjà ça en fait, son père il essaye déjà de les séparer [rire des deux] –. Et alors... il hésite. En fin de compte i dit rien (Ouais) Et puis en fin de compte y a quand même une guerre entre les... sans le savoir en fait, c’est le gang, son gang, où il est chef, avec son père. Sans le savoir en fait... i va tuer le père de sa bien-aimée, ainsi que son frère (Ouais) Et alors... En apprenant que c’était lui – parce qu’elle va quand même l’apprendre – en apprenant que c’était lui, sa mère l’oblige à l’amener dans un couvent. Elle elle va dans un couvent de contrecœur et puis en fin de compte elle fait des... Elle y va quand même et puis comme elle est assez jolie, elle se tape... – elle fait l’amour on va dire – avec plusieurs... prêtres. Et alors du coup... et puis en fait elle est riche hein, alors du coup elle devient la plus importante dans ce monastère (Ouais) Et... et voilà. Et alors du coup, lui... Elle plaît, en fait elle devient euh... au moment où elle va faire l’amour avec t’ça (Ouais) C’est le moment où elle... elle croira que le... – comment s’appelle ? – que son amant... a été tué dans la bataille, parce qu’on a tout fait, on a tenté de lui faire croire que... d’accord il a tué son frère et son père (Ouais) Mais qu’en même temps i z’ont quand même pu le tuer et que... il est mort. Alors qu’en fait c’est totalement faux (Ouais) Alors pendant un long moment... on va rester... figé. On va être focalisé sur elle, on va découvrir que... au fur et à mesure... comme elle est chagrinée et tout. Là, c’est à ce moment-là où elle commence à descendre... de plus en plus (Ouais) dans le rang moral. Et là elle commence à faire l’amour avec des prêtres alors qu’i faut jamais faire ça. Elle fait tout ce qu’i faut pas en fait. Et puis alors... à la fin elle découvre que... c’était une conspiration, que tout le monde avait fait exprès de lui... dire que son amant était... mort. Et puis son amant en fait, on lui avait fait le même coup. On lui avait fait croire que elle aussi elle... elle s’était suicidée ou qu’on l’avait tuée et tout, ’fin un truc comme ça. En gros, à tous les deux, on leur avait fait croire que l’un et l’autre étaient morts (Ouais) Alors du coup, lui ça va i supporte quand même à peu près bien. Mais il la cherchait quand même, et jusqu’au moment où il la découvre – enfin, parce qu’il écrivait quand même des lettres et tout –, jusqu’au moment où il la découvre, et ben... Elle elle euh... elle se sent tellement mal d’avoir... de s’être fait abuser par les prêtres et de... d’être descendue comme ça... Elle se sent tellement mal dans sa peau et... – elle sent qu’elle l’a trahi en quelque sorte, parce qu’i s’étaient d’abord presque mariés et au fond d’elle-même, elle s’était, il était, elle était encore sa femme (Ouais) –. Alors du coup... elle se sent tellement mal que au moment, où il arrive, elle... elle se suicide (Ah ouais...) Comme ça, elle se suicide parce que... elle se sentait mal et tout. Et puis lui après i pleure et tout et puis voilà : ‘‘Fin’’. ‘‘The end’’ [je ris] Ça pourrait, on pourrait continuer après mais... Voilà » (Didier ; père : PDG d’une PME, « études universitaires » non précisées ; mère : femme au foyer – a vendu des bijoux pendant une période –, « faculté », non précisée)’

On a là un bel exemple d’une appréhension pragmatique d’un texte : le lecteur rend compte d’un rapport participatif à l’intrigue et aux personnages. Si le compte rendu de Didier compte quelques notions analytiques, sa description analytique de la construction du récit ou l’évocation de procédés stylistiques restent succinctes (« on va rester... figé. On va être focalisé sur elle », « à ce moment-là où elle commence à descendre... de plus en plus dans le rang moral »). Il se centre surtout sur le récit de l’intrigue et l’évaluation des personnages : « elle descend dans le rang moral », « il supporte à peu près » d’apprendre la mort de sa bien-aimée, etc.

Ainsi, ce qui se dit et ne se dit pas en entretien dépend aussi des habitudes lectorales constituées par les lecteurs et de leurs habitudes à mettre en mots leurs lectures. Une telle analyse des variations des propos tenus en entretien liées à des habitudes lectorales différentes permet de réfléchir à la manière de mener un entretien et à l’efficacité limitée des « stratégies » d’enquête.

Par exemple, le parti pris de déclarer « ne pas connaître » tel ou tel imprimé, tel ou tel produit culturel évoqué en entretien (connu ou non) pour justifier la demande de son évocation en entretien n’est pas toujours efficace. Il l’est auprès d’enquêtés ayant construit des habitudes lectorales similaires à celles de Didier et appréciant de décrire les textes qu’ils ont lus et d’en faire le récit. Il ne l’est pas auprès de lecteurs qui apprécient, non de parler rétrospectivement des textes, mais de parler au sujet des textes et d’y réagir à partir de références communes et au sein de sociabilités lectorales. Une lecture non partagée rend difficile, voire inutile, son évocation. Malika mentionne par exemple les allusions humoristiques entre pairs des sketchs vus de D. Debbouze ou de M. Bensmaïl. Références implicites à ceux qui les ont vus, ces sketchs ne sont en revanche pas racontés à ceux qui se distinguent par le fait de ne pas les connaître :

‘« Djamel Debbouze, j’aime bien ! Il est marrant, je regarde (C’est quoi qui te fait rire ?) Ben... j’ai regardé déjà ses sketchs sur une cassette (Mouais ?) I sont super bien... (C’est quoi un qui t’a plu particulièrement ?) [petit silence] Moi i me font tous rire ! [...] J’aime bien aussi Bensmail Malek (Mouais ?) I me fait rire lui aussi (Je connais pas...) Ben en fait il est pas... C’est pas trop trop... Ben c’est un comique mais... i fait pas trop le fou comme Djamel Debbouze. Mais ses sketchs sont... on va pas dire plus sérieux ! I sont quand même comiques mais... i sont moins extravagants ! (Hum ! Tu te souviens d’un... ?) Euh... pff’ ! I sont... y en a beaucoup et... ’Fin i sont tous bien quoi ! (Hum !)Franchement, i faut les voir en fait (Ouais ?) Ouais !(A raconter...) Ouais c’est pas... c’est pas marrant [...] [Quand je les apprécie] je regarde plusieurs fois (Hum ! Et des fois tu racontes... à quelqu’un justement un gag qui t’a fait rire ou... ?) Ben... dans la classe ils les ont tous vus, mais... (Ouais ?) Mais... on se les raconte pas trop (Hum !)Mais on rigole... sur ce que... i s’est passé quoi (Ouais ! [petit rire]) C’est comme ça ouais (Et plus avec les gens de ta classe ?) Ouais plus... avec ceux qui l’ont vu aussi » (Malika ; père : au chômage, pas d’indication sur la profession, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)’

Par ailleurs, les dits et non-dits lors d’un entretien sur les lectures présentés ci-dessus donnent à voir des réactions différentes à la situation d’entretien. Force est de constater que les entretiens ne placent pas nécessairement « les lecteurs en position de ‘‘critique’’ » 225 . La position adoptée varie au gré des lecteurs interrogés en fonction de leurs habitudes lectorales, mais aussi des questions qui leur sont posées. Mais encore faut-il être attentif à cette variation.

Un entretien axé sur le lecteur, sur ses goûts et dégoûts, sur ses réactions aux textes, ses moments de lecture, etc., tend à produire des informations qui révèlent une appréhension pragmatique des textes. Ce sont des « expériences lectorales » qui sont alors le plus souvent collectées. Les lectures prennent sens par rapport au lecteur qui les a effectuées, qui se raconte en même temps qu’il les raconte. Bien qu’ils mettent en garde contre la « position de critique » à laquelle l’entretien accule les enquêtés, G. Mauger, C. F. Poliak et B. Pudal semblent avoir opté pour une telle politique de terrain et d’analyse. En effet, non seulement, ils constatent la prédominance des lectures intéressées sur les lectures lettrées et analytiques, mais en plus, ils manifestent une attention à la biographie, à la mise en avant du lecteur, etc. dans leur présentation d’enquête 226 .

Des questions spécifiques portant sur l’auteur, le genre, le style, les éléments étudiés en classe, etc., permettent à des enquêtés qui possèdent des habitudes lectorales analytiques d’en rendre compte lors d’un entretien. Ces questions ne déterminent cependant pas les réponses des lecteurs et ne peuvent créer de toutes pièces de telles habitudes lectorales et de telles mises en mots des lectures. Comme certains bilans de savoirs suscités et analysés par E. Bautier, B. Charlot et J.-Y. Rochex décrivent moins les savoirs scolaires que le contexte d’apprentissage 227 , les propos de certains enquêtés sur les lectures scolaires dénomment les activités (un exercice, un devoir, etc.) sans évoquer les textes lus ni ce qui a été étudié et la manière dont cela l’a été.

Une caractérisation univoque des entretiens néglige la distinction entre explicitation rétrospective et descriptive des pratiques (que réclame l’entretien) et d’une part production d’un discours analytique ou critique sur les pratiques évoquées, et d’autre part explicitation témoignant de pratiques analytiques. Or ces distinctions sont essentielles pour mener à bien une étude sur les habitudes de lecture par le biais des façons de lire analytiques et pragmatiques et ce, dès la préparation et la prévision des actes d’enquête.

Notes
220.

F. de Singly, « La Gestion sociale des silences », Consommation, 1982, n° 4, p. 60-61.

221.

Son père est chef de service, pompier (il a passé un bac S) et sa mère est professeur d’histoire-géographie en LP (bac L, CAPES).

222.

B. Lahire analyse les glissements répétés, opérés par certains enquêtés peu familiers de l’écrit, de l’usage des écrits domestiques et quotidiens (liste de courses, mots, etc.) à l’évocation des contextes d’usage (les goûts alimentaires, les voyages de classe, etc.) comme des résistances à « la dissociabilité du langage par rapport au monde des situations, des événements, des choses vécues », cf. B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 145.

223.

Son père est gardien de nuit (Farid ne sait pas quelles études il a faites) et sa mère ne travaille pas (école primaire).

224.

Lahire B., La Lecture « populaire », op. cit., p. 8.

225.

G. Mauger, C. F. Poliak, B. Pudal, Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999, p. 317.

226.

G. Mauger, C. F. Poliak, B. Pudal, « Lectures ordinaires », in B. Seibel(dir.), Lire, faire lire. Des usages de l’écrit aux politiques de lectures, Paris, Le Monde éd., 1995, p. 41-47.

227.

E. Bautier et J.-Y. Rochex, L’Expérience scolaire des nouveaux lycéens, op. cit., p. 39-44, notamment p. 41 (les auteurs reprennent les résultats d’Ecole et savoir dans les banlieues... et ailleurs qui ont servi l’élaboration de leur recherche).