4) L’utilisation du matériau dans la thèse

En plus d’une attention particulière aux modalités de production du matériau analysé, le principe de scientificité qui guide ce travail en exige la présentation. La citation de longs extraits d’entretiens entend répondre à cette exigence. La citation n’en est pas moins réfléchie et sélective à l’aune des perspectives analytiques : on n’a jamais cité l’ensemble des extraits d’entretiens à partir desquels on a construit l’analyse (ce n’est pas le matériau brut des 4000 pages d’entretiens, des 1500 pages de notes ethnographiques que l’on soumet au lecteur !). Donnant à lire des façons variées de dire les lectures, et des lectures elles-mêmes diverses et parfois peu visibles ou méconnues, la citation d’extraits d’entretien est essentielle à la démonstration même de la thèse. Elle l’est d’autant plus que l’on est convaincue de l’intérêt de connaissance des ruptures de style entre extraits d’entretien et analyses : elle permet la comparaison de modalités différentes d’explicitation. Elle répond aussi au souci de montrer les processus de constitution des habitudes lectorales : on s’est attachée à citer des extraits d’entretien de lecteurs qui, dans le cadre d’une enquête statistique, se situeraient dans les marges des tableaux, comme ceux de lecteurs qui se situeraient dans les tendances générales. On a été attentive aussi à ce que les valeurs auxquelles souscrivent les enquêtés apparaissent dans les extraits d’entretien cités quand elles éclairent leurs façons de lire, leurs habitudes lectorales et leurs réactions à des sollicitations lectorales.

La transcription des entretiens veille à ne pas gommer les différences sociales à partir de leur actualisation dans les pratiques langagières des enquêtés (comme elles s’actualisent en d’autres domaines : les manières de s’habiller, de se tenir, etc.). Si les accents, les gestes, les postures, etc., ne sont pas rendus par la transcription, on a laissé en revanche les hésitations, les erreurs syntaxiques, les syllabes avalées, l’insistance sur certains mots, les changements de sujet sans transition, les phrases inachevées, etc. « Avec ce mode d’écriture des entretiens, les enquêtés [et l’enquêtrice] ne sont ni plus ni moins ‘‘démunis qu’ils ne le sont réellement’’ : ils sont comme ils sont. Et ils ne le sont pas bien sûr de manière définitive, mais au moment [de l’entretien] avec leurs trajectoires scolaires, professionnelles, familiales, etc. Les enquêtés [et l’enquêtrice] parlent comme ça et pas dans les formes moyennisées, standardisées et ‘‘politiquement correctes’’ ou ‘‘moralement supportables’’ que nous donnent à lire ces entretiens poncés, lissés, polis qui, par intention de respect pour les enquêtés [et l’enquêtrice] transforment la réalité des manières de dire » 228 . Il faut rappeler, en outre, qu’une objectivation n’est ni une marque de mépris, ni une condamnation ou justification à demi-mot mais un préalable nécessaire à la compréhension scientifique de la réalité sociale. Une telle transcription participe à la compréhension des pratiques étudiées et des individus les pratiquant. Elle leur donne chair et voix de papier. Moins pour suggérer un lien de causalité que pour situer et caractériser encore les individus, on indique entre parenthèses après chaque extrait d’entretien le prénom de substitution de l’enquêté (proche du prénom initial par les sonorités, les univers sociaux et culturels d’attribution), les professions et niveaux de diplôme des parents (et beaux-parents le cas échéant).

Toutefois, parce qu’une telle transcription gêne parfois la lecture même des propos, on s’est attachée à effacer dans le corps de la thèse les répétitions manifestant la parole en train de se dire plutôt qu’une intention signifiante de la reprise. On a par ailleurs coupé certains passages, changeant de sujet sans transition du fait de l’enquêté ou de l’enquêtrice, détournant le propos principal de l’extrait cité et analysé. On a indiqué ces différentes interventions sur les transcriptions par des [...]. Les commentaires entre crochets apportent des précisions sur les gestes, postures, etc., signifiants dans l’entretien, ou sur le sens des termes utilisés. Les propos entre parenthèses sont ceux de l’enquêtrice durant l’entretien. Les mots ou expressions écrits en petites majuscules indiquent l’insistance dont ils ont fait l’objet (termes prononcés plus fort). Les slaches (/) indiquent les paroles coupées par l’un ou l’autre des interlocuteurs ou les phrases inachevées. La ponctuation a un double usage : elle indique la syntaxe mais aussi l’intonation, ce qui provoque parfois un usage inhabituel des points d’exclamation, de suspension, etc. Dans les copies, l’utilisation des polices soulignées, barrées, etc. vise à reproduire les signes graphiques apposés par les enseignants ; leurs commentaires sont indiqués entre crochets et entre guillemets.

Dans la reproduction des copies comme dans les transcriptions d’entretien, les mots ou expressions mis en gras soulignent les éléments les plus signifiants de l’extrait au regard de l’analyse proposée.

Notes
228.

B. Lahire, « Du travail d’enquête à l’écriture des paroles des enquêtés : réponse aux interrogations de Stéphane Beaud », in Critiques sociales, « Usages sociaux de l’entretien sociologique », n°8-9, juin 1996, p.113.