Partie I. La socialisation lectorale enfantine et collégienne

Introduction

Parce que l’action est « toujours le point de rencontre des expériences passées individuelles » et d’« une situation sociale présente » 229 , sa compréhension ne peut se passer de l’étude des habitudes constituées par le passé et susceptibles d’être mobilisées en une situation sociale particulière. Les habitudes de lecture peuvent en effet orienter une appropriation de textes nouveaux, plus ou moins proches des textes familiers – par leurs formes textuelles et typographiques, mais aussi par leurs thématiques et problématiques, etc. –, et la réaction aux sollicitations de façons de lire plus ou moins maîtrisées. Avant d’étudier la mise en œuvre des habitudes de lecture au cours de la première année de lycée des enquêtés, en réaction aux sollicitations lectorales lycéennes, il convient donc d’analyser ce que sont précisément les habitudes de lecture constituées durant la période enfantine et collégienne par les enquêtés – habitudes non nécessairement semblables d’un enquêté à l’autre. Il s’agit aussi de rendre raison de ces habitudes en étudiant les modalités et conditions mêmes de leur construction. Ceci constitue le propos de cette partie.

En étudiant les conditions sociales du goût et des styles de vie, P. Bourdieu a montré que les différenciations sociales s’observaient non seulement du point de vue des produits consommés – dans des domaines divers tels que la musique, la peinture, l’alimentation, les vêtements, la politique, etc. –, mais aussi de celui des manières de consommer. Ces dernières indiquent parfois mieux les différences sociales :

‘« ignorant que la constance apparente des produits cache la diversité des usages sociaux qui en sont faits, nombre d’enquête de consommation leur appliquent des taxinomies qui [...] rassemblent ce qui devrait être séparé (par exemple les haricots blancs et les haricots verts) et séparent ce qui pourrait être rassemblé (par exemple les haricots blancs et les bananes, les secondes étant aux fruits ce que les premiers sont aux légumes) [...] la plupart des produits ne reçoivent leur valeur sociale que dans l’usage qui en est fait ; si bien qu’on ne peut, en ces matières, retrouver les variations selon la classe qu’à condition de les introduire d’emblée, en remplaçant les mots ou les choses [...] par les usages sociaux dans lesquels ils trouvent leur détermination complète, les manières de photographier ou les manières de cuisiner » 230

Par analogie, il a paru important de ne pas limiter l’étude aux pratiques de lecture qui renvoient aux textes lus (et aux fréquences de lecture, etc.) 231 , et de l’étendre aux habitudes de lecture. Cette expression recouvre deux aspects de l’activité lectrice : d’une part une familiarité avec des textes (plutôt qu’avec d’autres) ; d’autre part une maîtrise plus ou moins assurée de façons de lire. Les chapitres 3 et 4 s’attachent chacun à l’analyse de la constitution d’un aspect des habitudes de lecture durant la période collégienne.

Le chapitre 4 a pour objectif de reconstruire la variété des façons de lire et de dire les lectures constituées par les enquêtés durant la période collégienne sur des textes différents. Il montre d’une part les processus de constitution des façons de lire et des expériences lectorales par l’intériorisation des sollicitations scolaires et extra-scolaires à la lecture de textes particuliers. Il souligne d’autre part la variation sociale des façons de lire et de dire les lectures constituées ainsi que celle des expériences lectorales associées aux différents textes (s’informer en lisant la presse ou y trouver des récits d’aventure, des sujets de blague).

Le chapitre 3 étudie la construction des habitudes de lecture sous l’angle des différentes catégories de textes découvertes. Il montre la variation des catégories de textes découvertes selon les contextes scolaire, familial et amical. On met en lumière et on analyse également dans ce chapitre, la variété des types de sollicitations lectorales en fonction des positions occupées par les sollicitateurs (professionnels du livre, adultes proches, partenaires de sociabilités lectorales) et des relations entre sollicitateur et sollicité. On a veillé à prêter attention aux différents types de sollicitations lectorales connus par la population enquêtée et à mettre en évidence les contextes de leur émission. On se distingue ainsi des recherches historiques ou sociologiques qui privilégient en effet souvent l’étude de tel ou tel type de sollicitations lectorales : les enquêtes menées auprès de lectorats adultes sortis du système scolaire, ou celles portant sur les réceptions de textes non scolarisés, s’intéressent surtout aux sollicitations émises au sein des sociabilités lectorales et qui permettent la constitution de communautés de lecteurs 232 . Les enquêtes menées auprès d’un lectorat jeune sur les sollicitations familiales visent précisément l’étude des incitations émises par l’entourage familial 233 . Les enquêtes menées auprès d’un public scolarisé sur les lectures scolaires permettent d’appréhender les sollicitations professorales 234 .

La présente enquête traite de front et en leur accordant le même intérêt différents types de sollicitations. Les sollicitations relevant d’une logique de prescription d’abord : elles émanent de professionnels légitimes institutionnellement et professionnellement pour émettre des sollicitations lectorales auprès d’un public désigné et pour en encadrer le suivi. Les sollicitations relevant d’une logique d’incitation ensuite : elles sont émises par des individus proches des lecteurs. La légitimité dont ils bénéficient n’est ni institutionnelle ni professionnelle. Cette légitimité découle d’une part de la relation de proximité et de tutelle que ces individus entretiennent avec les sollicités et d’autre part de la légitimité de la lecture à laquelle ils incitent, qu’ils soient ou non eux-mêmes lecteurs. Les sollicitations relevant d’une logique de communion enfin : émises par des proches, eux-mêmes lecteurs, ces sollicitations sont soutenues par la constitution de références communes et la réalisation de pratiques communes.

L’étude souligne l’affinité entre types et contextes de sollicitations et aussi, par ricochet, catégories de textes. En revanche elle constate que les types de sollicitations n’ont ni mécaniquement ni exclusivement un caractère implicite ou explicite d’une part, et qu’ils ne s’inscrivent pas systématiquement dans une visée pédagogique d’autre part. Elle analyse enfin les conditions de l’efficacité des différents types de sollicitations ainsi que les conditions des expériences heureuses, ambivalentes ou malheureuses qu’en ont les lecteurs (chapitre 5).

Le chapitre 2 s’attache à la familiarisation avec la lecture durant l’enfance. Elément central de différenciation des familiarisations dans la population d’enquête, ce sont surtout les conditions de lecture, individuelles et collectives, qui ont servi la présentation des analyses.

Notes
229.

B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 81.

230.

P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 20.

231.

La notion de « pratiques de lecture » se calque sur celle de « pratiques culturelles », cf. O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit, p. 167-214.

232.

Pour les lectorats sortis du système scolaire : R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit. ; N. Elias, « Remarques sur le commérage », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 60, 1985, p. 23-29 ; N. Robine, Les Jeunes travailleurs et la lecture, op. cit. ; C. Evans, « La Socialisation privée des lectures : circuit ‘‘prête-main’’, ‘‘tournantes’’ et clubs de lecture », in M. Burgos, C. Evans, E. Buch, Sociabilités du livre et communautés de lecteurs. Trois études sur la sociabilité du livre, Paris, BPI-Centre Georges Pompidou, 1996, p. 21-110 ; S. Tralongo, Les Réceptions de l’œuvre littéraire de Christian Bobin, op. cit. ; A. Collovald et E. Neveu, Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers, op. cit. ; I. Charpentier et E. Pierru, « Pratiques de sociabilités lectorales et ‘‘gender gap’’, in I. Charpentier, E. Darras, P. Lehingue, E. Pierru, Les Pratiques culturelles des Français(e)s, Rapport final au DEP du Ministère de la Culture, novembre 2001, 40 p. ; etc. F. de Singly soulignait la faible proportion d’adolescents entretenant des sociabilités lectorales, F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 122, les travaux de D. Pasquier sur d’autres pratiques culturelles s’inscrivent dans cette perspective (D. Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, op. cit.).

233.

F. de Singly, « Savoir hériter », op. cit. et aussi, F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 106 par exemple.

234.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit. ; C. Baudelot, M. Cartier, C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit. ; E. Fraisse (dir.), Les Etudiants et la lecture, op. cit., etc.