1) Familiarisations avec la lecture au XIXe siècle

La diffusion des écoles primaires, l’unification du système scolaire, l’industrialisation de l’imprimerie et les transformations démographiques et sociales qui ont affecté la société française invitent à supposer que les conditions actuelles de familiarisation avec la lecture n’ont rien de commun avec celles décrites par A.-M. Chartier pour le XIXe siècle. Souhaitant « éclairer la genèse des débats » sur les méthodes d’enseignement de la lecture, l’historienne retrace l’évolution de cet enseignement depuis le XVIIe siècle en évoquant « quelques figures d’apprentis lecteurs du passé » 235 .

Les conditions de familiarisation avec la lecture entre enfants des classes favorisées et enfants des classes populaires sont à cette époque très contrastées.

Durant le Second Empire, « instruire soi-même ses enfants est devenu un signe de modernité ». Les mères remplacent les précepteurs et apprennent à leurs enfants à lire autour d’un « dispositif » qui, s’il a quelque proximité avec le psautier utilisé par les précepteurs, s’en distingue aussi : l’évolution allant de l’« épellation-syllabation d’un texte connu par cœur » au « transfert des savoirs acquis sur des textes inconnus » est la même. En revanche, les textes lus sont suggérés par des images, leur contenu est profane et à destination des enfants (plutôt que sacré et à destination d’un lectorat enfantin ou adulte comme les prières). Ce sont en effet des alphabets illustrés qui arrivent dans les familles aisées et permettent aux mères d’accompagner leurs enfants dans « une entrée en douceur dans la culture écrite ». Dès l’âge de deux ans, les enfants reconnaissent les illustrations, constituent un lexique, apprennent à articuler des mots difficiles et, au gré des curiosités, tournent les pages des alphabets illustrés utilisés comme imagiers. Plus tard, quand les enfants s’intéressent aux lettres des alphabets, il est conseillé aux mères d’instituer « deux brèves séances d’un quart d’heure par jour » pour apprendre à leurs enfants à reconnaître et lire les lettres, à épeler leur nom puis les mots situés au-dessous des illustrations, à répéter les mots prononcés par leur mère, puis à lire progressivement les scènes de vie familiale situées en fin d’alphabet :

‘« Le temps, les reprises quotidiennes, les encouragements, les récompenses suffisent pour que l’enfant d’une mère attentive sache bientôt lire seul, en s’aidant de sa mémoire, des images et du texte. Il peut alors s’essayer, toujours avec l’aide de l’adulte, sur les petits textes inconnus que l’auteur a placés à la fin, scènes de vie familiale peuplées d’enfants sages ou turbulents : ‘‘Viens ici Charles./ Assieds-toi sur les genoux de maman./ Maintenant lis ton livre./ Où est l’épingle pour indiquer les mots ?/ Ne déchire pas le livre./ Il n’y a que les méchants garçons qui déchirent les livres./ Epelle ce mot : Bon Dieu./ Maintenant va jouer.’’ [Abécédaire des enfants. Paris vers 1860] »’

De la sorte l’entrée en lecture précède l’entrée au petit lycée où s’enseignent la lecture compréhension, la lecture expliquée et les autres savoirs.

A la même époque, les enfants des classes populaires entrent en lecture dans d’autres conditions. Du point de vue de la progression des apprentissages (épellation, syllabation, lecture de textes inconnus), les méthodes préceptorales sont reprises comme au sein des familles aisées ; elles sont toutefois rigidifiées, « puisque tant que les mécanismes ne sont pas acquis (le fameux b.a.-ba), on ne propose à l’élève aucun texte. » En revanche, les dispositifs pédagogiques sont différents : l’enseignement simultané et collectif de la lecture sied en lieu et place d’une relation duelle et maternelle ; les supports que sont les manuels « sans images peu coûteux » se distinguent des alphabets illustrés. Les élèves sont en outre différents : « enfants patoisants des campagnes », ils rencontrent plus de difficultés dans cet apprentissage que des « enfants parlant bien français ». Ils suivent enfin bien plus tardivement que les enfants des familles aisées cet apprentissage puisque ce dernier commence à 7 ans. En 1887, l’enseignement commence un an plus tôt, à 6 ans. Pour les enfants des classes populaires, le rythme de cet enseignement est moins celui de l’enfant que celui des manuels annuels qui, grâce au « progrès de l’imprimerie » notamment, se rapprochent toutefois des abécédaires des milieux aisés, avec l’introduction d’illustrations. Dès avant 1914, la pédagogie de la lecture – qui se réalise en deux cours, la combinatoire d’un côté, les textes instructifs de l’autre – est répartie sur 6 ans d’école obligatoire. Elle est consignée dans les instructions de 1923 :

  • déchiffrage au CP (lecture syllabée sans erreur)
  • lecture courante au CE (par mots et groupes de mots)
  • lecture expressive au CM (lire en mettant le ton)
  • lecture expliquée au cours supérieur

Se peut-il que le partage entre enfants de familles populaires et enfants de familles diplômées (bachelières) se retrouve pour l’entrée en lecture des élèves de seconde d’enseignement général interrogés qui ont suivi une scolarité primaire et un premier cycle secondaire dans une institution scolaire unifiée ? Qui plus est à une époque où le marché de la production d’imprimés à destination de la jeunesse est incommensurable avec celui du XIX?

C’est à la croisée de son encadrement scolaire et de son encadrement familial que l’on peut tenter de reconstruire la familiarisation avec la lecture de la population enquêtée. Ceux-ci dépendent de différents éléments : les Instructions officielles de 1985 (infléchies par la loi d’orientation de 1989) en vigueur au moment de la scolarité primaire des enquêtés ; les modalités de leur application et de leur appropriation par les élèves ; les pratiques et modes familiaux de socialisation, et leur plus ou moins grande proximité aux pratiques et mode scolaires de socialisation ; la plus ou moins grande tension des familles à l’endroit de la scolarité et des exigences scolaires ; enfin, la présence et l’usage d’équipements culturels et de lieux de diffusion d’imprimés.

Par ailleurs, le poids de chaque contexte (et des activités qui y sont réalisées) lors de la familiarisation avec la lecture peut varier en fonction des caractéristiques de chacun des contextes : pour tels individus, la famille jouera un rôle prépondérant dans cette familiarisation avec la lecture alors que pour d’autres l’institution scolaire sera le principal lieu de fréquentation d’imprimés. Du poids relatif de chaque contexte lors de la familiarisation avec la lecture dépendent, entre autres, les conditions de réalisation de cette familiarisation, et notamment la tension au sein de laquelle elle se réalise. Pour certains enquêtés, la familiarisation avec la lecture est directement évaluée scolairement alors que pour d’autres, elle se fait, pendant un temps au moins, à l’abri des évaluations scolaires.

Avant d’étudier les familiarisations des enquêtés avec la lecture, il convient de présenter les conditions dans lesquelles elles s’inscrivent, tant au niveau des définitions institutionnelles de l’enseignement de la lecture et des relations entre encadrement scolaire et familial de cet enseignement, qu’au niveau des possibles modalités de familiarisation avec la lecture au sein de la configuration familiale ou des équipements culturels. Il faut aussi s’arrêter aux enjeux méthodologiques d’une telle reconstruction.

Notes
235.

A.-M. Chartier, « L’Enfant, l’école et la lecture », Le Débat. Histoire, politique, société n°135, mai-août 2005, p. 197. Les citations suivantes renvoient à cet article.