3) L’encadrement familial et ses appropriations enfantines

Les familles doivent nécessairement faire avec cette intention institutionnelle et étatique de régir l’encadrement familial de la familiarisation avec la lecture (entre autres pratiques). Mais elles ont diverses manières d’y réagir, et les modalités de l’encadrement familial de la familiarisation avec la lecture s’y conforment plus ou moins, et plus ou moins intentionnellement, en fonction notamment de leur connivence avec la culture scolaire. Leur degré de connivence est lié à la fréquentation de l’institution scolaire, en tant qu’élève ou en tant que professionnel, par les membres des familles, aux modalités de construction d’un capital culturel reconnu ou non par l’institution scolaire : suivi de l’enseignement dispensé au sein de l’institution scolaire 257 , une familiarisation familiale avec la culture légitime, constitution autodidacte d’un capital culturel 258 . En outre, toutes les pratiques familiales ne sont ni nécessairement ni uniquement orientées ou régies par cette intention officielle. L’analyse sociologique peut veiller à reconstruire les logiques propres qui innervent les pratiques et cultures familiales, et souligner ce qu’elles doivent à leurs relations à des injonctions et normes dominantes 259 . De fait, les sollicitations lectorales des parents peuvent à la fois répondre à cette intention étatique (et les réponses sont plus ou moins conformes à ce qui est attendu – au regard par exemple des albums qui sont donnés à lire –) et à la fois s’inscrire dans les pratiques familiales de l’écrit qui ont cours indépendamment des suggestions scolaires. Ainsi les incitations à la fréquentation d’une bibliothèque comme l’abonnement à des magazines éducatifs 260 peuvent être le signe du suivi de la suggestion scolaire de l’encadrement familial de la lecture. Elles peuvent aussi être le signe d’habitudes familiales de fréquentation de cet équipement culturel ou correspondre à une retraduction dans l’ordre des pratiques enfantines des pratiques lectorales parentales (les adultes étant abonnés à leurs propres magazines). Par ailleurs, l’analyse peut tenter d’appréhender la sensibilité des individus aux normes légitimes, et ici, leur tension à être de « bons parents » tels que les exigences scolaires les dessinent – susceptibles d’accompagner les enfants dans l’acquisition des savoirs. L’alternative entre l’hypercorrection comme souci ou souhait de se conformer aux normes d’une part, et l’hypocorrection comme mépris des mêmes normes pourtant maîtrisées 261 d’autre part, ne traduit pas l’ensemble des positionnements possibles à l’endroit de ces normes : les individus peuvent aussi les ignorer (la préface des Instructions officielles de 1985 entend précisément contrecarrer une telle ignorance ou indifférence).

Ainsi l’encadrement familial de la familiarisation avec la lecture doit être appréhendé non seulement à partir des relations – objectives – qu’il entretient avec l’intention/injonction scolaire, mais aussi comme indicateur des pratiques et modes de socialisation familiaux eux-mêmes liés à des conditions d’existence et de coexistence – culturelles, économiques, etc.

Que sait-on globalement de cet encadrement familial de la familiarisation à la lecture ?

On constate tout d’abord que les parents sont désignés par une plus forte proportion de jeunes lecteurs comme les personnes les plus influentes en matière de lecture.

Tableau 2 Pourcentage de jeunes qui estiment que telle ou telle personne a été influente pour les faire lire
Nombre de livres lus Parents Amis Professeurs Frère ou sœur Conjoint
1-5 par an 48 10 13 8 6
6-11 par an 35 18 22 8 5
1-2 par mois 50 13 16 7 6
+2 par mois 57 8 19 7 5

On sait aussi que les individus sont toujours plus nombreux à reconnaître leurs parents comme premières personnes influentes en matière de lecture. La reconnaissance de l’influence parentale croît avec le profil lectoral des individus : plus ils lisent et plus ils reconnaissent l’influence de leurs parents sur cette activité. La proportion d’enquêtés à reconnaître d’abord l’influence de leurs enseignants en matière de lecture est toujours plus faible. Du point de vue des enquêtés et de leur perception des contraintes lectorales auxquelles ils ont été soumis, l’encadrement familial est donc premier par rapport à l’encadrement scolaire.

Ensuite, les enquêtes mesurant les pratiques de lecture des enfants invitent à supposer que cet encadrement familial est plus efficace avec l’élévation du niveau d’études.

En effet, toutes les enquêtes sur la lecture ou les pratiques culturelles indiquent le caractère discriminant du niveau d’études des parents. Ainsi, étaient lecteurs durant leur enfance (8-12 ans), 47 % des individus dont les parents n’ont aucun diplôme, 66 % des individus dont les parents ont un niveau d’études primaires, 70 % des individus dont les parents ont un diplôme du secondaire (collège, technique court), 78 % des individus dont les parents ont un diplôme du secondaire (lycée, technique long) et 80 % des individus dont les parents sont diplômés du supérieur 263 .

Mais cette variation des pratiques lectorales enfantines selon les caractéristiques sociales des parents ne dit pas grand chose des modalités d’encadrement de la familiarisation. Ces dernières apparaissent un peu mieux avec le constat de l’infléchissement du poids de l’origine sociale par l’exemple parental. On sait en effet que l’appréciation de la lecture est plus élevée chez les enfants de parents grands lecteurs :

‘« 29 % des jeunes dont les parents sont cadres et petits lecteurs contre 34 % des jeunes dont les parents sont ouvriers ou employés et grands lecteurs aiment beaucoup lire. » 264

Allant plus avant dans l’étude des modalités d’encadrement familial des pratiques lectorales étudiantes, F. de Singly distingue les incitations implicites – dont relève l’exemple parental – et explicites – comme le sont les recommandations de lecture.

Par ailleurs, les proportions de lecteurs et de gros lecteurs augmentent toujours avec l’étendue de la bibliothèque domestique 265 . Or celle-ci varie selon les milieux sociaux – même si l’absence totale de bibliothèque domestique est aujourd’hui rare :

‘« Il devient de plus en plus exceptionnel de vivre dans un foyer où le livre est totalement absent : 9 % des Français ne possèdent aucun livre dans leur foyer contre 13 % en 1989 et 27 % en 1973 [...] Un quart des Français disposent d’une bibliothèque personnelle comportant au moins 200 ouvrages. Les écarts entre les catégories socioprofessionnelles sont spectaculaires : les milieux de cadres et professions intellectuelles supérieures détiennent en moyenne trois fois plus de livres que les milieux d’ouvriers, d’agriculteurs ou d’employés » 266

L’évocation par A.-M. Chartier de l’accompagnement maternel de la découverte d’un alphabet, mentionné plus haut, oriente également le regard vis-à-vis des pratiques familiales d’encadrement de la familiarisation avec la lecture. On sait par ailleurs que les échanges mère/enfant autour des livres, préconisés dans le BO de 2002, sont plus fréquents dans les milieux favorisés 267 . De ce point de vue, les modalités d’encadrement de la familiarisation avec la lecture, comme les encadrements parentaux d’autres pratiques enfantines (l’usage des jouets et les apprentissages psychomoteurs), se rapprochent des modalités scolaires d’encadrement dans les classes moyennes et supérieures 268 .

Mais les injonctions officielles ne doivent pas conduire à n’être attentif qu’aux modalités de l’encadrement de la familiarisation avec la lecture qui se rapprochent des modalités scolaires (modèle de lecteur, incitation expresse, échanges autour des textes lus). Dans Tableaux de familles, B. Lahire soulignait que le capital culturel familial (mesuré par le niveau d’études) ne suffisait pas à rendre compte des situations de réussite ou de difficultés scolaires d’élèves de CE2. Il montrait comment la combinaison de traits pertinents pour la reconstruction de configurations familiales de milieux populaires pouvait, à l’inverse, y parvenir et même éclairer les cas atypiques de réussite scolaire en milieux populaires : l’ordre moral domestique pouvait par exemple pallier la distance parentale à la culture écrite 269 pour susciter et encadrer des lectures enfantines. Par ailleurs, les travaux sur les pratiques et modes de socialisation familiaux éclairent les conditions de possibilité des encadrements parentaux plus distants de la familiarisation avec la lecture telle que la fréquentation sans accompagnement parental d’une bibliothèque. Ainsi la bibliothèque municipale – lorsqu’il y en a une – est ou non accessible 270 aux enfants selon qu’elle se situe à l’extérieur ou dans les délimitations territoriales posées par les parents exerçant une autorité contextualisée 271 .

Enfin, en s’appropriant les sollicitations lectorales parentales, les enfants participent objectivement à la socialisation dont ils sont l’objet :

‘« Une influence ne s’exerce pas d’un être actif sur un être passif, elle est construite à la fois par celui qui influence et par celui qui est influencé, elle n’est pas ‘‘action sur’’ mais ‘‘relation entre’’ » 272

Le matériau d’enquête ne permet pas (et ne visait pas) la reconstruction fine de ce processus qui nécessite la mise en parallèle systématique des pratiques parentales et des pratiques enfantines. Toutefois, il permet d’en approcher des aspects qu’il aurait été dommage de laisser échapper. En sollicitant les enquêtés par des questions, on a donc tenté de saisir en entretien les manières dont les enquêtés réagissent aux demandes et injonctions éducatives parentales, les manières dont ils se les approprient – par leurs pratiques de lecture, par les conceptions de la lecture qu’ils ont intériorisées, etc. En plus de ces déclarations, on a veillé lors de l’analyse à mettre en parallèle ce que les enquêtés disent des incitations familiales (ce qu’elles sont et ce qu’ils en pensent) d’une part, ce qu’ils disent de leurs pratiques d’autre part. Le souci de percevoir si les réactions et appropriations enfantines étaient conformes ou non aux sollicitations familiales que l’on pouvait reconstruire a guidé les analyses. L’une des modalités de détournement des propositions parentales envisagée par P. Berger et T. Luckmann dans La Construction sociale de la réalité, nommée « socialisation ratée »,est liée à la pluralité des mondes (et des relations) au sein desquels les individus évoluent : lorsque ces mondes sont porteurs de manières de faire, de penser, d’agir, etc. différentes et qu’aucun ne domine sur les autres (au sens où ces derniers et leurs injonctions sont retraduites dans la logique du premier monde intériorisé), lorsque les sollicitations différentes ne sont pas appréhendées comme « des versions du même monde commun », les individus peuvent être amenés à faire avec d’autres ce qu’ils n’ont pas appris à faire avec certains, voire ce qu’ils ont appris à ne pas faire 273 . L’un des exemples imaginaires proposés par les auteurs est la contradiction entre les attentes parentales et les attentes amicales à l’endroit d’un même individu : les premiers attendent qu’il obtienne son diplôme d’enseignement secondaire, les seconds qu’il montre son courage en volant une voiture. Les auteurs esquissent les enjeux d’une telle analyse sur les sentiments de trahison et de tiraillement de l’individu pris entre ces injonctions contradictoires. Ce sont moins ces sentiments et tiraillements qui ont guidé l’analyse que la reconstruction des possibles adéquations ou décalages entre les attentes familiales et les activités enfantines, ainsi que les conditions de possibilité d’une telle situation. On a été particulièrement attentive aux sollicitations potentiellement différentes des diverses relations nouées par les enquêtés (parents, enseignants, pairs, personnels d’institution diverses (école, bibliothèque, etc.)) à la primauté accordée à l’une ou l’autre ou à leur consonance.

A la lumière de ces éléments, on peut reconstruire les souvenirs de familiarisation avec la lecture et les lectures enfantines des enquêtés.

Notes
257.

Le niveau de diplôme constitue une première façon d’approcher la plus ou moins grande connivence des individus avec la culture scolaire (celle-ci augmentant avec le niveau de diplôme). La variation des diplômes possédés permet de supposer que cette connivence est loin d’être la situation la plus répandue. Au recensement INSEE 1999, 20 % de la population non scolarisée de 15 ans et plus n’ont aucun diplôme, 17.3 % ont un CEP, 8.1 % sont détenteurs d’un BEPC, 24.8 % sont titulaires d’un CAP ou d’un BEP, 12.2 % possèdent le bac ou un brevet professionnel, 8.5 % ont un diplôme équivalent à bac + 2, 9.1 % ont un diplôme de niveau supérieur.

258.

P. Bourdieu souligne que des rapports différenciés à la culture légitime découlent des modalités différentes de son acquisition (en autodidacte, au sein d’une institution, par initiation familiale), P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., « Quartiers de noblesse », p. 68-106.

259.

C. Grignon et J.-C. Passeron explicitent diverses modalités possibles de reconstruction des cultures populaires : les unesmettant au jour l’autonomie des pratiques populaires par rapport aux pratiques légitimes et dominantes, les autres leur hétéronomie, C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit., p. 93-94 notamment. Pour des études empiriques, cf. par exemple R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 39-48 notamment. Pour appréhender d’autres univers sociaux, M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, op. cit., p. 98-99 par exemple.

260.

On emprunte cette désignation à F. de Singly, Lire à 12 ans, op. cit., p. 133. Cf. infra, chapitre 3.

261.

P. Bourdieu souligne les rapports opposés que les petits- et grands-bourgeois (les fractions des classes dominantes les mieux pourvus en capital économique) entretiennent respectivement avec les normes langagières portées par l’institution scolaire : hypercorrection et hypocorrection, P. Bourdieu, La Distinction, op. cit.,p. 229 et 285 notamment.

262.

F. de Singly, Les Jeunes et la lecture, op. cit., p. 134.

263.

C. Tavan, « Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes prises dans l’enfance », op. cit. et H. Michaudon, « La lecture une affaire de famille », op. cit.

264.

F. de Singly, « Savoir hériter », op. cit., p. 50, p. 49 et 55 pour les notions suivantes.

265.

F. Dumontier, F. de Singly, C. Thélot, « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », op. cit., p. 69.

266.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit., p. 183.

267.

F. Fouquier, Lectures de jeunes et pratiques culturelles de classes, Thèse de doctorat, Université de Bordeaux II, juin 1976, p. 169 cité par B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 123.

268.

B. Bernstein, Langage et classes sociales, op. cit., notamment les parties intitulées « Différences entre classes sociales dans la définition de l’usage des jouets » et « Différences entre classes sociales dans l’importance conférée au langage pour la socialisation ».

269.

B. Lahire, Tableaux de familles, op. cit., par exemple « Portrait 14 : Un doux enfermement symbolique », p. 167-175. Les configurations familiales sont reconstruites à partir de cinq traits pertinents : les formes familiales de la culture écrite – et les écritures planificatrices –, les conditions et dispositions économiques, l’ordre moral domestique – ascétique ou hédoniste, régulier ou irrégulier –, les formes de l’autorité familiale – reposant sur l’autocontrainte ou la contrainte extérieure – et les modes familiaux d’investissement pédagogique.

270.

« Plus de la moitié des Français [62 %] habitent, en effet, à moins d’un quart d’heure d’une bibliothèque », O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit., p. 229.

271.

D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 104 et suivantes.

272.

E. Bautier, B. Charlot, J.-Y. Rochex, Ecole et savoir dans les banlieues... et ailleurs, Paris, Armand Colin, 1992, p. 17.

273.

P. Berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 228-235.