4) Susciter et collecter les souvenirs des pratiques lectorales enfantines

Au cours des entretiens, des questions visaient à susciter la remémoration contextualisée des lectures enfantines et de toute activité autour des textes : « tu te souviens de ce que tu lisais quand tu étais petit ? », « comment cela se passait ? », « comment avais-tu eu cet imprimé entre les mains ? », « te souviens-tu de ce que cela racontait ? », « avais-tu aimé cette lecture ? », etc. D’autres interrogations tentaient de rendre possible l’évocation de différents contextes de familiarisation à la lecture. Elles cherchaient à appréhender les sollicitations lectorales connues des enquêtés à partir de leurs modalités, de leur contenu et de leur plus ou moins grande efficacité : « te souviens-tu de ce que tu lisais en primaire ? », « te souviens-tu de ce que tu faisais en classe en français ? », « allais-tu à la bibliothèque ? si oui, peux-tu me raconter comment cela se passait ? », « est-ce que tes parents te disaient de lire ? », « est-ce que tu pouvais consulter des livres ou imprimés ? chez toi ? à la bibliothèque ? »... D’autres questions encore visaient à faire apparaître dans quel contexte avaient eu lieu de façon privilégiée certaines activités : « tu te souviens si on te lisait des histoires quand tu étais petit ? si oui, qui et quelles histoires ? peux-tu me raconter ? », « est-ce qu’il t’arrivait de lire avec d’autres ? qui ? quand ? quels textes ? »

Ainsi la directivité relative 274 des entretiens visait à contrebalancer l’oubli des pratiques réalisées à une période fort éloignée et à rendre moins épars les souvenirs nécessairement partiels qu’en avaient les enquêtés, afin de reconstruire leur familiarisation avec la lecture, les modalités d’encadrement des pratiques lectorales et leurs pratiques elles-mêmes. La directivité des entretiens permettait aussi de réduire les effets possibles de reconstruction qui laissent dans l’ombre les activités déplaisantes ou celles qui ne sont pas considérées comme des lectures : on a par exemple demandé systématiquement aux enquêtés s’ils avaient étudié, appris ou récité des poésies.

Cependant, les entretiens réalisés ne visaient ni ne prétendaient à atteindre l’exhaustivité des lectures enfantines ce qui aurait été simple naïveté sociologique : ils avaient pour objectif de saisir et reconstruire à partir de la variété des souvenirs de lectures enfantines, l’hétérogénéité possible des familiarisations enfantines avec la lecture. Il importait donc que la directivité relative des entretiens ne nuise pas à l’appréhension d’informations déductibles de la variabilité des discours collectés en entretien. En effet, bien que non négligeable, l’éloignement temporel de la période évoquée n’est sans doute pas le seul élément intervenant sur la moindre consistance des souvenirs. Celle-ci témoigne peut-être autant de la difficulté de remémoration de pratiques dont la mise en discours fut pour certains rare et nouvelle (du fait de la moindre fréquence des échanges autour des lectures avec les proches, avec les enseignants). A ce titre le caractère plus ou moins étoffé des descriptions constitue un indice de l’habitude précoce ou non qu’ont eu les enquêtés de mettre en discours leurs lectures dans une situation quasi-scolaire d’explicitation 275 . Par ailleurs, allant du titre à l’histoire, du ressenti lectoral à l’imprimé, du lieu de lecture au rapport entretenu à la contrainte de lecture, les évocations variées des souvenirs de lecture indiquent aussi ce qui fait sens pour les enquêtés et apportent des éléments sur ce que sont pour eux les lectures.

Comme tout discours rétrospectif, ces souvenirs sont marqués par le présent et le chemin parcouru par l’enquêté depuis. Néanmoins, il est souvent possible de faire le partage entre ce qui ressort du passé et ce qui est le produit du parcours effectué et des apprentissages dont il a été porteur 276 . On peut distinguer ce qui est évocation et jugement de ce passé à l’aune du présent d’après les comparaisons plus ou moins explicites dans les propos des enquêtés et grâce aux croisements d’informations (les contraintes lectorales présentes et mentionnées à un autre moment de l’entretien et les contraintes lectorales passées, les difficultés de lecture évoquées en primaire et les déclarations de redoublements, etc.). Ainsi, il apparaît clairement que c’est à travers une grille des légitimités culturelles plus tardivement intériorisée – au collège, par la confrontation à de nouveaux camarades de classe et par la découverte de nouvelles activités scolaires – que Julie appréhende ses lectures et activités scolaires de primaire :

‘« En primaire, y en a plein i z’ont appris des Fables de La Fontaine et tout ça et jamais j’ai appris ça moi ! Je sais pas d’où je sors mais...[...] Au collège i z’étaient tous là ‘‘Ouais la Fable de machin, Le Renard et le rossignol’’ ou je sais pas quoi [sourire] Moi... [je ris un peu] Le Renard et le corbeau Pardon... ! Tous ces trucs comme ça, moi j’ai jamais appris ça. Mais i connaissent tous ! Je sais pas si c’est Lyon ! [petit rire des deux] Moi je viens de Paris ! [petit rire] J’ai pas appris ça quoi [sourire] Nan moi j’ai... en primaire, j’ai pas appris de poésie moi en fait. J’en ai appris en sixième cinquième. Et ça [avec un petit rire :] alors j’aime pas [...] J’aime pas apprendre un truc comme ça [...] par cœur, à réciter comme ça devant tout le monde en plus... comme un... tu sais comme ça devant tout le monde ! [petit rire des deux] Devant le... devant... tout le monde... t’es... tu sais tu bouges plus, tu récites et puis c’est tout... » (Julie ; père : agent SNCF, BEPC ; mère : vendeuse à France-Loisirs, baccalauréat D ; beau-père : directeur d’une agence de France-Loisirs ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 6-7 ans)’

Pour sa part, se présentant comme non lecteur de littérature au moment de l’enquête, Arthur minimise l’efficacité des incitations parentales à la lecture malgré mes suggestions inverses :

‘« (Quand t’étais plus p’tit, tu lisais plus ou euh... ?) Ouais mais je lisais différemment quand même ! Quoi je lisais que des BD quoi je lisais aucun livre presque. Les livres... je lisais deux pages... pour l’école, et c’était fini quoi, je lisais pas [sourire] [...] [Mes parents] m’incitaient à lire ouais ça c’est sûr (Comment i faisaient ?) Ben i me disaient... ‘‘Lis...’’ et tout ‘‘C’est bien, tu verras’’ et tout... [pause] (Mais ça t’a pas... ’fin ça marchait avec les BD quand même apparemment) Ouais, mais bon... Les BD, c’était différent parce qu’y avait les images ! [...] Quand on est tout gamin... on lit le dessin avant tout quoi ! [sourire] » (Arthur ; père : dermatologue, doctorat de médecine ; mère : radiologue, doctorat de médecine)’

Qu’il s’agisse des pratiques lectorales scolaires dans le cas de Julie ou des pratiques lectorales extra-scolaires dans le cas d’Arthur, les pratiques passées effectives apparaissent bien derrière les jugements rétrospectifs des enquêtés.

L’intérêt de ces entretiens et de leur analyse est la mise en évidence de la diversité des familiarisations à la lecture d’une population homogène du point de vue du niveau d’étude atteint.

Notes
274.

On n’a pas cherché à saisir la présence au sein des différents contextes de toutes les activités autour des textes. Par exemple, on n’a pas demandé si les enquêtés réalisaient des études grammaticales en dehors du contexte et des recommandations scolaires. On leur a demandé en revanche s’ils lisaient des ouvrages (romans, albums, etc.) à l’école et hors école.

275.

Sur la proximité de la situation scolaire et de la situation d’entretien, cf. W. Labov, Le Parler ordinaire, op. cit., p. 286. Sur la possibilité de mobiliser un langage explicite en situation scolaire en fonction des formes langagières intériorisées familialement, cf. B. Bernstein, Langage et classes sociales, op. cit., p. 37-38.

276.

M. Darmon, Approche sociologique de l’anorexie, op. cit., p. 158.