5) La diversité des conditions de familiarisation avec la lecture

Un premier clivage apparaît dans la population selon l’importance des lectures individuelles réalisées en dehors de l’école.

Ces lectures, on l’a dit, constituent un moyen de satisfaire des attentes lectorales immédiates par une compréhension du texte résultant de la mise en relation des marques textuelles (mots, images, etc.). Lorsque la rencontre texte/lecteur porte ces satisfactions (ou insatisfactions) lectorales, les lectures peuvent s’autonomiser des échanges qui accompagnent les premières lectures en entrecoupant, en indexant et en complétant le texte et devenir individuelles. Les lectures réalisées sous la conduite d’un proche, quand elles se poursuivent, visent précisément l’instauration de la rencontre d’un lecteur novice avec un texte plutôt que l’inscription du texte et de sa compréhension dans des échanges. Apportant potentiellement les plaisirs mêmes d’une rencontre (celle du texte et du lecteur) et d’une « expérience de déterritorialisation » 277 , les lectures individuelles conduisent parfois le lecteur à s’isoler des sociabilités. Par ailleurs, lorsqu’elles sont encouragées et valorisées par l’entourage (scolaire ou familial), les lectures individuelles procurent également des plaisirs liés à la reconnaissance de soi par autrui qu’entraîne leur réalisation. Elles peuvent aussi susciter la satisfaction du devoir accompli chez un individu ayant intériorisé les injonctions parentales ou professorales à une telle activité 278 .

Si ces lectures individuelles sont aujourd’hui légitimes socialement et scolairement, elles ne l’ont pas toujours été et ne le sont pas, encore, en tous les lieux de l’espace social : R. Chartier rappelait que les lectures silencieuses et individuelles de fiction étaient mises au banc des accusés pour les risques de « séductions de l’illusion » qu’elles faisaient courir aux lecteurs (et particulièrement aux lectrices) 279  ; R. Hoggart soulignait quant à lui la « répression » des membres du groupe qui mettaient en question ses valeurs en s’en distinguant, en s’isolant par la lecture ou le travail scolaire 280 . De ce point de vue, et dans la lignée des enquêtes sur la lecture et les pratiques culturelles, il n’est pas surprenant de constater le caractère discriminant du niveau d’études des parents (possédant au moins le baccalauréat) dans la composition des groupes ayant eu des lectures individuelles importantes ou rares durant l’enfance : l’un d’eux regroupe en effet quasi-exclusivement des enfants dont les parents ne possèdent pas le baccalauréat.

Tableau 3 Répartition des enquêtés selon l’importance des lectures individuelles qu’ils réalisaient en dehors de l’école durant l’enfance
 
Relative abondance de lectures individuelles en dehors de l’école Rareté des lectures individuelles en dehors de l’école
Parents bacheliers Parents non bacheliers Parents bacheliers Parents non bacheliers
Filles
Belinda
Clara
Eléonore
Elodie
Emilie
Esther
Gaëlle
Karine
Marie
Marie-Eve
Nadine
Najia
Olivia
Ophélie
Samantha
Séverine
Sophie
Valérie
Vanessa
Caroline
Habiba
Isabelle
Lamia
Samia
Sylvia
Véronique
Edith
Julie
Mathilde
Tasmina
Adeline
Aïcha
Anne-Cécile
Leïla
Malika
Myriam
Peggy
Radia
19 7 4 8
Garçons
Arthur
Bastien
Benjamin
Bertrand
Colin
Didier
François
Jean
Léonardo
Marc
Matthieu
Maxence
Maxime
Nils
Raoul
Rodolphe
Samuel
Thierry
Vincent
Bruno
Gaspar
Jérôme
Kamel
Livio
Philippe
Salah
Stéphane
Yannick
  Ahmed
Cédric
Emmanuel
Farid
Franck
Lagdar
Nicolas
Nordine
Pierre-Jean
Rachid
Sébastien
19 9 0 11
Total 54 23

Comme la prise en compte d’une pluralité de traits pertinents permettait à B. Lahire de souligner l’hétérogénéité des milieux populaires et les modalités possibles d’une proximité avec les pratiques et le mode scolaires de socialisation, elle permet ici de comprendre les rapprochements possibles des pratiques lectorales extra-scolaires d’enfants dont les parents ont des niveaux de diplôme différents (elle rappelle de la sorte le caractère non mécanique des causalités statistiques en sciences sociales) 281 . En soulignant que le niveau de diplôme des parents ne détermine pas à lui seul et en lui-même l’encadrement familial de la familiarisation avec la lecture, les analyses de ce chapitre montreront notamment comment des enfants de parents ne possédant pas le baccalauréat apparaissent dans le premier groupe. Elles feront apparaître des clivages secondaires en étudiant de près les articulations entre les contextes scolaires et extra-scolaires de familiarisation avec la lecture. Ces clivages secondaires dépendent en effet de la proximité des contraintes lectorales dont les contextes lectoraux étaient porteurs durant l’enfance et auxquelles les enquêtés ont réagi.

Notes
277.

M. Peroni pointe la non universalité de la théorie de la réception en raison de la conception de la lecture sur laquelle elle et dont il décrit les contours : « l’analyse sociologique ne saurait se satisfaire d’une pareille définition a priori de la lecture comme expérience esthétique de déterritorialisation, en ce qu’elle présuppose un intérêt, un sens (en soi, qui plus est) à la lecture. D’ailleurs la capacité même de la lecture à refigurer un quelconque ‘‘monde possible’’ repose sur le postulat d’une compétence du lecteur dite ‘‘implicite’’ (compétence à passer d’une région de ‘‘réalité’’ à une autre, à renouer le fil du texte par delà ses interruptions de lecture...). », M. Peroni, « La lecture, pratique culturelle ou activité de réception. », op. cit., p. 54.

278.

G. Vincent, L’Ecole primaire française, op. cit., p. 252-253 : « Travailler c’est être utile à soi-même et aux autres, certes, mais c’est surtout faire ce qu’on doit. [...] L’école laïque cherche à mettre continûment l’élève en face de ce qu’il produit, afin qu’il se juge lui-même. Ou plus exactement, au jugement du maître sur le cahier (‘‘Bien’’, ‘‘Mal’’, note de zéro à dix), elle ajoute le témoignage que seul l’élève peut se rendre en son for intérieur : ai-je fait tout ce que je devais et pouvais ? ».

279.

R. Chartier, « Lectures et lecteurs ‘‘populaires’’. De la Renaissance à l’âge classique », in R. Chartier et G. Cavallo (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, rééd. Seuil, 2001, p. 348.

280.

R. Hoggart, La Culture du pauvre : « si le groupe est un foyer de chaleur humaine et si la fraternité qu’il suscite permet de surmonter les difficultés de l’existence, il est aussi le lieu d’apparition d’une répression parfois brutale à l’égard de ceux qui, en son sein, sont portés à remettre ses valeurs en question. » (p. 231). Le « boursier se dirige vers le monde des ‘‘autres’’, et vers une profession bourgeoise. Pour ‘‘arriver’’, il lui faudra être de plus en plus seul. Il lui faudra, bon gré mal gré, rompre avec l’ethos du foyer, avec les valeurs communautaires des classes populaires, avec la chaude ambiance de la parentèle familiale. » (p. 350). Cette rupture commence tôt et notamment par la distance qui s’instaure avec le groupe de pairs. En effet si les sociabilités juvéniles masculines se font à l’extérieur du foyer « le boursier, lui, reste à l’intérieur, dans le monde des femmes. » (p. 352). J.-Y. Rochex analyse le caractère ambivalent et non univoque des relations parents/enfant autour de la scolarité et de la lecture décrite dans l’œuvre d’A. Ernaux. Il mentionne notamment les réprimandes parentales décrites dans La Place quand, au lieu de participer à l’activité domestique et familiale, l’enfant restait à lire en haut de l’escalier. cf. J.-Y. Rochex, Le Sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF, 1995, p. 144-166.

281.

Les mises en garde de J.-C. Passeron vis-à-vis des effets de « sur-sélection » scolaire pour comprendre et expliquer les proximités des pratiques lectorales d’enfants de bacheliers et d’enfants de non bacheliers ont moins lieu d’être à propos des pratiques lectorales enfantines qu’à propos des pratiques lectorales lycéennes. Cf. J.-C. Passeron, « Ce que dit un tableau et ce qu’on en dit », Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 123.