I. La lecture individuelle de récits : une pratique familière et familiale

1) Les conditions d’une régularité des lectures individuelles : familiarité parentale avec l’écrit et concentration scolaire

Les deux tiers des enquêtés ont eu dès l’enfance ce que l’on a appelé des lectures individuelles régulières d’albums, de bandes dessinées, de magazines éducatifs ou de romans. Bien qu’individuelles, ces lectures doivent leur existence, durant la période au cours desquelles des habitudes se constituent tout au moins, à un encadrement fort. Avant d’analyser les modalités concrètes de l’encadrement et de l’accompagnement extra-scolaires de ces lectures, il convient de présenter les caractéristiques des configurations familiales au sein desquelles elles se réalisent du point de vue du niveau de diplôme des parents, de la familiarité avec l’écrit de l’entourage des enquêtés et de la place faite aux pratiques scolaires dans les pratiques éducatives parentales.

La majorité de ces enquêtés ont des parents détenteurs du baccalauréat. L’obtention de ce diplôme laisse supposer une certaine familiarité avec cette pratique qu’est la lecture individuelle ainsi qu’une forte probabilité d’intériorisation de la légitimité de cette activité. Les pratiques et caractéristiques parentales déclarées par les enquêtés vis-à-vis de l’écrit le confirment. Elles rejoignent en fait celles des parents moins diplômés des seize autres enquêtés que l’on s’est attachée à décrire 282 . Par leur niveau de diplôme, les parents de ces enquêtés se distinguent des précédents. En effet, les parents de Caroline, Bruno, Livio, Philippe et Salah ont suivi un enseignement technique court et possèdent des BEP ou CAP ; ceux d’Habiba, Lamia, Samia, Sylvia, Gaspar, Kamel, Stéphane ont suivi des études primaires à l’étranger (Algérie, Portugal, Laos, Italie) ; les parents d’Isabelle, Véronique, Jérôme et Yannick ont cessé leurs études après la troisième ou en cours de lycée avant de passer le baccalauréat. Malgré des scolarités relativement courtes, les parents de ces enquêtés sont familiers de l’écrit : Caroline, Livio, Philippe, Salah, Stéphane, Isabelle, Véronique, Jérôme et Yannick déclarent qu’au moins un de leurs parents est fort lecteur de fiction ; au moins un parent de Bruno, Habiba, et Kamel lit quotidiennement le journal. Certains de ces parents ont en outre des professions ou des loisirs qui requièrent une familiarité avec l’écrit, la lecture ou l’institution scolaire : la mère de Stéphane est secrétaire et celle de Philippe aide-comptable 283  ; les mères de Yannick et Jérôme sont assistantes maternelles 284  ; le père de Gaspar est pasteur 285  ; le père de Sylvia est « correspondant dans un club de foot » : il lit et écrit des articles sur ce sport. Enfin, certains de ces enquêtés comptent dans leur entourage familial de forts lecteurs ou des individus plus fortement diplômés que leurs parents et émettant de fortes sollicitations lectorales : des frères ou sœurs aînés (Lamia, Samia, Véronique, Bruno, Gaspar, Kamel, Livio, Salah, Yannick), des grands-parents (Isabelle, Véronique, Jérôme), mais aussi des oncles, tantes ou cousins, etc.

Outre les niveaux de diplômes et le rapport à l’écrit et à la lecture, on sait que les styles éducatifs et leur appropriation par les enfants peuvent infléchir les pratiques lectorales enfantines. Ainsi, à propos des « collégiens qui lisent le plus », F. de Singly constatait que :

‘« [ce sont] ceux qui vivent avec des parents dont le libéralisme pédagogique ne rime pas avec le laisser-faire. Le temps libre, hors de l’école, est soumis à des règles précises d’occupation : évitement de la télévision, anticipation temporelle des demandes scolaires, enrichissement par des activités extérieures. » 286

Et lorsqu’ils évoquent d’une part l’univers familial, d’autre part les pratiques de loisirs qui leur étaient suggérées par leurs parents, celles qui leur étaient interdites ou celles qui étaient fortement réglementées 287 , et enfin l’attitude enjointe à l’endroit de la lecture et des activités scolaires, les enquêtés manifestent effectivement des styles éducatifs où le « laisser-faire » n’est pas de mise et qui rendent difficiles l’ignorance et l’évitement de la lecture.

Certains enquêtés ont tenu la télévision à distance : soit parce qu’ils ne la possédaient pas, soit parce que sa vision était surveillée ou systématiquement critiquée. Selon les cas, la télévision apparaît comme un objet repoussoir et dégradant ou comme un objet vainement convoité. Ainsi, durant son enfance, Ophélie n’a pas eu de télévision. C’est plus tardivement que le poste familial a quitté le domicile de Nadine ; mais auparavant, cette enquêtée avait peu eu l’occasion d’en apprécier les programmes. Enfant, Samuel n’avait pas le droit de regarder la télévision. Habiba quant à elle se faisait, et se fait encore au moment de l’enquête, reprendre lorsque ses parents la surprennent devant le poste :

‘« 'Fin c’est un peu... triste mais... comme... main’nant... 'Fin, je passe pas mon temps devant la télé mais... quand même je passe plus de temps. Avant j’avais pas la télé donc j’avais pas le choix, j’étais obligée de lire. Et maintenant ben... 'fin vraiment je suis pas une accro à la télé mais... je regarde quand même donc... on a moins envie de se mettre à lire quoi quand [petit rire] (C’est depuis quand ?) Quand on s’est abruti devant la télé... [petit rire des deux] Euh... c’est depuis la quatrième en fait que j’ai la télé (Hum hum) Donc... c’est pas très loin quoi » (Ophélie ; père : conseiller en recrutement, niveau bac ; mère : styliste dans l’entreprise paternelle que l’une de ses sœurs a reprise, baccalauréat, propédeutique, diplômée de l’ISIT – traduction –) ’ ‘« [Avec ma sœur cadette] on est un peu favorisé à la lecture du fait que on n’ait pas de télé donc... (Ouais ?) Ouais, ça aide quand même (Hum hum) 'Fin ! Avec ma sœur on l’avait avant et puis bon ma mère a... [petit rire] en avait marre de payer la redevance parce qu’on la regardait pratiquement jamais(Hum hum) 'Fin de temps en temps le soir avec ma sœur mais en cachette parce que mes parents ne voulaient pas [bas :] qu’on regarde. Et puis finalement... d’un commun accord... on l’a expédiée chez les cousins... Et... donc du coup on l’a plus... (Depuis longtemps ?) Depuis... pff’... je sais plus, ça fait un... moment. Ça doit faire six ans par là (Ouais ?) Et... Enfin on vit très bien sans quoi (Hum hum) Et... moi à chaque fois quand je dis... ‘‘Nan mais j’ai pas de télé...’’ Y a tout le monde ‘‘Han ! Comment tu peux faire sans télé et tout...’’. Mais je pense que si on n’a pas la télé, on n’en ressent pas le besoin quoi (Ouais. Hum hum) Moi franchement mais pff’... je m’en fous mais carrément quoi. Surtout avec les... excusez-moi mais les merdes qui passent... [petit rire des deux] C’est pas la peine. Je veux dire bon, sûrement qu’i y a des bons films des fois que je loupe et... bon, c’est dommage quoi (Hum hum) Mais... bon on a une bonne collection de cassettes qui... sont chez mes grands-parents et quand j’y vais... si y a des vieux films américains des années cinquante et tout... je me fais des... des soirées... cassette. Et ça me va très bien... de me faire de temps en temps... mes petites soirées comme ça mais... je veux dire sans... 'Fin ça favorise à la lecture quand même » (Nadine ; père : commercial en milieu scientifique, ingénieur chimiste, bac +5 ; mère : pharmacienne, chef de laboratoire, a longtemps pour l’agence française du médicament, est depuis peu à l’OMS, études supérieures)’ ‘« Quand j’étais plus petit... j’avais pas le droit de regarder la télé le soir donc je lisais ! » (Samuel ; père : plombier ; mère : secrétaire après avoir été longtemps au foyer, baccalauréat – arrêt des études après le mariage –)’ ‘« (Et tu te souviens, si tes parents, i t’incitaient à lire... et tout... ou même parfois encore ?) Maintenant plus. 'Fin maintenant i me disent tout le temps de lire... (Ouais...) Quand je regarde la télé par exemple i me disent tout le temps de prendre un bouquin plutôt que de regarder la télé » (Habiba ; père : maçon, en invalidité depuis l’enfance d’Habiba ; mère : femme au foyer ; scolarité primaire des deux parents en Algérie)’

Et, en plus des réveils matinaux dûs à la distance entre leur domicile et leur établissement scolaire actuel, la surveillance parentale de la télévision et des heures de coucher a contribué à ce qu’au moment de l’enquête encore (mais durant l’enfance aussi), Samantha et Séverine enregistrent des films en semaine pour les regarder le week-end 288 . Elles peuvent alors voir les programmes qui leur plaisent sans craindre d’être trop fatiguées pour ce qu’elles ont appris à faire avec le plus d’attention, suivre leur scolarité :

‘« (Et sinon tu regardes la télé ou...) Ouais ouais, je regarde assez la télé, sauf / ’Fin, pas pendant la semaine, mais surtout le week-end... ouais (Tu regardes quoi ?) Ben on va dire que je regarde tout le temps la 6 (Ouais) Parce que... bon ben le samedi je regarde la 6... les trois séries. Et autrement... bon ben vu que j’ai canal... le canal satellite, bon ben on zappe quoi et tout dépend. Ou alors des fois je me fais des films que j’aime bien... ben des cassettes quoi, je tape dans les cassettes (C’est quoi les films que t’aimes bien ?) Bon ben... on va reparler d’un film... fétiche pour l’instant c’est Top Gun (Ouais) Mais autrement y a bien des films comme ça que je regarde, bon ben, ou alors que j’ai pas vus et qui... que on a enregistrés et que j’ai jamais vus. Bon ben des fois je les regarde et (ouais) voilà... (Hum, et pourquoi tu dis... pas pendant la semaine ?) Ben... disons que j’ai pas le temps (Ouais) Voilà puis... me coucher tard pour me lever... ’Fin des fois ça fait coucher à dix heures, onze heures, pour me lever à six heures je crois qu’après... je suis trop kaputt quoi en cours je dors(Ouais) Bon ben je préfère. Donc c’est surtout pour le week-end et les vacances (Ouais, hum, c’est pas tes... ta mère qui te dit de pas la regarder...) Bon ben y a ça mais... c’est plus/ C’est moi personnellement qui me le dis... ‘‘Bon on va pas regarder la télé, ça sert à rien tu vas pas te lever demain quoi’’ (Ouais, hum) Bon c’est sûr y a ma mère quand/ Si je m’installe... pendant la semaine devant la télé, elle va me faire ‘‘Nan nan tu vas te coucher’’. Mais autrement c’est plutôt moi qui me dis ‘‘Bon ben là faut que... faut que j’aille me coucher quoi’’ » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans) ’

Outre la télévision, c’est aussi l’usage des jeux vidéo qui est contrôlé, ainsi que d’autres activités réalisées. Ainsi, Samuel ou Salah disent la surveillance paternelle des jeux vidéo et de la durée des activités. Salah affirme ne pas souffrir des injonctions paternelles à la limitation du temps de jeu, qu’il a intériorisées et faites siennes. Si « depuis l’âge de quatre ans » Stéphane a « tout le temps été sur les terrains de foot », il fait exception parmi les enquêtés de ce groupe qui, comme Thierry et Philippe, n’ont été inscrits à des activités sportives qu’à partir du collège et sont restés à l’« intérieur » 289 durant la scolarité primaire :

‘« J’ai le même intérêt à jouer que... à lire quoi (Et tu joues souvent ?) Pas trop... [petit rire] Comme mon père est un peu... tatillon là-dessus... je dépasse pas... quelques heures par semaine [...] (Et puis au bout d’un moment ton père... intervient [rire des deux]) Nan nan mais je sais me... m’arrêter quoi (Hum) Ce qui est bien, j’aime bien m’arrêter » (Salah ; père : ouvrier qualifié, a suivi des études secondaires en Tunisie mais n’a pas pu passer un équivalent baccalauréat, il a passé un BEP mécanique en France ; mère : femme au foyer, CAP couture en Tunisie)’ ‘« Etant donné que... quand j’étais petit... je m’ennuyais de temps en temps, ben je prenais un livre et voilà [...] Quand... je savais pas quoi faire je prenais un livre et... voilà ! ça a dû venir comme ça » ; « Comme j’ai grandi [maintenant] je suis plus... en... train de jouer dehors, trucs comme ça ! Je lis moins maintenant (Ouais !) Mais... ouais quand j’étais petit et ben... comme j’aimais pas trop aller dehors quand j’étais petit, j’étais quelqu’un qui était... d’intérieur ! » (Philippe ; père : électricien, CAP ajusteur mécanicien ; mère : aide comptable, CAP employée de bureau)’

Plutôt qu’un sport, un certain nombre d’enquêtés ont eu des activités extra-scolaires peu distinctes de celles réalisées en classe. Ainsi Salah raconte qu’il participait aux animations proposées et organisées par l’école et par la bibliothèque municipale :

‘« Après l’école j’étais toujours/ Y avait des activités avec l’école, extra-scolaires, mais... dans l’école quoi, informatique... lecture, et cetera » ; « J’allais à la bibliothèque toutes les semaines, deux fois par semaine un truc comme ça, et i faisaient tout le temps des animations pour... ceux qui z’y étaient quoi, par exemple... des conteurs africains, i venaient spécialement à la bibliothèque pour raconter des histoires ou... des conteuses ou des trucs comme ça [...] (Et t’aimais bien ?) Ouais [...] les histoires et... le tonqu’on prend à... à les lire quoi. Et... par exemple le conteur africain... i... D’jà les histoires elles étaient intéressantes parce que elles étaient singulières quoi : un tigre qui parle ou un... [petit rire des deux] Et en plus l’intonation dont... - ça m’a, moi, beaucoup marqué ça [petit silence] - dont i... C’est comme si, en fait... i voulait prendre... i voulait devenir le personnage... qui parlait quoi. Par exemple... quand c’était... un chimpanzé qui parlait par exemple, i faisait... il essayait d’imiter sa voix quoi, voilà. C’était... on savait bien que c’était lui, mais ça rajoutait quand même au plaisir... d’entendre quoi » (Salah ; père : ouvrier qualifié, a suivi des études secondaires en Tunisie mais n’a pas pu passer un équivalent baccalauréat, il a passé un BEP mécanique en France ; mère : femme au foyer, CAP couture en Tunisie)’

D’autres enquêtés ont été amenés à fréquenter des cours de catéchisme ou des cours de religion pendant la scolarité primaire 290 . Lorsqu’ils décrivent cet enseignement, ils font part d’activités qui, s’effectuant dans une forme scolaire d’enseignement, se rapprochent par bien des aspects des activités scolaires. Benjamin parle des discussions autour de diapositives illustrant l’Ancien Testament et des histoires racontées par « les moniteurs » (cf. entraînement à la compréhension préconisé à l’école) ; Samuel et Gaspar se souviennent avoir « étudié » « les histoires qu’y avait dans la Bible » ; Raoul évoque les « petits livres d’exercices » ; Bastien mentionne « les livres à lire » « Apprendre la foi ou des trucs comme ça » dont il « étudiait les idées et le passage à la vie » ; Karine raconte avoir « rempli les vignettes » de « cahier », Clara comme Samuel ont appris à déchiffrer l’hébreu parallèlement à la mémorisation des prières et de l’histoire sainte, etc. :

‘« [Les cours de religion] c’était... c’est comme une classe quoi comme... comme en cours sauf que c’était un cours... de religion quoi » ; « (Est-ce que... tu lis des livres... religieux ?) Nan ! [...] pas des livres religieux... des livres de prière, ouais [...] quand je fais ma prière [...] (C’est des prières que tu connais ou euh... ?) Ouais ! [...]c’est plus pratique je trouve quand même d’en savoir par cœur [...] C’est pas la même écriture... c’est pas... le même alphabet [...] j’ai appris la petite écriture [...] le dimanche matin, quand j’étais petit jusqu’à... douze ou treize ans et puis après j’avais arrêté » ; « (En fait c’est quoi les textes de prières ?) Ben je sais pas, je comprends pas. Je parle pas... et puis c’est de l’hébreu ancien donc... je peux... je le pratique pas ! [...] Enfin je sais... je sais en gros quoi ! C’est... ce que ça signifie... Je sais pourquoi on fait ça... pourquoi on fait cette prière et pourquoi on fait ces... pourquoi on fait une autre ! Mais... je sais pas exactement ce que ça signifie [...] [En revanche] je lis sans problème ! » (Samuel ; père : plombier ; mère : secrétaire après avoir été longtemps au foyer ; baccalauréat – arrêt des études après son mariage –)’ ‘« (Tu dis ‘‘étudier la Bible’’ c’t-à-dire t’as pris des cours ?) Euh... oui... on avait ce qu’on appelle l’Ecole du Dimanche pendant que... mes parents écoutaient le message... (Hum hum) Vu que c’était un peu trop pour nous on avait... des cours, enfin des cours... des messages mais... au niveau enfant quoi ! » (Gaspar ; père : pasteur, études jusqu’en troisième au Laos ; mère : ouvrière, études jusqu’en troisième au Laos)’ ‘« (Et tu te souviens... si t’aimais... et puis ce que vous faisiez pendant les cours de caté ?) Euh... ben je me rappelle que les cours de caté, pour moi, je trouvais ça souvent... barbants en fait. Par contre, ben le livre justement de la Bible... pour les enfants, çui-là, j’aimais bien [...] (Pourquoi les cours de caté ça te... barbait ?) Parce que... enfin je sais pas... On remplissait des vignettes, on... [bas :] 'Fin je trouvais ça un peu... Ouais ça c’était lourd quoi... (Des vignettes ?) 'Fin si tu veux, on avait des cahiers, et y avait des vignettes où... 'fin je sais pas fallait... si tu veux suivant l’exercice, enfin selon le truc, i fallait remplir [...] On avait... un livret quoi ! I fallait le remplir, y avait des questions... des trucs comme ça... ! I fallait y répondre » (Karine ; père : technico-commercial au chômage au moment de l’entretien, après avoir été informaticien, bachelier ; mère : comptable dans l’informatique, bachelière)’

Enfin, plusieurs enquêtés témoignent d’une part d’une concentration des occupations et préoccupations sur la scolarité, et d’autre part de l’intériorisation d’un sens du devoir scolaire les obligeant non seulement à ne pas faire dépendre l’investissement scolaire d’un goût pour telle ou telle activité scolaire mais aussi à ne négliger aucune des disciplines scolaires. Visiblement marqué par une ascension sociale due à la scolarité, le père de Nadine émet de fortes injonctions à l’ascétisme scolaire que cette enquêtée a faites siennes. Les propos de Caroline laissent apparaître la place importante que la scolarité occupe dans les relations socio-affectives qu’elle entretient avec ses parents (cette place est d’autant plus grande que la scolarité de sa sœur aînée a été tumultueuse et a été érigée en contre-modèle, cf. infra, chapitre 5) :

‘« (Ta grand-mère paternelle, qu’est-ce qu’elle faisait ? Si ça... ?) Euh elle était... femme au foyer en fait. Elle faisait de la couture, elle était couturière (Ouais. Ton grand-père ?) Et mon grand-père il était policier. Mais... mais tous les deux i sont pas très lecteurs (Hum hum) I lisent des magazines... des magazines un peu idiots [petit rire] 'Fin style Télé7jours... Mais... ouais i sont pas très... pas très lecteurs (Ouais ! Et je me demandais ouais si... i z’avaient fait des études tous tes grands-parents) Nan ! Ouais. En fait à mon avis celle... Je pense que ma grand-mère maternelle c’est celle qui a fait les plus longues études et encore elles ont été... assez courtes [GMM s’occupait des chèques à la Poste ; GPM, facteur ; la première est lectrice et à de nombreuses pratiques culturelles légitimes : abonnement au théâtre, enregistrement de films classiques, etc.] (Hum hum) Ben en fait i sont tous issus de... familles très pauvres et... du coup i z’ont dû travailler... assez jeunes quoi (Hum hum) Et... nan i z’ont fait des études... très courtes. Et puis... en fait... y a qu’à partir de la génération de mes parents où i z’ont fait des études(Ouais. Les frères et sœurs de... tes parents, si i z’en ont aussi) Euh... ben ma mère n’a pas de frères et sœurs, mais mon père a... deux frères... et deux sœurs (Hum hum) et... eux ben... en fait c’est... ça a un peu varié : y en a certains qui ont fait des études assez courtes et y en a d’autres qui sont un peu plus... longues mais... en moyenne i z’ont fait des études... style bac plus 3 (Hum) à peu près [...] [Mon père] il est ingénieur chimiste. » ; « ([Tes parents] i sont très près de ce que vous/, du travail que tu fais et...) euh... ! Nan mais [...] disons que... hum... Mon père part du principe que à partir du moment où on travaille, ça plaît un jour même si t’as... ça plaît pas tout de suite... Je suis tout à fait d’accord. Et bon... ça c’est, i trouve ça... enfin mes parents trouvent que... c’est dommage qu’on se... qu’on veuille contourner... des choses... capitales... dans les petites classes parce que je veux dire c’est les bases et qui nous serviront tout le temps. Et que bon i faut toujours faire son travail » (Nadine ; père : commercial en milieu scientifique, ingénieur chimiste, bac +5 ; mère : pharmacienne, chef de laboratoire, a travaullé longtemps pour l’agence française du médicament, est depuis peu à l’OMS, études supérieures)’ ‘« J’ai toujours été comme ça en fait (Ouais ?) J’adore montrer que je sais les choses ! C’est comme mes parents quand i sont sur un truc et ben... j’aime bien rentrer des fois dans les conversations et dire ‘‘Ouais, moi aussi, nananin...’’. Et faire l’intelligente avec ce que j’ai appris à l’école. ‘‘Ouais donc tu vois y a la photosynthèse qui existe...’’. Même si des fois je comprends pas tout ce que je dis [petit rire] ça prouve que je sors des mots... assez intelligents et... et que moi aussi je sais des choses qu’eux i savent pas (Parce que i... Et comment i réagissent tes parents ?) Ma mère elle me fait ‘‘C’est bien ma fille, c’est bien’’. Enfin je sais pas ! I sont contents et... i voyent que je suis pas si nulle que... que je pourrais pas l’être ! » ; « Quand j’étais petite, j’étais super intelligente ! [...] J’étais toujours la première de la classe et... et parce que j’aimais bien faire voir à ma mère que j’avais des bonnes notes alors tout le temps i fallait que je lui lise quand j’avais une bonne note » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)’

Mais si ces enquêtés ont progressivement réalisé des lectures individuelles, ce n’est pas seulement parce que leurs parents ont été particulièrement vigilants à ce qu’ils ne se détournent pas des activités scolaires et à ce qu’ils limitent leurs loisirs autres que lectoraux. C’est aussi et surtout parce qu’ils ont été fortement accompagnés et encadrés dans la réalisation de ces lectures et, avant cela, initiés et prédisposés à ces pratiques.

Notes
282.

Pour contrer la récurrence des préjugés misérabilistes on a opté pour une description plus étayée des parents ne possédant pas le baccalauréat. Il s’agit de décrire des pratiques de certaines familles de milieux populaires qui ont des proximités avec des « actualisations de la culture dominante ». La suite de l’analyse montrera que, pour les enquêtés de ce groupe, les pratiques éducatives des parents possédant au moins le baccalauréat se rapprochent également des attendus scolaires. La proximité des pratiques éducatives mises en évidence succède donc à l’analyse des entretiens et ne la précède pas comme un a priori. On entend éviter ainsi la critique de C. Grignon à l’endroit d’une sociologie des classes dominantes qui participerait au « renforcement de la croyance selon laquelle les dominants participent tous et toujours de l’excellence de leur culture », C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit., p. 98.

283.

L’enquête rejoint ainsi le constat fait par F. de Singly à propos des déclarations d’appréciation de la lecture à 12 ans : « dans les familles populaires, l’amour de la lecture est associé clairement à la présence d’une mère employée administrative », F. de Singly, Lire à 12 ans, op. cit., p. 91.

284.

Une recherche de B. Lahire sur les pratiques d’écriture et de lecture en milieux populaires montre que, plus que d’autres professions de « bas niveaux de qualification », le métier d’assistante maternelle peut permettre la construction d’un rapport plus familier à l’écrit – et potentiellement à la littérature enfantine – et l’intériorisation de la norme scolaire en matière de lecture : du fait de la fréquentation quotidienne d’une école, des contacts réguliers avec l’écrit au sein de l’institution scolaire et des relations professionnelles entretenues avec les enseignants, B. Lahire, La Raison des plus faibles, op. cit., p. 58-65.

285.

Outre l’étude de la constitution et de la mise en œuvre de dispositions diverses, l’étude de cas de Paul Ritz par Sophie Denave et Bernard Lahire montre l’importance des lectures chez un pasteur, « Paul Ritz », inB. Lahire, Portraits sociologiques, op. cit., p. 131-168.

286.

F. de Singly, « La lecture de livre pendant la jeunesse », op. cit., p. 149-150.

287.

Sur la variation sociale des réactions parentales à l’endroit des pratiques enfantines des médias audiovisuels (télévision et jeux vidéo), cf. S. Octobre, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, La Documentation française, 2004, p. 92-100.

288.

R. Establet et G. Felouzis pointent un lien ente l’usage du magnétoscope et l’usage autocontraint et cultivé de la télévision, R. Establet et G. Felouzis, Livre et télévision : concurrence ou interaction, Paris, PUF, 1992, 173 p.

289.

Les connotations féminines des occupations domestiques en milieux populaires, soulignées par R. Hoggart, sont renforcées ici par le fait que Philippe puise ses lectures enfantines dans les cartons de livres que sa mère a gardés de son enfance. Les pratiques des « jeux d’intérieur » (en CM2, près d’un tiers des enfants en ont une pratique régulière – une à deux fois par semaine –) et des médias audiovisuels, notamment télévision, jeux vidéo et ordinateur, tendent à infléchir, si ce ne sont les représentations, au moins les occupations effectivement réalisées au sein de l’univers domestique par les filles comme par les garçons en faisant une place à ces derniers. Sur la pratique des jeux d’intérieur, cf. S. Octobre, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, op. cit., p. 362-364. L’enquête souligne également avec intérêt la baisse de la pratique des jeux d’intérieur avec l’avancée en âge, p. 361.

290.

Sur les 39 enquêtés de ce groupe (auxquels j’ai posé la question :les enquêtés interrogés en 2001 vs ceux interrogés en 1997), 20 - soit la moitié - ont suivi un tel enseignement durant la scolarité primaire (d’autres s’y ajoutent à partir du collège). Clara, Karine, Marie-Eve, Najia, Olivia, Ophélie, Bastien, Benjamin, Bertrand, Colin, François, Gaspar, Jean, Maxence, Maxime, Philippe, Raoul, Rodolphe, Samuel et Thierry ont fréquenté des cours de religion durant leur enfance.