3) L’encadrement extra-scolaire des lectures individuelles enfantines

Individuelle, la lecture que les enquêtés effectuent durant leur enfance n’en est pas moins fortement dépendante des relations dans lesquelles elle s’insère, qui la soutiennent et la façonnent. En prodiguant des incitations, en s’inquiétant de la réalisation des lectures enfantines, en assurant l’approvisionnement en imprimés, en conseillant des textes et parfois en veillant à la constitution de goûts personnels, les membres de l’entourage et en priorité les parents de ces enquêtés, orientent et rendent possibles les lectures individuelles enfantines. S’ils se déclinent différemment au gré des entourages familiaux, ces éléments de l’encadrement des premières lectures individuelles se retrouvent quelles que soient les caractéristiques sociales des enquêtés.

Pour ces enquêtés, les incitations parentales à la lecture individuelle ne cessent pas après l’acquisition de la maîtrise du déchiffrage par les enfants. Comme l’observait F. de Singly, les justifications apportées à la lecture varient : allant de l’assurance des profits en français à la promesse de satisfactions lectorales 306 . Kamel évoque ainsi les incitations à la fréquentation d’une bibliothèque et les justifications parentales (et professorales) de la lecture pour une amélioration des compétences scolaires. Séverine parle des promesses de plaisirs lectoraux faites par sa mère en lui « conseillant » de lire des Alice :

‘« Quand j’étais petit ouais, [mes parents] me poussaient à lire. Ouais i me disaient ‘‘Ouais... lis, travaille’’ quoi. I me poussaient quoi. I m’encourageaient à lire. I me disaient ‘‘C’est bien pour toi’’, et puis... T’façons même mes professeurs quoi i me disaient ‘‘Si tu lis n’importe quoi, même des BD et tout mais... ça vous fera progresser’’ [...] Même... avant qu’i me disent ça, moi je lisais, quand j’aimais bien » ; « [Mes parents] i me disaient ‘‘Va choisir un livre à la bibliothèque’’ » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; tous les deux scolarisés en primaire en Algérie)’ ‘« (Quand t’étais petite ouais ta mère elle te... conseillait de...) Ouais [...] mes parents m’ont encouragée à lire quand j’étais petite. Et c’est vrai qu’en plus quand j’étais petite, ’fin... j’aimais, j’adorais lire [...] je lisais beaucoup quoi (Et quand tu dis i t’encourageaient à lire, i faisaient comment ?) Ben... en fait je sais pas. ’Fin faut dire i m’encourageaient, mais comme j’aimais aussi quoi c’était... ’Fin ça allait quoi. Ben i... avec ma sœur i nous conseillaient des livres et tout (Ouais) ’Fin i me forçaient pas, pas du tout quoi mais... Ouais i nous conseillaient des livres en fait (Ouais) ’Fin surtout ma mère » ; « Je lisais des romans aussi (Ouais) Et puis ouais quand j’étais petite aussi j’étais... une fan des Alice [petit rire] (Ouais) Et j’en avais plein dans ma chambre [petit rire des deux] [...] (Et les Alice comment t’avais découvert ? tu te souviens ?) Euh... (On te les avait offert ou...) Ben en fait... c’était ma mère [petit rire] elle me conseillait depuis/ ’Fin mais quand j’étais petite elle me conseillait ‘‘Mais Séverine, tu devrais lire des Alice c’est bien tout ça’’. Et en fait moi ça me faisait pas du tout envie donc j’en lisais pas quoi je l’écoutais pas. Puis je sais pas un jour j’en ai pris un et en fait ça m’a plu [petit rire] Et après je les ai lus » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)’

Mais les incitations explicites ne sont jamais les seules modalités d’encouragement des lectures enfantines. Les enquêtés de ce groupe ont pour point commun d’avoir en effet entretenu avec leurs proches des relations autour de la lecture, qui peuvent être reconstruites comme de véritables dispositifs d’encadrement de cette pratique. On observe des variations selon la familiarité des parents avec l’écrit, selon leurs pratiques lectorales, selon leur disponibilité pour l’accompagnement des pratiques enfantines, etc. Toutefois, elles n’empêchent pas un encadrement sur plusieurs fronts de la construction d’habitudes de lecture individuelle : une surveillance plus ou moins serrée des lectures individuelles réalisées, un accompagnement de l’approvisionnement en textes, un encadrement, parfois, de la constitution de goûts lectoraux personnels. Certains enquêtés décrivent la manière dont leurs parents surveillaient de près ou de loin la bonne réalisation de lectures individuelles. Plus les parents ont des niveaux de diplômes élevés, plus leur surveillance – qui n’est pas forcément perçue comme telle – s’apparente à des modalités scolaires de vérification, telles que la demande d’un retour réflexif sur les lectures, ou l’injonction à l’adoption d’une posture de sérieux pour la remémoration d’expériences antérieures pouvant être capitalisées. Cependant, les liens entre caractéristiques scolaires des parents et modalités de surveillance ne sont pas mécaniques, et ces modalités de surveillance se combinent souvent.

Ainsi Samia, Samantha et Véronique évoquent toutes les trois des formes de surveillance qui ne réclament pas l’explicitation des lectures effectuées. C’est en voyant sa fille lire et passer du temps devant ses livres ou manuels que le père de Samia surveille les pratiques lectorales et scolaires de sa fille 307 - les propos de Samia sont significatifs du lien étroit qui unit les pratiques scolaires et les pratiques lectorales, comme s’il n’y avait pas de lecture autre que les lectures scolaires -. La mère de Benjamin fixe un échéancier lectoral et veille à ce que son fils le respecte. Les mères de Samantha et Véronique quant à elles s’inquiètent de savoir si leur fille lit bien et lui rappellent les modalités d’une bonne lecture (linéaire et sans saut de pages, concentrée) :

‘« (Tu te souviens si i te disaient de lire...et tout ça ?) De lire... c’est vrai que mon père il est très à cheval sur les... sur tout ce qui est... scolaire (Mouais) Lui c’est... Si c’est un manuel scolaire, ou ça... ‘I va falloir faire ses devoirs à telle heure’’, tout ça... Tout ce qui est... Pour lui en fait un livre c’est un... ben c’est un livre quoi et i faut... que ce soit un bouquin, un manuel scolaire ou quoi, i faut... s’y intéresser... [...] Même si t’as pas d’exercices à faire ou quoi, et ben tu vas lire telle ou telle chose (Ah ouais ?) Ouais. Quand même, ouais... c’est strict hein. C’est comme ça avec mon père [...] Faut qu’i te voye devant ton bouquin quoi tu peux pas, y a pas un soir de la semaine où tu peux pas... tu peux [ne] pas avoir de devoirs quoi » (Samia ; père : ouvrier dans le bâtiment à la retraite, scolarité primaire en Algérie ; mère : femme au foyer, scolarité primaire en Algérie) ’ ‘« Quand j’étais petite je sais qu’on me poussait bien à lire... Dès que je trouvais, que je commençais un livre ‘Bon ben lis-le au lieu de... sauter les pages, et de regarder les images quoi’’ (Ouais) Donc... on me disait... on m’a beaucoup incitée à lire quand j’étais petite en fait » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)’ ‘« Ce qu’i m’a enlevé un peu le plaisir de la lecture [des Six compagnons, pourtant adorés] c’était surtout ma mère qui me disait... ‘I faut que tu lises dix pages pour demain, i faut que tu... i faut que tu lises un chapitre’’ ou elle me disait par chapitre, et puis 'fin... c’est/ Moi je trouve ça... ça m’a gâché le plaisir de la lecture en fait ça parce que tu te dis... 'Fin... je m’en rappelle y a des fois où je regardais la page qu’i fallait que j’atteigne [petit rire] et puis ben allez c’est parti on lisait et puis y avait pas de plaisir en fait » (Benjamin ; père : ingénieur en télécommunication, bac C, maîtrise de physique et diplôme d’ingénieur ; mère : assistante sociale, bac SMS et « fac »)’ ‘« (Et Les Petites filles modèles, il était à toi ou tu l’avais pris à la bibliothèque ou...) Nan nan il était à moi [...] Ma mère m’a acheté beaucoup de livres, pour m’inci/ (/ Quand t’étais petite ?) Voilà, pour m’inciter à lire (Ouais) Et moi i se trouvait que... Bon je le faisais, t’sais des fois, je prenais une page et tout, elle me disait ‘‘Tu lis ?’’, ‘‘Oui oui oui’’. J’étais là ‘‘Ouais ouais je lis’’ [rire des deux] Et puis après je le reposais dès qu’elle partait. Mais [...] là elle me l’avait acheté puis je trouvais que... j’avais bien aimé » (Véronique ; père : cadre commercial au chômage, équivalent baccalauréat ; mère : hôtesse d’accueil, études d’hôtesse de l’air)’

Les conditions d’explicitations rétrospectives des lectures individuelles varient et avec elles parfois le rapport que les enquêtés entretiennent à leur endroit : un compte rendu exigé par les parents pour vérifier la réalisation des lectures, des échanges entre parents et enfants autour des livres, des sollicitations expresses des parents par les enfants qui souhaitent raconter les livres qu’ils ont appréciés. Quel que soit le rapport qu’ils entretiennent à ces explicitations rétrospectives, les enquêtés de ce groupe ont donné à leurs parents les occasions de vérifier leurs lectures et se sont entraînés, sans forcément le savoir ni le vouloir, à la demande scolaire de comptes rendus de lecture :

‘« (ça t’est arrivé, par exemple des fois que tes parents i te demandent... de leur raconter... ce que t’avais lu ?) [petit silence] Ouais [soupir] mais... J’ai toujours détesté raconter tout ça (Ouais ?) Par exemple... quand je vais voir un film ‘‘Ah ! C’était quoi ? C’était quoi ? C’est qué... c’est quoi, c’est l’histoire de quoi ?’’ Et euh... ’Fin je leur racontais mais j’y prenais pas beaucoup de plaisir en fait à raconter (Ouais) En fait c’est pareil que pour les sorties, des fois i me font ‘‘Oh qu’est-ce t’as fait ?’’ » (Valérie ; père : informaticien, bac et IUT informatique ; mère : ATSEM, CAP assurance puis CAP d’employée de bureau)’ ‘« (Quand t’étais plus petite et qu’elle te disait par exemple de lire des chapitres, est-ce qu’elle te demandait après de lui raconter euh...) Ouais, ouais, ouais, ouais je crois ouais [petit silence] mais... elle le f’sait au début, pour vérifier que j’avais lu les chapitres (Ouais) Puis finalement à la fin comme elle voyait que ça m’intéressait de lire ces chapitres et ben... elle me demandait... l’histoire » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspondance)’ ‘« (Et c’était quoi les livres qu’i te donnaient à lire ? C’étaient les petits livres... ?) Ben c’étaient des petits livres [...] des collections... huit dix ans... ou des trucs comme ça, des lectures... faciles... ! (Et i te demandaient de les... de leur euh... raconter ?) Ouais ouais [...] Et après, ouais, je leur racontais... et tout. Et si ça m’avait intéressé, et si l’histoire était bien... » (Thierry ; père : ingénieur EDF, diplôme d’ingénieur ; mère : femme au foyer, donne des cours de catéchisme, docteur en pharmacie) ’ ‘« (Tu me disais que ta mère elle te... t’incitait à lire un nombre de pages particulier pour Les Sixcompagnons. Elle te demandait aussi de lui raconter euh...) Non ! [...] Nan mais... mais moi je lui racontais en fait (Ouais ?) Je lui racontais toujours ouais, parce que... Parce que j’étais fier de les avoir lus et puis... j’adorais ces histoires en fait [...] Elle me demandait jamais, mais moi je lui racontais ouais. J’aimais bien lui raconter... et ça allait vite en plus pour un chapitre... [petit rire] I se passe pas grand chose donc euh... Et puis ouais... y avait des aventures des Six Compagnons... qui étaient pas loin de ma maison de campagne... et tout. Donc je lui disais... ‘‘J’ai lu ça... On pourra y aller pour voir comment c’est... ?’’ (Et vous y alliez ?) Et non, jamais ! [rire des deux] Non non on n’y est jamais allé... 'Fin j’avais pas trop d’influence en fait. Pas beaucoup toujours mais... mais j’aimais bien ouais... J’aimais bien, je lui racontais tout le temps » (Benjamin ; père : ingénieur en télécommunication, bac C, maîtrise de physique et diplôme d’ingénieur ; mère : assistante sociale, bac SMS et « fac ») ’ ‘« (Hum, et i te disaient après de... raconter ce que t’avais lu ou...) Nan, nan nan pas spécialement nan. Nan mais c’est juste pour dire de lire quoi. Bon ben des fois... c’est moi qui racontais l’histoire par exemple » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)’ ‘« (Tu te souviens quand t’étais plus petite quand t’as commencé à lire et tout si... si ta mère ou ton père i t’aidaient et tout... si tu leur racontais ce que tu lisais...) Ouais... ben, parce qu’en fait je parlais beaucoup quand j’étais petite [petit rire des deux] Tout le temps en train de parler et... ouais en fait, ouais je lisais, ouais je lisais pas mal et... ouais je racontais bien quoi » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)’

Comme Séverine, Eléonore a vécu sur le mode de l’enchantement cet encadrement parental : loin de se sentir contrainte de raconter ce qu’elle lisait, elle se souvient avoir réclamé – et réclame encore – l’écoute de sa mère :

‘« (Tu te souviens si i te demandaient de leur raconter... de... que tu leur racontes... ce que t’avais lu et tout...) I me l’ont jamais demandé mais moi de temps en temps je le fais (Ouais ?) Euh... je sais pas. Si, ma mère elle écoute parce que... elle aime bien savoir ma vie et tout [petit rire] » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)’

On perçoit dans les propos d’Eléonore que ces échanges autour des textes ont pour enjeu les relations nouées entre parents et enfants et l’attention qu’ils se portent. Mais ils constituent aussi un dispositif de surveillance et d’encadrement des lectures individuelles enfantines.

La mère de Léonardo, ancienne enseignante de sciences économiques et sociales, a assisté de manière intermittente à l’entretien que je réalisais avec son fils manifestant un tel droit de regard sur cette activité enfantine (en même temps que sur l’enquête). Léonardo se présente comme un adolescent aux lectures illégitimes scolairement et familialement :

‘« (Les romans que tu lis c’est quoi ?) Les romans, alors euh... vraiment tout et n’importe quoi [petit rire des deux] Mais vraiment n’importe quoi [petit rire] Y a des fois je lis des trucs mais je me demande pourquoi j’ai pris ça parce que c’est d’une débilité... et de la science-fiction, les policiers... » (Léonardo ; père : dentiste, doctorat de médecine ; mère : sans profession, a été professeur d’économie, maîtrise d’économie, CAPES)’

Sa mère intervient occasionnellement pour suggérer d’autres lectures et contrecarre ainsi la présentation de soi de Léonardo. Par exemple, elle l’invite en vain, en fin d’entretien, à mentionner ses lectures de textes religieux. Elle se fait aussi aide-mémoire lorsqu’il évoque ses lectures de jeunesse et implore en riant un effort de « réflexion » :

‘« Enquêtrice : et t’étais abonné à tous ces... magazines... ’ ‘Léonardo : nan nan, euh Okapi, si. Mais... le reste nan ’ ‘Sa mère : Astrapi ’ ‘Léonardo : oui, ben Astrapi euh... [petit rire des deux] ’ ‘Sa mère : nan, je veux dire que tu le lisais ’ ‘Léonardo : oui ben Astrapic’est de la BD et de la première à la dernière ’ ‘Sa mère : alors qu’est-ce c’était ? Science et vie aussi, il n’y a pas que de la bande dessinée..’ ‘Léonardo : nan Science et vie, j’étais pas abonné à Science et vie[...] On en a acheté trois et... tous les autres, on me les a passés...’ ‘Sa mère : et Jules Verne, et tu lisais pas Jules Verne ? ’ ‘Léonardo : ben Jules Verne, ouais si, un peu... ’ ‘Sa mère : ben quand on te demande tu peux réfléchir [petit rire] ’ ‘Léonardo : ouais mais ça revient pas comme ça les noms, moi j’ai pas, j’ai pas la mémoire des noms euh... une superbe mémoire des noms, c’est comme les dates... les dates et les noms »’

Les interventions maternelles sont intéressantes d’abord parce qu’elles donnent à voir une modalité particulière de surveillance des lectures individuelles : celle qui veille à leur réalisation, à leur mémorisation et à leur capitalisation. En effet, la mère de Léonardo fait le compte de ce qui a été lu et vérifie que cela l’a bien été. Dans le même temps, elle indique l’importance de la capitalisation des lectures et de leur mobilisation en situation opportune. Elle rappelle aussi, sur le mode de l’humour, l’exigence de sérieux et de réflexion en situation d’interrogation. Ensuite ces interventions sont intéressantes parce qu’elles manifestent combien les déclarations de lectures des enfants peuvent être des occasions d’évaluation des pratiques éducatives parentales à l’aune des attendus scolaires 308 . En rappelant à Léonardo qu’il a lu des romans de Jules Verne et des numéros de Science et vie, elle m’assure aussi de la conformité de ses incitations aux attendus scolaires 309 . Elle agit face à moi, comme en d’autres temps et en d’autres lieux de l’espace social, des parents justifiaient leurs mœurs devant les agents des « minuscules observatoires sociaux » que constituaient les écoles chrétiennes 310 .

Ainsi, la constitution de la lecture comme pratique individuelle découle pour ces enquêtés d’un travail de longue durée, fortement encadré, surveillé, vérifié, notamment par les parents. Elle est reconstruite comme tel par certains enquêtés, particulièrement ceux qui ont mal vécu la contrainte lectorale exercée par leurs parents et en ont été libérés par la suite. François par exemple a été manifestement content d’échapper à la tutelle maternelle au sortir de l’enfance en nouant des sociabilités lectorales avec des pairs et l’un de ses frères aînés. Encadrant tout autant les pratiques lectorales de François (approvisionnement, discussions, etc.), ces nouvelles sociabilités lectorales n’étaient pas vécues comme contraignantes (des textes appréciés, des pairs comme partenaires, etc.). En revanche l’encadrement parental de la constitution des lectures individuelles est bien vécu par les enquêtés qui ont progressivement constitué des sociabilités lectorales avec leurs parents. D’autres enquêtés enfin explicitent des aspects des processus d’intériorisation d’une contrainte lectorale extérieure 311 , de la transformation des obligations parentales en goûts et habitudes. C’est ainsi par exemple que Marie évoque son rapport aux sollicitations lectorales maternelles :

‘« En fait depuis que je suis... toute petite ma mère a... elle nous obligeait/ ’Fin elle m’obligeait pas quand j’étais petite à lire mais c’était quand même... ‘‘Bon ben tu, tu lis au moins un chapitre’’ ou... (Ah ouais ?) Ouais, c’était pour quand même qu’on... qu’on s’intéresse quoi, et puis finalement ben... – parce que j’ai une petite sœur c’est pour ça que je dis ‘‘on’’ [petit rire] – et... et puis en fait main’nant [...] c’est une habitude quoi. Mais c’est vrai que j’aime bien » (Marie ; père : gestion de production, « fac » ; mère : comptable, BEP puis cours par correspondance)’

L’encadrement parental dans la constitution et la réalisation des lectures individuelles enfantines se réalise, avant même la vérification des lectures, sur un second front : celui des modalités d’approvisionnement des textes lus par les enfants. En plus d’être un encadrement de la pratique de lecture enfantine, le choix d’imprimés spécifiques par les parents et leur mise à disposition des enfants sont des manières de construire la lecture comme pratique individuelle. La lecture devient telle non seulement pour ses modalités d’effectuation, mais aussi parce qu’elle est rendue propre à chacun par le biais d’abonnements personnels, de cadeaux personnalisés, d’approvisionnements orientés en bibliothèque.

Comme F. de Singly le constatait dans Lire à 12 ans 312 , l’encadrement parental de la pratique de lecture passe par l’accompagnement en bibliothèque ou en librairie. Dans ce groupe d’enquêtés, la bibliothèque municipale constitue un lieu d’approvisionnement plus ou moins complémentaire des bibliothèques familiales. Les modalités de fréquentation de cet équipement culturel varient globalement selon la familiarité des parents avec la lecture et avec les institutions culturelles. Ainsi, des enquêtés ont été incités par leurs parents à fréquenter seuls la bibliothèque de proximité (municipale ou de quartier), d’autres y allaient avec leurs aînés quand ceux-ci étaient eux-mêmes lecteurs, d’autres ont été accompagnés par leurs parents (beaucoup par leur mère 313 ). Le rythme de lecture et d’approvisionnement en textes est alors relativement géré ou suggéré par les parents. Ces derniers consacrent parfois un temps spécial et régulier à la recherche d’imprimés. En même temps qu’ils encadrent ou encouragent la constitution d’une lecture individuelle enfantine, les parents familiarisent de fait aussi les enfants avec l’ordonnancement scolaire qui inscrit spatio-temporellement 314 les activités. Marc allait ainsi tous les mercredis à la bibliothèque avec sa mère et sa sœur ; si la fréquentation de Bastien et de sa mère était plus espacée, elle n’en était pas moins régulière en fonction de la durée des prêts.

‘« (Et t’allais à la bibliothèque ? Ou des trucs comme ça ?) Ah oui oui ! [petit silence] Je les empruntais [les bandes dessinées] [...] [J’y allais] avec ma mère (Avec ta mère ?) Et ma sœur, ouais. On allait... à la bibliothèque ! (Régulièrement ?) Le mercredi... après-midi [...] (Et t’avais quel âge à ce moment-là ?) Euh... huit ans à peu près ! Neuf ans... » (Marc ; père : médecin, docteur en médecine ; mère : femme au foyer, docteur en médecine)’ ‘« J’étais inscrite [à la bibliothèque] quand j’étais p’tite(Ouais) Alors je prenais tout un tas de livres un peu... (Ouais) Ouais des histoires, des machins comme ça, et... ou même des journaux parce qu’y avait des I love Englishaussi donc... j’avais pris des trucs comme ça [une partie de sa famille est Américaine] Et puis y avait Terre sauvageaussi (Ouais)ça j’aimais bien... [...] (Et quand t’étais p’tite... t’y allais toute seule ou c’étaient tes... tes parents qui t’amenaient ?) Nan nan c’étaient mes parents, parce que... Ouais, on habite juste à côté/ ’Fin on habite... à côté de la mairie [d’arrondissement] qui est juste là-bas, mais euh... quand même, j’étais p’tite, alors... Je sais pas je devais avoir... sept ans ou huit ans donc... C’était pas... Lyon c’est tranquille quand même mais bon, c’est... Ouais c’était souvent ma mère qui m’amenait prendre des livres le mercredi après-midi ou des trucs comme ça (Et ta mère elle y va ? des fois) Ah elle y va tout le temps ma mère à la bibliothèque, elle prend souvent des journaux... » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)’ ‘« La bibliothèque, ça fait longtemps... [que j’y vais] parce que déjà... avant c’était les BD, donc ouais... Et ben j’avais neuf ans, p’t-être... (Et t’y allais tout seul ou ?) Au début, nan, j’y allais avec ma maman ! [sourire] (Ouais ? Elle prenait des livres aussi, ou elle t’accompagnait euh... dans les rayons... ?) Nan, ben moi j’allais... au truc pour enfant prendre mes BD et elle allait... au truc pour emprunter ses livres... ([petit rire gêné] Et c’était régulier ?) Euh... ben ! Je sais pas, ça dure combien de temps les prêts de livres ? C’est trois semaines ? (Hum !) Trois semaines... » (Bastien ; père : marketing commercial, bac, IUT, école de commerce (ISC) ; mère : laborantine, en disponibilité au moment de l’enquête, bac+2)’

Samuel, Benjamin, Jérôme, Véronique, Isabelle, Marie, Séverine, Elodie, Eléonore, Samantha, etc. ont également fréquenté une bibliothèque avec leur mère ou leurs parents plus ou moins régulièrement et de plus ou moins bon cœur :

‘« J’étais abonnée un moment [...] Y en a une à côté là, par là (Et t’y allais souvent ?) Euh... j’y allais avec mes parents, mais... j’y allais p’t-être le mercredi. ’Fin ça dépend quand... quand mes parents travaillaient pas(Ouais, i t’amenaient ?) Voilà. J’y allais avec eux, et i prenaient aussi des livres » (Isabelle ; père : policier, niveau bac ; mère : vendeuse, après avoir été modiste, arrêt des études à 14 ans)’ ‘« (T’allais à la bibliothèque ? Ou t’es... ou t’y vas encore ?) Non non... (T’y es jamais allé en fait ?) [...] Si, j’y allais de temps en temps [...] quand j’étais jeune et que je devais suivre ma mère [petit rire] Je sais pas moi et... Nan sinon j’ai... j’ai pas tant un grand intérêt pour la bibliothèque [petit rire] » (François ; père : balisticien, nombre d’années d’études après le bac inconnu ; mère : sans profession, possède une maîtrise de philosophie.) ’

Lamia, Kamel, Gaspar, etc. dont les parents n’ont pas suivi d’études en France ont pour leur part appris à fréquenter une bibliothèque avec leurs aînés avant de s’y rendre seuls :

‘« [La bibliothèque] je suis tombé dedans quand j’étais petit, et c’est mes sœurs qui m’emmenaient. Donc... c’est un lieu que je connais très très bien. Je sais que... les romanciers c’est par là que... tels livres sont par ici... [je souris] Mais la bibliothèque de [nom de la ville] en plus elle est, elle est assez récente... et... les personnes qui... conseillent, elles conseillent très très bien » (Gaspar ; père : pasteur, études jusqu’en troisième au Laos ; mère : ouvrière, études jusqu’en troisième au Laos)’ ‘« (Quand t’étais plus petit et que t’allais à la bibliothèque t’y allais tout seul aussi ou [...] des fois c’étaient... tes grands frères ou tes grandes sœurs et tout qui t’y emmenaient ou euh...) Euh... en fait... nan parce c’était... c’est pas très loin quoi (Ouais ?) Et je vais... j’y allais tout seul [...] [Avant de déménager] j’étais inscrit à deux bibliothèques [...] Mais là je me faisais accompagner(Hum, ah ouais ?) Ouais (Par qui ?)Par mes grandes sœurs, je me f’sais accompagner et... voilà. Parce que là y avait... C’était très spacieux et tout, j’y allais, je restais tout le temps l’après-midi et... c’est tout » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; tous les deux scolarisés en primaire en Algérie)’

C’est seuls que Léonardo ou Marie-Eve fréquentaient la bibliothèque de proximité lorsqu’ils étaient enfants :

‘« (Tu discutes pas avec les bibliothécaires ou euh... ?) Elles sont pas très bavardes dans [l’arrondissement] [petit rire] (C’est vrai ?) Non ! Non enfin le... Avant... je crois que j’allais à la bib/ J’allais à une bibliothèque où... – mais c’était quand j’étais petite – où y avait la bibliothécaire je lui demandais ‘‘Vous avez pas un livre comme ci comme ça’’ et puis... souvent elle me trouvait tout de suite quèque chose. Elle connaissait tous les bouquins ! [...] C’était plutôt en primaire parce que... j’ai déménagé pour... en sixième (Ouais ?) Nan c’était plutôt en primaire donc... [silence] (T’y allais seule ? Ou t’y allais avec... tes parents ou euh... ?) Ben... des fois j’y allais seule parce que... c’était pas loin de chez nous ! Donc j’y allais seule ! » (Marie-Eve ; père : Ingénieur en fluides, bac+5 ; mère : Statisticienne, bac+5, économie)’

Selon qu’ils s’en remettaient ou non à leur accompagnateur ou aux professionnels pour sélectionner les imprimés à lire, ils ont été initiés plus ou moins tôt à choisir seuls ce qu’ils souhaitaient lire. Jérôme laissait à sa mère « l’initiative » des lectures, tandis que Salah choisissait seul ses lectures en bibliothèque et que Sylvia se fiait aux conseils des bibliothécaires dont elle était familière :

‘« (Quand t’étais plus petit, quand t’allais à la [bibliothèque municipale], c’était avec... ta mère ?) Mouais ! Ouais c’est plus elle qui... pff’... quand j’étais petit je prenais pas trop... l’initiative d’aller prendre un livre pour l’emprunter. C’est plus ma mère qui en prenait et puis après on... on le lisait 315  » (Jérôme ; père : représentant dans une entreprise après y avoir été chauffeur-routier et vendeur, arrêt des études lorsqu’il était en seconde ; mère : assistante maternelle, arrêt des études en première) ’ ‘« La bibliothécaire nous... me connaissait depuis toute petite, donc me disait un peu... ‘‘Prends ça, prends ça, tu vas aimer’’. Et puis après ben voilà » ; « les BD c’était... Spirou... les Nathalie... J’aime bien les Cubidus [sic]. » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire au Portugal pour les deux parents)’ ‘« [Mon père] nous laisse lire ce qu’on veut [...] le principal, c’est qu’on lise des trucs quoi » (Salah ; père : ouvrier qualifié, a suivi des études secondaires en Tunisie mais n’a pas pu passer un équivalent baccalauréat, il a passé un BEP mécanique en France ; mère : femme au foyer, CAP couture en Tunisie)’

Comme Salah, Samuel, Léonardo, Valérie ou Marie-Eve ont eu tôt l’occasion de fréquenter seuls les bibliothèques publiques, en plus des lectures choisies sur les rayons des bibliothèques familiales et des lectures recommandées ou offertes. Ils se sont exercés précocement à une lecture individuelle moins marquée par des suggestions personnalisées. Elle recouvre toutes les apparences d’une lecture libre 316 , qui n’est pas pour autant dans un état d’apesanteur sociale : elle aussi s’apprend, se consolide et s’ancre dans des conditions sociales particulières (moins de livres pour enfants au domicile ou mis à disposition, encouragement à la fréquentation solitaire d’une bibliothèque à l’offre étendue, maîtrise précoce des compétences lectorales, intériorisation des injonctions à la lecture de livres, proximité d’équipements culturels, etc.).

Mais qu’ils aient appris à choisir seuls leurs imprimés à lire ou qu’ils aient été guidés dans leur approvisionnement, tous les enquêtés de ce groupe ont appris à emprunter des textes pour eux-mêmes.

L’encadrement de l’approvisionnement se réalise en d’autres occasions lorsque les membres de l’entourage offrent des imprimés aux enfants. Beaucoup d’enquêtés dont les parents possèdent au moins le baccalauréat (et peut-on supposer des revenus plus conséquents) ont été abonnés à des magazines éducatifs : très tôt Didier a été abonné à Imagedoc, Nadine et sa sœur étaient abonnées à Toboggan, Gaëlle à Astrapi puis Okapi, Jean et Maxence à J’aime lire, etc. Quelles que soient les satisfactions que leur apporte cette lecture, les enquêtés décrivent rarement les abonnements à des magazines éducatifs comme des cadeaux ; certains complètent même leur appréciation des magazines en soulignant le caractère obligé de leur lecture :

‘« (Quand t’étais plus petit, elle te forçait de les lire ou... ou elle te poussait à lire, ou elle) Nan, elle m’a toujours abonné à des trucs style Astrapi... Okapi, les machins comme ça, mais jamais elle me forçait pas à le lire hein, si je voulais pas le lire [...] ça j’aimais bien ouais » (Matthieu ; père : agent de maintenance, CAP puis formation par l’AFPA ; mère : directrice d’un centre social, maîtrise d’économie ; parents séparés, il vit avec sa mère)’ ‘« Avant en fait j’ai été abonnée à... Okapi, j’ai été abonnée à Astrapi, aussi. Enfin toute le... la collection euh... Bayard Presse »(Gaëlle ; père : architecte, CAP dessinateur, bac E, diplôme d’architecte ; mère : bibliothécaire, bac littéraire, DUT documentation, CAFB, DEUGde psychologie)’ ‘« Je lisais J’aime lire... ! Tom-Tom et Nana et puis... au début y avait une histoire... (Ouais... Et tu lisais tout ?) ouais... même le jeu à la fin [...] Je lisais ça en CE2 [...] J’étais abonné à un moment [...] A chaque fois, je commençais d’abord par l’histoire, avant de feuilleter en plus... (Mouais ?) Ouais... Mais je me forçais un peu aussi [...] (Et on te les lisait ou euh...) Non je le lisais ! (Tu lisais tout seul ?) Ouais vu que je savais lire tout seul... j’étais en CE2... CM1 [petit silence] Ouais parce que, non, on me lisait pas trop... Comme en plus là je sais lire... » (Maxence ; père : magistrat, ENM ; mère : femme au foyer, elle a été attachée d’études dans le privé ; a fait des études de droit)’

En revanche, les achats ponctuels sont plus souvent présentés comme des marques d’attention vis-à-vis des enfants : soit qu’ils répondent à une demande enfantine ou satisfassent des goûts lectoraux exprimés, soit qu’ils constituent des cadeaux pour des fêtes, etc.

‘« [Mes parents] i m’offraient ça [des romans de littérature pour la jeunesse] pour... pour Noël et mon anniversaire et tout ça quoi ! » (Thierry ; père : ingénieur EDF, diplôme d’ingénieur ; mère : femme au foyer, donne des cours de catéchisme, docteur en pharmacie)’ ‘« Ma mère... des fois elle me ramenait des livres quoi ou... ou de son boulot, pareil de la bibliothèque de son boulot, elle m’en ramenait. Moi après je les lisais, et tout ça, voilà (C’était quoi ?) Je sais pas c’était des bandes dessinées, des trucs comme ça... des livres pour les gamins [...] J’aimais bien, je lisais... Boule et Bill tout le temps, ouais, quand j’étais petit... Je m’en rappelle de ça, ouais je lisais souvent... Boule et Bill... » (Stéphane ; père : plombier zingueur, certificat d’études ; mère : secrétaire, école primaire en Italie, école ménagère en France)’ ‘« Je lisais les... les Alice ou des trucs comme ça les euh... Club des Cinq [...] ça me plaisait bien aussi [...] Parfois j’en trouvais chez les bouquinistes [...] le dimanche, on se baladait et puis on... Comme c’est pas cher ces bouquins-là (Ouais !) I m’en offraient plein quoi et du coup je les dévorais quoi ! [petit rire] » (Ophélie ; père : conseiller en recrutement, niveau bac ; mère : styliste dans l’entreprise paternelle que l’une de ses sœurs a reprise, baccalauréat, propédeutique, diplômée de l’ISIT – traduction –)’ ‘« Quand j’étais petite... j’étais plus contente [qu’aujourd’hui] quand on m’offrait... des livres(Ouais ?) J’étais contente. Ah j’étais vraiment contente. Et euh... / (/ C’est qui qui t’en offrait ?) Euh mes parents... ! (Ouais) Nan... ma mère surtout, mon père c’était... plutôt des peluches [sourire] Et mes grandes sœurs... » ; « A chaque fois que je faisais mon anniversaire ou que... y avait toujours quelqu’un de ma famille si c’était pas mes sœurs ou mes frères ou mes parents, c’était une cousine ou une amie qui m’en offrait... un [album de Tintin] ! Parce qu’i savaient que je les aimais bien » (Lamia ; père : ouvrier en usine puis patron de café avec l’un de ses fils, décédé lorsqu’elle était en 6ème, scolarité en Algérie, savait lire et écrire en arabe ; mère : sans profession, scolarité non évoquée)’

Le plus souvent décrits comme plaisants par les enquêtés, ces cadeaux constituaient encore un encadrement des lectures individuelles enfantines par la mise à disposition d’imprimés personnels.

On aborde par là le troisième front d’encadrement des lectures individuelles : la formation des goûts lectoraux et de leurs modalités d’explicitation. En même temps qu’ils peuvent être perçus par les enquêtés comme des marques d’attention visant à satisfaire des plaisirs lectoraux enfantins, les cadeaux, approvisionnements et abonnements participent à la formation des appétences lectorales. On peut en identifier deux modalités explicites : les propositions et conseils lectoraux ainsi que les assurances performatives de goûts d’une part, les mises à disposition sans recommandations expresses de textes lus par l’entourage d’autre part 317 .

Les enquêtés déclarent avoir effectué de nombreuses lectures qui leur étaient expressément recommandées, conseillées, imposées... Parfois, les conseillers justifient leur proposition en prédisant des plaisirs lectoraux. Ce faisant, ils orientent les réactions lectorales des enquêtés qui se situent alors non seulement par rapport aux textes mais aussi par rapport aux annonces de plaisir. Lorsque les conseillers bénéficient d’une autorité en matière de lecture auprès des enquêtés, lorsqu’ils proposent des textes s’inscrivant dans une continuité thématique, stylistique, idéologique, etc. par rapport à ce qu’ils ont déjà proposé, et lorsqu’ils laissent aux enquêtés la décision de lire le texte quand ils le souhaitent, les expériences lectorales des enquêtés concordent souvent avec leurs annonces 318 . Si l’imposition d’imprimés n’est pas toujours bien vécue par les enquêtés et si les textes mis à disposition ne sont pas toujours appréciés, si, autrement dit, il y a des ratés de socialisation 319 , il reste que, comme l’obligation et la vérification des lectures, l’imposition d’imprimés est appréhendée par un grand nombre d’enquêtés de façon ambivalente. Elle est même parfois perçue comme une occasion de découvrir des plaisirs lectoraux. Lorsqu’ils évoquent certaines lectures réalisées, particulièrement recommandées par des proches, quelques enquêtés décrivent le passage de leur résistance à une imposition ou à une proposition lectorale, à leur reconnaissance du bon jugement parental. Ainsi, on l’a vu, Séverine a longtemps refusé de lire les Alice que sa mère lui recommandait vivement au profit d’autres lectures également suggérées par sa mère. Lorsqu’elle s’est résolue à cette lecture, elle s’est découvert une véritable passion pour cette série. C’est au terme d’un processus similaire qu’Ophélie a reconnu sa forte appréciation des Quatre filles du Docteur March. Elle précise en effet avoir longtemps résisté à cette suggestion lectorale :

‘« Ma mère m’avait vraiment conseillée... de lire Les Quatre filles du docteur March [...] Au début je voulais pas le lire, je faisais un caprice pour pas le lire et puis finalement je l’ai lu des dizaines de fois après tellement je l’aimais(Ah ouais ?) Ouais ! (Et tu te souviens de l’histoire ou de... ce qui t’avait plu ?) Ah ouais ! Très bien, ouais. Mais c’était l’histoire de quatre filles... 'fin... qui veulent... 'fin... qui sont élevées par leur mère parce que leur père est à la guerre... 'Fin c’est... c’est mignon quand on est petit quoi mais... mais vraiment j’avais aimé » (Ophélie ; père : conseiller en recrutement, niveau bac ; mère : styliste dans l’entreprise paternelle que l’une de ses sœurs a reprise, baccalauréat, propédeutique, diplômée de l’ISIT – traduction –)’

L’encadrement de la formation des appétences lectorales recouvre parfois une conception particulière des satisfactions lectorales qui associe appréciation des textes et appréciation des réalités évoquées du fait d’expériences vécues ou de goûts et pratiques autres que lectoraux. En effet, beaucoup d’enquêtés justifient les suggestions lectorales dont ils ont fait l’objet en invoquant leurs goûts et préoccupations pour des réalités précisément abordées dans les textes. L’encadrement des lectures individuelles consiste alors en la formation d’une conception particulière des goûts lectoraux comme goûts personnels liés à des activités, des expériences et des investissements des lecteurs. Ainsi, Gaëlle se voit offrir un album racontant l’acceptation difficile d’un cadet par une aînée et apprécie particulièrement ce texte qui la renvoie à son expérience personnelle ainsi mise en mots. Membre d’un club d’échecs, Jean lit avec intérêt le récit de S. Zweig que sa tante lui a offert. Marie-Eve évoque, comme livre marquant, un roman faisant le récit d’une relation entre un cheval et un jeune homme et précise qu’elle « aime bien les chevaux » :

‘« Y a des livres que j’ai lus plusieurs fois ! Y a... quand j’étais petite y a... un truc qui s’appelait L’Etalon noir ! (Ouais ?) que j’ai... Bon c’était l’histoire d’un garçon qui faisait naufrage d’un bateau et qui était le... ave/ Et qui, avec un cheval. ’Fin le cheval lui sauvait la vie parce qu’i se faisait tirer par le cheval dans l’eau jusqu’à une île déserte. Et puis bon après i faisait des... il faisait des courses avec lui, i remportait de grandes victoires. Ça, j’ai dû le lire au moins deux ou trois fois [...] parce que je l’aimais bien, je... j’aime bien les chevaux aussi » (Marie-Eve ; père : ingénieur en fluides, bac+5 ; mère : statisticienne, bac+5, économie)’ ‘« Y en avait un [d’album] que j’aimais beaucoup quand j’étais p’tite parce que en plus c’est... ça parlait d’une... c’est une fille qui s’appelle Gaëlle aussi [je ris un peu] Donc ça plaisait bien déjà [...] Je le lisais et je le relisais [ petit rire] sans arrêt, ça [petit rire des deux]ça j’ai vraiment adoré [...] comme [les personnages] c’étaient des lions et tout. C’est vrai que j’aime bien tous les animaux comme ça, les félins [petit rire] donc... ça m’avait vraiment beaucoup plu quoi. Puis ça... ça me faisait penser aussi c’était... Je crois que mes parents i me l’ont acheté aussi pour ça c’est que... i paraît que quand ma petite sœur est née, i paraît que j’ai fait une crise... [rire des deux] que j’appréciais pas du tout [rire] et donc... ça me rappelle exactement la même chose quoi [petit rire] Je la voyais comme une intruse... [comme dans l’histoire] » (Gaëlle ; père : architecte, CAP dessinateur, bac E, diplôme d’architecte ; mère : bibliothécaire, bac littéraire, DUT documentation, CAFB, DEUGde psychologie)’ ‘« Un autre que j’ai beaucoup aimé, que j’ai lu quatre fois... c’est Le Joueur d’échecsde Stephan Zweig, que j’ai vraiment adoré [...] C’est ma tante qui m’a offert ça... J’avais 10 ans en fait quand elle me l’a offert, parce que je jouais beaucoup aux échecs. Mais vraiment beaucoup beaucoup. J’allais dans un club et tout et je faisais ça, mais vraiment... à midi entre... en primaire et tout. On faisait des équipes et tout et on faisait des championnats, on était comme des dingues... A 10 ans, on était haut comme trois pommes ! [j’ai un petit rire] Le samedi on mettait les petites vestes et tout pour aller en championnat, y en a à Cannes... trop bien. Oh putain... Avec l’entraîneur, on se marrait et tout. Ah franchement c’était trop bien cette époque-là [...] Donc oui Le Joueur d’échecs que j’ai lu quatre fois. Je l’ai lu... l’année dernière... et avant encore. Et en cinquième aussi. J’adore ce livre. Parce que ça parle un peu d’échecs et puis... ça parle un peu de la psychologie. Cette espèce de rapport entre... les échecs et la psychologie... et les rapports entre l’homme et le néant, enfin... ! Et bon... ça tient en 90 pages, donc c’est vraiment tout court... j’adore » (Jean ; père : directeur marketing dans une entreprise pharmaceutique, doctorat de biologie ; mère : conseillère en formation pour cadres licenciés, bac, études supérieures « de base » en psychologie)’

Ainsi, pour certains enquêtés, l’encadrement des lectures individuelles passe aussi par la constitution des goûts lectoraux et l’intériorisation d’une certaine conception des satisfactions lectorales.

Plus souvent, l’encadrement de la formation des appétences lectorales par l’entourage est moins explicite. Il se réalise à l’occasion de lectures, par les jeunes enquêtés, des imprimés familiaux à disposition. La formation de leurs appétences lectorales est encadrée par les goûts lectoraux de leur entourage, parce qu’ils lisent et apprécient ce que leurs proches ont lu et apprécié avant eux ; ce faisant, ils font leurs les goûts des autres – frères et sœurs, cousins, parents, grands-parents, etc.

Belinda a ainsi grandement apprécié un roman que son frère aîné avait lu avant elle. Samuel s’est emparé de romans prêtés par sa cousine d’un an sa cadette. Yannick, enfin, puisait des bandes dessinées dans la bibliothèque de son frère aîné :

‘« Y avait L’enfant [inaudible ?] aussi qui m’avait bien plu. Super [...] [C’était] une petite fille [petit rire des deux] comme d’habitude ! Qui était orpheline [...] Chaque orphelin a sa maman du dimanche. En fait... tous les dimanches i part chez des parents... dans une famille, sauf elle, et quelques-uns, et... un jour... y a une dame qui vient la chercher. Et puis... elle découvre enfin... ben la joie en fait... d’avoir une mère et tout... Mais bon ça fait longtemps que je l’ai lu [...] (Et tu les avais lus... toute seule ? Ou euh...) Nan c’est ma... Ben... ouais, en fait des fois je récupérais les livres de... mon grand frère, donc... je les lisais... çui-là, je l’ai lu comme ça » (Belinda ; père : ingénieur en télécommunication par ordinateur, bac S, DUT, ENIC ; mère : enseignante dans une école de puéricultrice, BEP sanitaire et social, DE infirmière, DE puéricultrice, licence de management)’ ‘« (Les livres que tu lisais quand t’étais plus petit, c’était quoi ?) Boh, si, généralement, c’étaient des livres... ben des livres pour enfants quoi. J’avais beaucoup de livres [...] de la littérature pour enfants comme les Roald Dahl... tous les trucs comme ça quoi ! ça j’aimais bien ouais... les lire(Comment t’avais découvert ?) Ben c’était ma cousine qui m’en avait prêté un un jour et puis... j’avais dû trouver ça bien donc j’en avais... acheté à... j’étais inscrit à la bibliothèque et donc j’en ai... emprunté plusieurs... [...] [avec un petit rire :] Charlie et la chocolaterie j’aimais bien. Il allait dans... j’imaginais que je mangeais plein de chocolat et que ça... ça me plaisait assez ! » (Samuel ; père : plombier ; mère : secrétaire après avoir été longtemps au foyer, baccalauréat – arrêt des études après son mariage –)’ ‘« Je lisais des Boule et Bill vite fait mais bon... c’était avant ça... je les lis plus ! [...] J’avais 10 ans... 12 ans, 13 ans... Et même après... (Et tu te... tu te souviens de... comment t’avais découvert ?) Ben... c’était mon frère il les avait tous alors... voilà... [sourire] » (Yannick ; père : ouvrier RVI à la retraite, « BEPC » ; mère : assistante maternelle, « BEPC »)’

Si ce n’est un aîné, les parents lecteurs peuvent avoir gardé des livres de leur enfance et les enquêtés peuvent les avoir lus à leur tour :

‘« (Jules Verne en fait comment t’avais...) Ben... ça c’est des vieux livres que... de mes parents [...] A la campagne on a une grande bibliothèque. Y a... sur une étagère comme ça y a des... y a plein de livres de partout, alors... j’ai choisi comme ça (Ouais, en fonction du... parce que t’en avais d’jà entendu parler ou euh...) Ben on... ouais, puis euh, il est connu hein (Ouais) Parce que nous on a plein de... des vieilles éditions comme ça » (Vincent ; père : chef de service, pompier, bac scientifique ; mère : professeur d’histoire-géographie en LP, bac littéraire, CAPES)’ ‘« Ma mère elle avait les livres... quand de... de sa jeunesse [...] Quand j’étais petit [...] je prenais un livre et voilà [...] Au début c’étaient des bandes dessinées surtout [...] Après je me suis mis aux... romans. Genre... Le Club des Cinq, tout ça, tous les anciens livres (Ouais !) Et puis ça m’a plu et... voilà. Tout ce qui me tombait sous la main et... soit magazine, n’importe quoi ! Quand je savais pas, quand je savais pas quoi faire je lisais » (Philippe ; père : électricien, CAP ajusteur mécanicien ; mère : aide comptable, CAP employée de bureau)’ ‘« Alexandre Dumas, tout ça, j’aime bien ou... Jules Verne(ça tu les as étudiés au... collège ?) Nan nan je les ai lus [...] quand j’avais 10 ans [...] (T’avais lu lesquels ? De Dumas... ?) Ben... Les Trois mousquetaires... et puis... Vingt ans après je crois, c’est Alexandre Dumas. Jules Verne... je sais plus j’en ai lu... pas mal L’Île mystérieuse. J’avais bien aimé.... Et puis je sais plus. Le Tour du monde en 80 jours... aussi çui-là ! [petit rire] (Comment tu les avais eus entre les mains ?) Ben... y en avait qu’on avait déjà » (Colin ; père : ingénieur, bac technique, diplôme d’ingénieur en formation continue ; mère : documentaliste au chômage au moment de l’entretien, baccalauréat)’ ‘« [A la maison] y a franchement de tout... ben y a la collection... v erte  de mon père quand il était petit, ça j’en ai lu beaucoup quand j’étais petite aussi... la collection Rose, aussi... Rouge et Or. 'Fin tous... les livres de... d’enfants de... dix... dix onze ans quoi ! Tous ceux là ! » (Karine ; père : technico-commercial au chômage au moment de l’entretien, a été informaticien, bachelier ; mère : comptable dans l’informatique, bachelière)’ ‘« [Mes grands-parents] avaient un très très vieux... livre de lecture, d’apprentissage de lecture de mon grand-père, et c’était pas du tout la même façon de faire que le mien donc, ça m’amusait de lire pour voir comment... c’était fait avant, de... I commençait pas du tout... C’était pas du tout fait pareil. Parce que, main’nant c’est avec un... un héros, et on suit le fil avec le héros, tandiss que là ben c’était... par rapport à la nature, alors on découvrait des pommiers, après on découvrait des... des fermiers... C’était pas du tout pareil (Et ça tu le lisais quand t’étais en primaire aussi ?) Ouais, quand, dès que je savais lire j’essayais de comprendre... comment i f’saient avant » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)’

L’attention portée aux premières lectures et aux imprimés familiaux ainsi qu’à divers types de sollicitations lectorales fait apparaître le rôle non négligeable joué par les pères dans la familiarisation avec la lecture d’un certain nombre d’enquêtés. Ce rôle est généralement ignoré dans les enquêtes appréhendant la lecture des jeunes et sa constitution à partir de la lecture de romans 320 ou à partir des incitations par accompagnement ou encadrement des pratiques (lecture à voix haute, accompagnement en bibliothèque, etc.). Si on s’en était tenu à ces éléments importants, ce rôle nous aurait également échappé : peu d’enquêtés ont en effet été accompagnés en bibliothèque par leur père, dans la population d’enquête, ou se sont faits lire des histoires par leur père. Ils sont en revanche nombreux – surtout parmi ceux dont le père possède au moins le baccalauréat – à avoir effectué leurs premières lectures sur des imprimés paternels 321 , les bandes dessinées 322 , et ont éprouvé à cette occasion leurs premières satisfactions lectorales :

‘« On avait [...] tous les Tintin (Ouais !) et j’aimais bien les... lire » ; « C’est mon père en fait qui lisait les Tintin aussi avant [...] Tintin c’était vraiment quand j’étais... je sais pas... quand j’ai appris à lire quoi... (Ouais ?) C’est... facile à lire Tintin » (Ophélie ; père : conseiller en recrutement, niveau bac ; mère : styliste dans l’entreprise paternelle que l’une de ses sœurs a reprise, baccalauréat, propédeutique, diplômée de l’ISIT – traduction –)’ ‘« [En] primaire [je lisais des BD] ! Ouais, je crois qu’au collège j’en lisais plus [...] Des Tintin, j’en ai lu pas mal... euh... Boule et Bill, Astérix un peu moins... Mais ouais Tintin, surtout, ouais j’en avais lu bien... pas mal, euh ouais une bonne dizaine... même plus... (Et tu les avais euh... chez toi ou tu les... ?) Ouais, nan, je les avais ouais chez moi en fait. Ouais, c’est mon père, il les avait... donc je les avais lues... » (Thierry ; père : ingénieur EDF, diplôme d’ingénieur ; mère : femme au foyer, donne des cours de catéchisme, docteur en pharmacie)’ ‘« On a beaucoup de BD aussi, on a des Astérix [...] j’irai te montrer tout à l’heure, parce qu’on en a plein et... (Ouais) Les Gaston Lagaffe aussi j’aime bien (Ouais ? [petit silence] Hum, et ça comment t’as connu aussi les Gaston Lagaffe ?) Ben... c’est papa qui aimait bien(Ouais, hum, et qui t’a conseillé ?) Et puis il en avait... on en avait, on en a pas mal donc... comme ça quand... le dimanche, le samedi et le dimanche quand... ben de temps en temps je regarde » (Vincent ; père : chef de service, pompier, bac scientifique ; mère : professeur d’histoire-géographie en LP, bac littéraire, CAPES)’ ‘« Je prends des BD de mon père quoi que j’aime bien (Parce que ton père il en lit ?) Ouais ! Il en a pas mal même [...] Astérix, et puis je sais pas Tintin... je les connais tous ! [...] Tous les Spirou, et... Mais avant je lisais que ça ! [...] Elles sont toutes en bas » (Vanessa ; père : directeur de division, bac + école de commerce ; mère : guide conférencier, bac, doctorat en microbiologie, fac d’histoire de l’art)’ ‘« Tintin, c’est mon père, je crois... i devait nous en parler parce qu’i nous disait que lui il était fan lui aussi [...] (Vous les avez ici ?) Ouais... je crois qu’on les a toujours... vu que lui il avait dû nous les filer quoi ! » (Clara ; père : ingénieur en informatique, bac et école supérieure d’électricité au Maroc ; mère : pédicure, podologue en disponibilité, études non spécifiées)’ ‘« Mon père il a plein de bouquin » ; « Les Astérix [...] On les a tous tous tous tous tous... Du premier jusqu’à ceux qui ont été écrits même... à la mort d’Uderzo [...] Mon père aussi, c’est un fan... de tout ça [...] C’est lui à la base qui les avait tous, qui les a vraiment tous achetés quoi c’est euh... D’ailleurs, i sont un peu vieux ! Tu vois, i z’ont la... couverture qui se... et... et ouais ! Là ça m’a... Lui aussi, il adore quoi ! » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’ ‘« Astérix[...] j’ai lu quand même [...] Je connais toutes les histoires quoi ! » ; « (Obélix en fait c’est euh... on te les a offerts petit à petit ou c’était... ça appartenait à tes parents ?) Non c’est mon père qui les avait » (Emilie ; père : contrôleur aérien, bac+2, ENAC ; mère : institutrice)’ ‘« Des BD, si ! J’en ai lu aussi(Ouais ?) Les Astérix, les Boule et Bill, et... les Tintin... [...] (Comment t’as connu ? En fait ?) Comment j’ai connu ? Ben... mon père i faisait la collection d’Astérix(Ouais... ?) Et je voulais lire des BD, donc i m’a offert pas mal de Boule et Bill et tout » (Bertrand ; père : officier de l’armée de l’air, bac C +2 ; mère : contrôleur des impôts, nombre d’années après bac C inconnu)’

Ainsi, en plus des achats ou emprunts d’imprimés expressément choisis à l’attention des jeunes lecteurs, les proches des enquêtés ont pu encadrer la formation des goûts lectoraux des jeunes lecteurs en mettant à leur disposition les imprimés de leurs premières lectures individuelles. Les enquêtés ont alors l’occasion d’apprécier les romans de littérature jeunesse, les manuels scolaires ou les bandes dessinées que leurs proches ont conservés.

La réalisation des lectures individuelles en dehors de l’école durant leur enfance a donc été pour ces enquêtés relativement encadrée. Le suivi des incitations explicites à la lecture a été guidé par la proposition d’échéancier, par l’observation d’un temps consacré à la pratique, par la mise à disposition d’imprimés et des conseils sur les manières de lire. Il a été vérifié au cours d’échanges autour des lectures, par des demandes de comptes rendus. Par ailleurs, l’approvisionnement en imprimés, supports des lectures individuelles, était encadré par les cadeaux, prêts, accompagnements en bibliothèque ou incitations et autorisations à la fréquentation des équipements culturels. Enfin, la constitution même des goûts lectoraux a pu être encadrée par la suggestion et la mise à disposition d’imprimés particuliers, l’explicitation des intérêts possibles de lecture, etc.

Les déclarations en entretien des lectures enfantines mémorisées laissent supposer des variations quant aux livres lus (littérature jeunesse plus ou moins légitime) ou quant à l’importance des lectures livresques effectuées. A l’échelle de ce groupe d’enquêtés, on n’observe pas de liens mécaniques entre ces variations et le niveau de diplôme des parents ou le sexe des enquêtés : en plus des proximités de styles éducatifs (encadrement de la constitution des habitudes enfantines), la fréquentation des équipements culturels, l’encadrement des cadets par les frères et sœurs scolarisés, la mise à disposition par les proches de leurs propres premières lectures contribuent sans doute à transformer en écart de pratiques de lecture des caractéristiques sociales différentes.

En plus des albums, des bandes dessinées et des magazines éducatifs, tous les enquêtés de ce groupe ont eu à lire et ont lu individuellement des livres ou romans,durant leur enfance, en dehors de l’école : Le Tour du monde en 80 jours, Les malheurs de Sophie, L’Etalon noir, Le Petit Prince, les romans de la Bibliothèques rose et de La Bibliothèque verte, etc.

Notes
306.

Les mères de forts lecteurs encouragent plutôt la lecture de leurs enfants en invoquant le plaisir de lire, F. de Singly, Lire à 12 ans, op. cit., p. 4.

307.

Cette description fait écho aux propos de B. Charlot accordés à la Nouvelle revue de l’AIS, n° 1/2, 2e trimestre, 1998 : « pour un certain nombre d’élèves, en particulier d’origine populaire, faire ses devoirs, apprendre ses leçons se définit avant tout par le temps passé (comme disent les parents ‘‘trois quarts d’heure le nez dans les livres’’) beaucoup plus que par une activité intellectuelle, voire plus qu’un résultat ». Les enseignants attendent en revanche d’un apprentissage qu’il puisse être réinvesti par les enfants lors de pratiques ultérieures.

308.

Dans leur enquête auprès de lecteurs adultes, G. Mauger et C. F. Poliak constatent les effets des incitations scolaires à la lecture sur les pratiques parentales, G. Mauger et C. F. Poliak, « Les Usages sociaux de la lecture », op. cit., p. 17-18.

309.

Cette réaction manifeste la domination des pratiques et mode scolaires de socialisation, et ses effets sur les pratiques éducatives parentales, cf. D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », op. cit., p. 38-48 et Quartiers populaires, notamment « Modalités et objectifs de l’action sur les familles populaires », p. 222-242. M. Darmon complète la proposition de Durkheim selon laquelle « Il est vain de croire que nous pouvons élever nos enfants comme nous voulons » en affirmant : « Les parents sont donc à la fois ‘‘socialisateurs’’ et eux-mêmes ‘‘socialisés’’ au travail pédagogique de socialisation. », M. Darmon, La Socialisation, op. cit., p. 56.

310.

M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 246 : « l’école chrétienne ne doit pas simplement former des enfants dociles ; elle doit aussi permettre de surveiller les parents, de s’informer de leur mode de vie, de leurs ressources, de leur piété, de leur mœurs. L’école tend à constituer de minuscules observatoires sociaux pour pénétrer jusque chez les adultes et exercer sur eux un contrôle régulier : la mauvaise conduite d’un enfant, ou son absence, est un prétexte légitime selon Demia, pour qu’on aille interroger les voisins, surtout s’il y a raison de croire que la famille ne dira pas la vérité ; puis les parents eux-mêmes pour vérifier s’ils savent le catéchisme et les prières, et s’ils sont résolus à déraciner les vices de leurs enfants, combien il y a de lits et comment on s’y répartit pendant la nuit ; la visite se termine éventuellement par une aumône, le cadeau d’une image, ou l’attribution de lits supplémentaires. »

311.

Une fois intériorisée, une contrainte peut ne plus être perçue comme telle mais comme un goût pour une activité particulière, comme un « seuil de tolérance » à l’endroit de tel ou tel comportement, l’adhésion à un principe de raison. N. Elias rend compte de cette intériorisation lorsqu’il problématise « la civilisation des mœurs » et évoque les possibles gênes du chercheur à l’endroit des comportements décrits dans des traités de civilités d’Erasme, N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 85-86 notamment.

312.

F. de Singly, Lire à 12 ans, op. cit., p. 150, tableaux 11.1. et 11.2.

313.

La population s’inscrit dans les tendances statistiques constatées par S. Octobre, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, op. cit., p. 322 : « cet accompagnement [des enfants en bibliothèque durant leurs premières années d’école] est majoritairement assuré par les mères : elles sont deux fois plus présentes que les pères (75,5 % contre 31,5 %). »

314.

G. Vincent, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », op. cit., p. 16.

315.

Ces accompagnements en bibliothèque offrent ainsi un prolongement aux lectures à voix haute parents/enfants.

316.

Les équipements culturels et commerciaux dont la fréquentation est moins encadrée par un personnel professionnel important que par des dispositifs organisationnels, spatiaux, écrits, etc. et qui attendent des usagers susceptibles de se repérer seuls (en mobilisant notamment les compétences constituées au sein de l’institution scolaire) contribuent à asseoir une conception de la liberté individuelle qui ignore « les processus sociologique de la socialisation ». Pour M. Darmon, une telle conception de la liberté individuelle est liée à la psychologisation de la relation pédagogique, M. Darmon, La Socialisation, op. cit. p. 58-59.

317.

On parle de modalités directes de formation d’appétences lectorales dans la mesure où des textes sont proposés en lecture, présentés comme plaisants et souvent appréciés par les enfants. Dans La Culture du pauvre R. Hoggart permet de saisir les modalités indirectes de formation des appétences lectorales en reconstruisant l’ethos et le style de vie des membres de certaines couches des classes populaires, et la place qu’y tiennent les pratiques culturelles (fonction de divertissement vs sérieux, attention oblique, etc.). L’étude de leurs consommations effectives et de leurs manières de consommer met également en évidence les modalités directes de formation ou de description des appétences.

318.

Dans les limites qu’impose l’analogie, on retrouve un processus semblable à celui que C. Suaud identifie et analyse à propos de « l’appelé », cf. C. Suaud, « L’imposition de la vocation sacerdotale », Actes de la recherche en sciences sociales n°3, 1975, p. 2-17. Le sentiment d’appel (ou l’appréciation d’un texte) survient au terme d’un processus qui conduit les individus à se sentir appelés (à apprécier tel texte). Ce processus est encadré par les prêtres (par les conseillers) qui ont aussi pour tâche de reconnaître « l’authenticité » du sentiment (qui s’inquiètent de l’appréciation réelle des textes).

319.

P. Berger et T. Luckmann, La Construction de la réalité, op. cit., p. 223 et suivantes.

320.

Dans les extraits cités précédemment, on voit que les récits d’aventure lus par les enquêtés (J. Verne) étaient parfois aussi les livres de leurs pères.

321.

E. Maigret souligne les places différentes occupées par les mangas et les bandes dessinées franco-belges au sein des relations parents/enfants, E. Maigret, « Culture BD et esprit manga. Le jeu de l’âge et des générations », Réseaux, n° 92-93, 1999, p. 243-259. Alors que les mangas font l’objet d’une suspicion parentale ou, inconnus des parents, constituent des jardins secrets enfantins et adolescents, les bandes dessinées franco-belges sont des références communes : « Les enfants sont donc très dépendants des choix et des goûts de leurs parents jusqu’à la pré-adolescence puisqu’ils fréquentent un univers que ces derniers contrôlent et censurent assez largement, en s’efforçant d’autre part de transmettre leurs propres références. L’originalité historique est que ces références incluent désormais les BD qui ont pu déchirer les familles quelques décennies auparavant mais qui forment aujourd’hui un socle stable d’échange intergénérationnel », p. 245 ; « les BD françaises et belges ‘‘traditionnelles’’ sont plus valorisées par les lecteurs que les mangas. Les parents n’apparaissent pas comme des censeurs car ils partagent largement les goûts de leurs enants et sont lecteurs de BD, en particulier dans les milieux sociaux intermédiaires et supérieurs. » (p. 251). Au détour de l’analyse de « l’entreprise de respectabilisation scientifique et culturelle » de la bande dessinée à partir des années 1960 (qui s’appuie notamment sur « des principes de distinction et de hiérarchisation » des produits), E. Maigret se fait plus suggestif : « à la sage BD de papa va s’opposer la bande dessinée audacieuse et de plus en plus déroutante pour le lecteur », E. Maigret, « La reconnaissance en demi-teinte de la bande dessinée », Réseaux, n° 67, 1994, p. 116.

322.

La légitimation d’imprimés, auparavant vilipendés par l’Ecole, par l’Eglise, etc., rend aujourd’hui plus probable la familiarisation avec la lecture par l’appropriation de bandes dessinées : « A la Libération, la position exprimée par L’Education nationale n’a aucune originalité. Comme tant d’autres publications, elle témoigne à la fois de l’existence d’un consensus sur le sujet et de la vigilance particulière demandée aux enseignants. Ils sont chargés de mettre en place une relation positive au livre en aidant à la promotion d’une saine littérature pour la jeunesse. Inversement, ils doivent lutter contre l’illustré avilissant qui se glisse dans les cartables et constitue un obstacle majeur à la formation morale et intellectuelle qu’on est en droit d’attendre des ‘‘bons livres’’. Le discours n’est pas neuf mais sa vigueur n’a rien à envier aux écrits publiés cinquante ans plus tôt ou durant l’entre-deux-guerres », A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-2000), op. cit., p. 396. Le chapitre XVII analyse notamment l’évolution des positions de l’institution scolaire vis-à-vis des imprimés de littérature jeunesse.