4) La perception des activités scolaires traditionnelles autour des textes comme non lecture

Interrogés sur leurs souvenirs de lecture durant l’enfance, près de la moitié de ces enquêtés n’évoquent pas l’institution scolaire : la lecture, dès le départ, est associée aux contextes extra-scolaires et aux relations familiales. Les activités scolaires traditionnelles autour des textes ne sont pas assimilées à celle-ci.

Vingt-cinq enquêtés 323 mentionnent cependant le contexte scolaire et, à côté de l’apprentissage de la lecture-déchiffrage déjà analysé, ils évoquent la grammaire, l’orthographe ou la récitation de poésie. Ils distinguent ces activités des lectures individuelles réalisées en contextes extra-scolaires 324 .

Au moment de la scolarité primaire des enquêtés, l’étude de la langue était censée se faire surtout par des exercices systématiques. Partant, il n’est pas étonnant qu’ils n’évoquent pas de textes à cette occasion 325 . C’est à partir de leur appréciation ou dépréciation des activités – plus ou moins indépendante de leurs résultats scolaires déclarés –, qu’ils abordent l’étude de la langue (grammaire, vocabulaire, orthographe). Si Bastien et Eléonore, qui déclarent n’avoir jamais été « bons » en grammaire, disent détester cette activité, Gaëlle ne l’apprécie pas plus, bien qu’elle ait toujours obtenu de bons résultats. Thierry, pour sa part, explicite les plaisirs de l’étude de la langue grâce à la maîtrise des règles, principes et posture permettant la réalisation juste et intentionnelle des exercices :

‘« J’ai jamais été bon ! [petit silence] en français donc euh... (Même... même en grammaire et tout ça ?) Ah ! La grammaire, c’est ce que je déteste le plus ! [petit rire des deux ; petit silence] » (Bastien ; père : marketing commercial, bac, IUT, école de commerce (ISC) ; mère : laborantine, en disponibilité au moment de l’enquête, bac+2)’ ‘« [Avant] ce que tu fais encore c’est pas mal de... de grammaire, et des trucs comme ça. Donc déjà la grammaire j’aime pas, personne n’aime je crois vraiment. Alors en plus, si celle qui te raconte tout ça est rasoir... ou alors... complètement... stupide ou des trucs comme ça. Donc ça... ça arrange pas le... truc quoi, forcément » (Eléonore ; père : ingénieur ; mère : sans profession, bénévole dans une association d’accompagnement à la mort ; ne connaît pas les études de ses parents)’ ‘« Le français et les études de textes, des choses comme ça, en fait j’aime pas... J’aime pas du tout [petit rire] [...] ça fait un moment, même en primaire déjà j’aimais pas. » (Gaëlle ; père : architecte, CAP dessinateur, bac E, diplôme d’architecte ; mère : bibliothécaire, bac littéraire, DUT documentation, CAFB, DEUGde psychologie)’ ‘« Je suis... assez bonne en grammaire [...] ça m’a toujours paru assez évident. C’est comme... la... l’orthographe ! ça ça me paraît évident aussi. Y a vraiment des fautes, je comprends pas que les autres les fassent ! » (Karine ; père : technico-commercial au chômage au moment de l’entretien, a été informaticien, bachelier ; mère : comptable dans l’informatique, bachelière) ’ ‘« Au début quoi c’était dictée, c’était orthographe, grammaire et tout. Donc ça, ça me plaisait parce que c’était grammaire, c’est un peu plus... ç a a un peu plus un rapport avec... scientifique parce que c’est... c’est juste, ou c’est faux » (Thierry ; père : ingénieur EDF, diplôme d’ingénieur ; mère : femme au foyer, donne des cours de catéchisme, docteur en pharmacie)’

En revanche, l’évocation de l’enseignement de « l’usage poétique de la langue » ne se limite pas à la seule précision de l’appréciation ou de la dépréciation des activités. Les enquêtés caractérisent de manière minimale les textes qu’ils ont appris à cette occasion et les échanges qu’ils ont eus autour d’eux. Mis bout à bout, on peut dire que « l’usage poétique de la langue » a permis à ces enquêtés de lire et de « réciter » des « fables », dont les personnages sont « des animaux », qui comportent une « morale » suscitant des discussions ; elles ont été écrites par « La Fontaine ».L’ancienneté de la reconnaissance littéraire de cet auteur, depuis longtemps enseigné, et la forte diffusion de ses productions (et des adaptations en direction d’un public enfantin dont elles ont fait l’objet : dessins animés, albums, etc.) ont vraisemblablement contribué à la mémorisation qui en a été faite et à sa primauté sur les autres poésies sans doute apprises durant cette période (même si Nadine se souvient de Prévert, Emilie de Hugo, etc.). Ces enquêtés se souviennent avoir découvert des textes au cours de ces activités:

‘« Souvent je devais apprendre des Fables, et maintenant... je m’en souviens plus [...] ça j’aimais bien ! [...] Y a souvent des... des animaux. J’aime bien quand... y a des animaux et puis qu’en fait c’est... Chaque animal c’est... c’est des personnes quoi, c’est ça qui est marrant. C’est dans la façon dont c’est fait ! Et la morale... » (Maxime ; père : visiteur médical, bac+4 ; mère : secrétaire, bac)’ ‘« Avant on... on apprenait et puis on... par exemple je sais pas euh... les poèmes de... La Fontaine(Ouais ?) [On étudiait] ‘‘Pourquoi... est-ce qu’i...’’. ‘‘Qui i mettait... en cause dans ce poème’’ en fait, et... ‘‘C’était quoi la morale’’ tout ça quoi. On n’allait pas étudier... tout le reste (Ouais c’était plus sur la morale... et tout) Ouais voilà quoi (Hum. Et ça c’était quand ? C’était... au collège) Ouais collège, collège et primaire » (Philippe ; père : électricien, CAP ajusteur mécanicien ; mère : aide comptable, CAP employée de bureau)’ ‘« Quand j’étais plus petit [...] c’étaient des poèmes qu’on devait apprendre en classe donc... j’aimais pas trop ça non plus... (Ouais ?) Ouais... (Réciter, tout ça...) Réciter ouais... [je ris un peu] Surtout apprendre. Réciter encore ça me gênait pas. C’était apprendre, j’ai jamais aimé [...] (Et tu te souviens de ce que c’était quand même ou euh... ? Ou tu les as oubliés ?) Hou là... en CP c’était... des fables... ou des trucs comme ça [...] Des poésies... qu’on apprend quand on est... en primaire et tout ça » (Samuel ; père : plombier ; mère : secrétaire après avoir été longtemps au foyer, baccalauréat – arrêt des études après son mariage –)’

Dépréciant l’exercice de récitation devant la classe et éprouvant des difficultés à comprendre les textes, Sylvia est une des rares enquêtés à avoir gardé de mauvais souvenirs de La Fontaine :

‘« [Etudier des poésies] je l’avais déjà fait en primaire [...] (T’aimais bien en primaire ?) Ben pff’... nan pas trop non... (Nan ?) Parce que je comprenais pas [...] On devait les apprendre, les réciter... Je comprenais pas... le sens et tout... (Ah ouais ?) Ouais... ! (Tu te souviens d’un que t’avais pas compris ?) Euh... c’était ouais les... ceux de La Fontaine. Je comprenais pas comment i parlait... [sourire] tout ça avec la grenouille... 'fin Le Corbeau et le renard [...] Il employait des mots un peu... 'fin de son époque, mais bon je comprenais pas !(Hum ! Et du coup t’arrivais à... pas à apprendre ? A retenir en fait ?) Ben... bon j’a/... je retenais mais bon... c’est tout juste pour... le jour où je devais réciter [petit rire gêné] (Ouais ! Et là comment... quand tu devais réciter comment c’était ?) Ben on allait au tableau, et puis après ben on récitait et... Voilà... après on avait les notes... si on avait appris... ou pas... (Et t’aimais bien ou t’aimais pas trop ?) Pff’... bof... ! Non ça m’avait pas trop non... j’y allais bon parce que j’étais obligée d’y aller mais autrement... sans plus... » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire des deux parents au Portugal)’

Si cette activité a souvent constitué un premier contact avec le répertoire classique, elle n’a pas permis une mémorisation des textes. La plupart des enquêtés disent en effet avoir oublié les poésies ainsi apprises et récitées. Olivia fait exception. On peut se demander ce que recouvre l’inégale mémorisation des textes ainsi découverts. Elle est peut-être liée aux transformations de l’enseignement primaire accordant une plus grande importance à la construction de savoirs et savoirs réflexifs relativement à l’assimilation-récitation des savoirs. En outre, à l’instar des différences d’appréhension de l’encadrement scolaire de la lecture-déchiffrage – plus ou moins apprécié – selon qu’il a été premier ou second par rapport à l’encadrement familial, l’inégale mémorisation des poèmes est peut-être en partie liée à la place qu’occupe l’institution scolaire parmi les différents contextes de familiarisation avec l’écrit connus des individus. Cette perspective éclaire en effet les propos de différents enquêtés. Bien qu’ayant apprécié les histoires d’animaux, Maxime s’étonne de les avoir oubliées alors que sa grand-mère se souvient encore des Fables apprises lorsqu’elle était élève :

‘« Des fois [mes grands-parents] font bien sûr des références à leur passé... ! Si bien sûr... des fois [ma grand-mère] me raconte que... Apparemment elle était forte en français, donc... c’est toujours les mêmes histoires aussi [petit rire] qu’on raconte 326  ! Comme toutes les personnes âgées [...] Les Fables  ! Comme toujours... [...] Ce qui est marrant c’est que moi... je devais faire quoi ? Ben souvent je devais apprendre des fables. Et maintenant... je m’en souviens plus... Elle, 81 ans... elle s’en souvient encore... ! [je ris un peu] Je sais pas, chapeau ! » (Maxime ; père : visiteur médical, bac+4 ; mère : secrétaire, bac)’

La mémorisation différentielle des fables apprises est peut-être liée au fait qu’en matière de familiarisation à l’écrit et à la langue française, Maxime dépendait moins de l’institution scolaire que sa grand-mère, puisqu’il a effectivement bénéficié d’un accompagnement familial relativement important.

L’oubli par Samuel des poésies apprises et sa dépréciation des apprentissages par cœur effectués pour l’institution scolaire semblent moins liés aux activités mêmes qu’à leur statut par rapport à d’autres instances de socialisation en matière de familiarisation à l’écrit. En effet, cet enquêté n’a pas oublié les prières, les histoires saintes, les fêtes religieuses, et autres enseignements suivis au sein des cours de religion, comme il n’a pas déprécié leur apprentissage par cœur. La non exclusivité de l’institution scolaire dans la réalisation des activités de récitations participe peut-être à l’inégale mémorisation des textes.

Le rapport d’Olivia à l’enseignement scolaire du français peut aussi être éclairé de la sorte. Argentine, cette enquêtée est arrivée en France à 7 ans. Ses parents ont suivi des études supérieures dans leur pays d’origine : son père possède un diplôme d’architecte et sa mère a suivi des études en sciences de l’éducation. Olivia raconte avoir été familiarisée à l’écrit et à la lecture dans sa langue maternelle dès l’enfance. Elle feuilletait les magazines de sa mère depuis l’âge de trois ans et possédait des livres de contes et d’histoires que ses parents puis elle-même lisaient le soir. En revanche, c’est à l’école primaire, en France, qu’elle a non seulement appris à lire mais aussi à parler le français. Au rôle objectif particulier qu’a joué l’institution scolaire dans l’acquisition de ses compétences lectorales fait pendant une valorisation de l’institution, des activités alors réalisées et de son organisation collective. Loin d’être décrite par le ralentissement qu’elle produit sur l’acquisition des compétences (comme le faisaient Marie-Eve et Rodolphe), l’institution scolaire est surtout présentée par la comparaison distinctive qu’elle rend possible :

‘« J’ai même jamais eu de notes en-dessous de ma moyenne en français donc... (Que ce soit la... l’orthographe, la grammaire ou euh...) Nan nan rien du tout [...] En orthographe quand on faisait les dictées, j’avais tout le temps 20 [sourire] [...] C’est assez amusant parce que je suis même pas Française mais bon voilà ! Mais bon. C’est p’t-être parce que j’ai appris après que c’est... plus resté » (Olivia ; père : architecte, études d’architecture ; mère : femme au foyer, donne des cours particuliers d’espagnol, études supérieures en sciences de l’éducation ; études des parents en Argentine ; elle vit en France depuis qu’elle a 7 ans)’

C’est plus à la grand-mère de Maxime qu’à ce dernier qu’Olivia s’apparente dans son rapport à l’institution scolaire. Comme la grand-mère, Olivia prend plaisir à réciter durant l’entretien des vers des poèmes appris à l’école primaire et mémorisés depuis lors :

‘« ‘‘Il pleure dans mon cœur’’ je l’avais appris... quand j’étais en CE2. Euh... et puis y en avait... deux autres que j’avais appris aussi [...] ç ui du débarquement [...] ‘‘Les sanglots des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone. Tout suffocant et blême, quand sonne l’heure’’ » (Olivia ; père : architecte, études d’architecture ; mère : femme au foyer, donne des cours particuliers d’espagnol, études supérieures en sciences de l’éducation ; études des parents en Argentine ; elle vit en France depuis qu’elle a 7 ans)’

En plus de son goût pour la littérature et la récitation, des compétences de mémorisation et de récitation acquises par une longue pratique théâtrale (depuis le collège Olivia participe à des ateliers-théâtre), la contemporanéité des apprentissages de la langue française et des poésies rend sans doute en partie raison de la mémorisation durable des poèmes par Olivia.

Quelle que soit la place occupée par l’institution scolaire dans la familiarisation avec l’écrit de ces enquêtés, et quel que soit le rapport que ces derniers ont entretenu aux activités scolaires traditionnelles réalisées en classe autour des textes, il reste que ces activités n’ont effectivement pas constitué un encadrement scolaire des lectures individuelles enfantines.

De ce point de vue, tous les enquêtés de ce groupe n’ont pas eu les mêmes expériences : certains ont réalisé des lectures individuelles au sein de l’institution scolaire et d’autres non.

Notes
323.

Bastien, Benjamin, Maxime, Rodolphe, Samuel, Thierry, Kamel, Philippe, Stéphane, Belinda, Clara, Eléonore, Elodie, Emilie, Esther, Gaëlle, Karine, Marie-Eve, Nadine, Najia, Olivia, Caroline, Habiba, Isabelle et Sylvia.

324.

Treize enquêtés se souviennent d’avoir effectué à l’école non seulement des activités scolaires traditionnelles autour des textes, mais aussi des lectures individuelles : Benjamin, Rodolphe, Kamel, Clara, Elodie, Emilie, Esther, Karine, Nadine, Najia, Caroline, Habiba, Sylvia.

325.

On l’a dit, les Instructions officielles ultérieures suggèrent de désenclaver cet enseignement des exercices systématiques. Elles signifient cette recommandation par une nouvelle dénomination de l’enseignement de la langue écrite : observation réfléchie de la langue (les directives de G. de Robien en 2005-2006 reviennent sur ce désenclavement et mettent à nouveau en avant l’enseignement de la « grammaire »).

326.

Si on ne peut suivre le Bulletin officiel Hors série de 2002 lorsqu’il affirme que l’enseignement de la littérature classique favorise, de manière universelle, un « partage intergénérationnel », on constate en revanche que c’est le cas dans certaines familles – lorsque les parents et grands-parents ont suivi une scolarité en France et se souviennent de la littérature alors étudiée.