5) L’encadrement scolaire des lectures individuelles : la familiarisation idéalement prévue par l’institution scolaire, une réalité non partagée

Tableau 4 Présence ou absence des souvenirs d’un encadrement scolaire des lectures individuelles durant la scolarité primaire
 
Des lectures individuelles de récits effectuées par l’intermédiaire de l’école Non mémorisation de lectures individuelles de récits réalisées par l’intermédiaire de l’école
Parents bacheliers Parents non bacheliers Parents bacheliers Parents non bacheliers
Filles
Clara
Elodie
Emilie
Esther
Karine
Nadine
Najia
Samantha
Séverine
Caroline
Habiba
Lamia
Samia
Sylvia
Belinda
Eléonore
Gaëlle
Marie
Marie-Eve
Olivia
Ophélie
Sophie
Valérie
Vanessa
Isabelle
Véronique
9 5 10 2
Garçons
Arthur
Benjamin
Bertrand
Rodolphe
  Bruno
Gaspar
Kamel
Livio
Salah
Bastien
Colin
Didier
François
Jean
Léonardo
Marc
Matthieu
Maxence
Maxime
Nils
Raoul
Samuel
Thierry
Vincent
Jérôme
Philippe
Stéphane
Yannick
4 5 15 4
Total 23 31

Pour un peu plus de la moitié des enquêtés de ce groupe, l’institution scolaire est absente des souvenirs de lectures individuelles de récits durant l’enfance. Le niveau de diplôme des parents et les modalités extra-scolaires de familiarisation avec la lecture individuelle, l’intériorisation d’une représentation distinguant les contextes scolaires et extra-scolaires, ainsi que des habitudes de mémorisation et d’évocation des lectures lointaines, rendent sans doute compte de l’inégale mémorisation de ces activités. On a vu aussi que la plus ou moins grande dépendance de l’institution scolaire vis-à-vis de la familiarisation avec la lecture éclairait aussi la force des souvenirs des activités qui y étaient réalisées. « Produit[s] le[s] plus pur[s] du système scolaire » 327 , il n’est pas étonnant que les enquêtés dont les parents ne sont pas bacheliers soient proportionnellement plus nombreux à avoir gardé des souvenirs scolaires de familiarisation avec la lecture individuelle, en plus des souvenirs extra-scolaires. On ne peut néanmoins négliger les réalités scolaires auxquelles les enquêtés ont été confrontés si l’on souhaite rendre raison de cette absence des lectures individuelles dans les souvenirs d’école. En effet, comme on l’a noté, si la présence de BCD dans les écoles primaires est obligatoire depuis 1984, ses usages et réalités (nombre d’imprimés à disposition, temps de fréquentation par les élèves, prise en charge par les enseignants, etc.) sont loin d’avoir été immédiatement homogènes. Par ailleurs, les Instructions officielles de 1985 recommandent l’encouragement professoral des lectures individuelles en dehors de la salle de classe, mais elles ne les intègrent pas au programme de français à proprement parler comme le feront les Instructionsultérieures. Les enquêtés ont donc bien pu vivre des réalités scolaires différentes du point de vue de l’encadrement des lectures individuelles. Trente et un enquêtés ont de fait connu durant cette période une répartition des activités autour des textes selon les contextes scolaire et extra-scolaire.

A l’inverse, les 23 autres enquêtés de ce groupe se souviennent de lectures individuelles réalisées hors école et à l’école. Pour ceux-ci, les encadrements scolaire et extra-scolaire de familiarisation avec la lecture ont opéré de concert. Porteurs de contraintes similaires en matière de lecture, ces contextes ne s’opposent ni ne se répartissent des activités différentes : ils se font écho l’un l’autre, ils permettent une récurrence des activités ainsi que la mise en œuvre des incitations formulées dans l’un ou l’autre contexte. Ils se relaient dans l’encadrement de différentes activités autour des textes : activités scolaires traditionnelles, lectures individuelles, animations autour des textes. Par ailleurs, ils supposent et sollicitent – en même temps qu’ils construisent – des rapports proches à la contrainte, à l’autorité et en définitive aux activités. Finalement, ces enquêtés ont connu des conditions de familiarisation avec la lecture qui s’approchent le plus de celles escomptées par l’institution scolaire telles qu’elles sont idéalement pensées dans les Instructions officielles en vigueur au moment de la scolarité primaire des enquêtés. Autrement dit, dans la population d’enquête seulement 23 enquêtés ont été familiarisés avec la lecture selon les conditions envisagées par les Instructions. 

Il s’agit d’appréhender les conditions de réalisation de l’encadrement scolaire de cette familiarisation avec la lecture individuelle à partir des activités qui le réalisent, telles qu’elles sont évoquées par les enquêtés. Celles-ci sont diverses et peuvent parfois être conjuguées : la fréquentation de BCD ou d’autres bibliothèques et l’usage « autonome »de ces lieux d’approvisionnement (telle que l’institution scolaire définit l’autonomie : savoir s’orienter seul dans une bibliothèque en s’appuyant sur les dispositifs objectivés, savoir trouver les textes qui satisferont des attentes lectorales : cette autonomie est bien sûr construite socialement/scolairement), le recours à des dispositifs pédagogiques où les modalités d’évaluation ne passent pas nécessairement par l’enseignant (fichiers d’exercice avec auto-correction et auto-évaluation, relations de tutelles et de collaboration-compétition entre enfants, etc.). Trois modèles lectoraux ou pédagogiques sont sous-jacents à ces activités. Plus ou moins explicités dans les Textes officiels,ils reposent sur la mise en place de politiques éducatives. Le premier modèle est celui de la lecture publique (et de ses usagers ‘‘autonomes’’ 328 ). Il requiert le dégagement de fonds nécessaires à l’approvisionnement et au fonctionnement des BCD ou des collaborations et partenariats entre l’école et les équipements culturels municipaux. Le deuxième modèle est celui de la famille (une famille aux formes euphémisées – anti-autoritaires, ou douces 329 – d’exercice du pouvoir) ou de relations pédagogiques de type préceptoral ou mutualiste 330 . Il se trouve explicité dans le Bulletin officiel de 2002 qui manifeste ainsi que l’institution scolaire porte, par le biais des enfants, la diffusion de modèles éducatifs et de modes de socialisation. En effet, à propos des activités de tutelle et de décloisonnement, mises en place dès le début des années 1980 dans les premières écoles classées ZEP, le Bulletin officiel déclare s’inspirer du modèle de « la » fratrie et promeut sa reconduction dans l’espace scolaire :

‘« Cette attention aux phases successives du développement n’impose pas, pour autant, que l’organisation de l’école maternelle en classes d’âge homogènes soit le seul et le meilleur moyen d’accompagner chaque enfant au rythme qui est le sien. Chacun sait le rôle décisif que la fratrie joue dans le développement. Elle permet aux plus jeunes de multiplier les occasions d’interactions avec les plus âgés et à ces derniers d’éprouver dans leur relation aux plus petits les savoir-faire et les savoirs nouvellement acquis. Les uns et les autres en tirent des bénéfices. »’

Enfin, le troisième modèle propose un usage ludique et pragmatique des savoirs (dégagé de la logique scolaire de production, d’acquisition et d’évaluation des savoirs et savoir-faire). Il s’appuie par exemple sur la mise en place d’activités visant la promotion de la lecture et relevant des contrats-ville qui associent la municipalité, les établissements scolaires et les équipements culturels municipaux (bibliothèque) : jeux-concours à partir d’ouvrages de littérature enfantine.

Les dispositifs pédagogiques mis en place se distinguent donc des activités scolaires ordinaires et traditionnelles. Ces dernières se caractérisent par des formes non euphémisées d’évaluation (par des notes obtenues à des activités réalisées en situation d’examen), par des conditions scolaires de mise en œuvre des savoirs (à des fins scolaires d’acquisition et de construction de savoirs et savoir-faire ayant conquis leur cohérence dans et par l’écrit), par une forme scolaire de relations sociales (un enseignement collectif régi par des règles impersonnelles médiatisées par l’enseignant). Ils en restent proches, toutefois, dans les dispositions, savoirs et savoir-faire scolaires qu’ils sollicitent chez les élèves. Un bon usage 331 des dispositifs pédagogiques présuppose et requiert, en fait, la maîtrise préalable de savoirs et savoir-faire cognitifs et comportementaux particuliers tels que la « raison » ou l’« auto-discipline » :

‘« Ce qu’on a appelé la révolution – pédagogique celle-là – de 1880 devrait sans doute être conçu moins comme la porte plus ou moins ouverte (moins dans l’école officielle, plus dans des écoles privées et marginales) aux Lumières, à la Liberté et au Bonheur que comme une nouvelle façon d’assujettir » et « Il faut, d’une certaine manière laisser l’enfant expérimenter, essayer, voir par lui-même les erreurs qu’il commet car, si on le tient toujours par la main, il ne saura jamais se conduire. Ses jugements hâtifs, il vaut mieux qu’il les corrige par ses propres réflexions, au lieu que ce soit l’instituteur qui le corrige. La raison est donc ce pouvoir sur soi-même qui remplace le pouvoir d’un autre, exercé de l’extérieur. La raison des pédagogues est une discipline, plus précisément l’auto-discipline. » 332

B. Lahire a également montré que des dispositifs pédagogiques caractérisés par un fort degré d’objectivation (fichiers d’exercices ou de lecture, règles affichées, emploi de temps, etc.) réclament et construisent l’autonomie cognitive et comportementale des élèves :

‘« L’autonomie scolaire suppose de savoir lire pour une raison essentielle : les règles de vie, les affichages didactiques et les ressources sur lesquelles les élèves sont censés s’appuyer pour construire leur savoir et gouverner leur action sont de nature écrite. L’autonomie scolaire n’est pas une ‘‘autonomie générale’’, une capacité générale et transversale à s’adapter à n’importe quel type de situation, mais une autonomie spécifique articulée à une culture écrite scolaire et à des dispositifs objectivés. » et « En fait, on demande de plus en plus aux élèves d’intérioriser le regard scolaire (les catégories de jugements scolaires des productions et des comportements, les savoirs scolaires, les règles scolaires, les intérêts cognitifs spécifiquement scolaires...), d’en être les porteurs zélés. [...] les conditions de fonctionnement d’un tel modèle sont réunies [quand] des élèves sont socialement préparés à cela [...] [quand] des conditions matérielles-institutionnelles » permettent l’acquisition de dispositifs objectivés « chers en argent, en temps et en investissement professoral » 333

Des dispositifs pédagogiques, s’appuyant sur la collaboration entre pairs, s’apparentent à l’organisation pédagogique des écoles mutuelles fondée sur l’émulation et la surveillance réciproque 334 , ou à ce que S. Faure a pu observer dans certains cours de danse :

‘« [le cours de danse] engage l’attention du danseur sur les autres. Favorisant une réappropriation de la correction en dehors de toute imposition extérieure, la capacité à l’autocorrection se construit par empathie plus ou moins raisonnée. En tant que technique et art du contrôle de soi, elle s’apprend donc dans des formes de relations particulières. Vu et jugé dès les premières années de pratique par les regards de ses condisciples, l’élève en vient progressivement à dominer ses craintes et sa honte éventuelle quand il est corrigé devant les autres. Etant lui-même invité à observer de manière critique ses camarades, des liens d’interdépendance se nouent entre eux. Ils amènent les condisciples à se rendre capables de se gouverner eux-mêmes (s’autocorriger) et entre pairs, en étant ainsi moins soumis au regard critique professoral.
[...] le danseur apprend à se connaître et à maîtriser son corps, en tissant des liens d’interdépendance avec autrui (en étant tantôt objet d’étude pour les autres, tantôt critique) » 335

Ces dispositifs reposent sur une moindre soumission au regard professoral et participent à la construction d’une auto-correction. Ils réclament dans le même temps la maîtrise de relations particulières entre correcteurs réciproques se soumettant aux mêmes critères d’évaluation. Ils requièrent encore, en la constituant ou la consolidant, « l’acceptation de la critique et des corrections » qui peut favoriser aussi bien la collaboration étroite que la rivalité compétitive entre pairs.

Les 23 enquêtés concernés ont eu des expériences heureuses de cet encadrement scolaire de la familiarisation aux lectures individuelles. On comprend les expériences heureuses de ces dispositifs et activités pédagogiques lorsqu’on a en tête que :

  • ces dispositifs pédagogiques bénéficient de l’attrait de la spécificité et de l’exception (au sein d’une organisation ordinaire traditionnelle de l’enseignement) ;
  • « la vérité objective de l’action pédagogique » y a une moindre visibilité ;
  • la constitution préalable (familialement 336 et/ou scolairement) des dispositions, savoirs et savoir-faire permet un bon usage de ces dispositifs par les élèves, un usage valorisé et reconnu.

Plus qu’une extension des habitudes de lecture, la souplesse relative de cet encadrement permet, on le verra, une consolidation d’habitudes déjà constituées, hors école (par exemple en passant de l’habitude de lecture d’un type d’imprimé à un autre exigeant d’autres compétences lectorales). Elle porte donc aussi d’une part le maintien d’une différence interindividuelle des habitudes lectorales quand elle existe, et d’autre part, un moindre degré d’objectivation et donc de perception de ces différences. En effet, les lectures individuelles encadrées scolairement laissent moins apparaître les différences d’adéquation aux attendus scolaires que les activités scolaires traditionnelles. Faisant l’objet d’une évaluation moins euphémisée objectivant la correspondance des pratiques des élèves aux attendus scolaires, l’évocation des activités scolaires traditionnelles par les enquêtés permet en effet l’esquisse de profils scolaires différenciés : on l’a vu, certains mentionnent des difficultés lors des premiers entraînements de la lecture-déchiffrage, d’autres des difficultés à l’analyse de la langue, d’autres encore pour la compréhension et récitation de poésie, quand d’autres décrivent au contraire leur aisance et leur habileté à répondre aux attendus scolaires.

On présentera les différentes activités par lesquelles les enquêtés ont été encadrés scolairement dans leur familiarisation à la lecture individuelle en montrant les modalités par lesquelles ces activités rendent les lectures individuelles relativement plaisantes et attirantes aux élèves, malgré leur caractère incontournable et obligatoire. On pointera aussi les effets de la relative souplesse de cet encadrement.

C’est surtout la présence de BCD dans les écoles ou la fréquentation de bibliothèque accompagnée de l’enseignant qui fait de l’institution scolaire un contexte de familiarisation à la lecture individuelle. Ces enquêtés ont eu la possibilité de s’approvisionner en imprimés et ont eu des moments réguliers consacrés à la lecture (fréquentation hebdomadaire de BCD, autorisation de lecture durant les récréations, etc.). La lecture individuelle prend place aux côtés d’autres activités scolaires traditionnelles et fait partie de l’emploi du temps scolaire. A ce titre, elle est encadrée, régulière et incontournable, comme le montrent les termes utilisés par les enquêtés :

‘« Dans le cadre de l’école primaire... on était obligé... une fois par semaine... de prendre un bouquin » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’ ‘« Dans l’école primaire où j’étais y avait une bibliothèque à l’intérieur, et on avait, i nous emmenaient. Toutes les deux semaines on devaitprendre deux livres et... [petit rire] les garder [...] i nous proposaient quoi, on prenait des livres... après on les rendait » (Séverine ; père : potier, un an en IUT économie ; mère : potière, bac scientifique)’ ‘« J’allais dans les bibliobus, j’étais obligé (Ouais ? [il rit un peu] Pourquoi obligé ?) Même avec l’école et tout. I nous... i nous amenait au bibliobus. » (Bruno ; père : ajusteur ; mère : secrétaire, au foyer depuis la naissance de son dernier enfant, arrêt des études en 4ème ; beau-père : boulanger ; parents séparés depuis 8 ans, il vit avec sa mère)’ ‘« Quand on était au CP je crois. Ouais je crois que c’était CP ou CE1, on allait à la bibliothèque avec l’école, et on choisissait un livre... Chaque semaine je crois on y allait... et on choisissait un livre. On le lisait et après... Ou euh... on le ramenait avec l’école, et on en choisissait un autre... tout le temps ! » (Najia ; père : tourneur, en invalidité depuis 5 ans après accident du travail, non scolarisé au Maroc ; mère : auxiliaire de vie en maison de retraite, bac au Maroc) ’ ‘« A l’école on avait une bibliothèque et en primaire et... et on choisissait. On allait à... on avait deux semaines pour lire le livre qu’on choisissait et... toutes les deux semaines on le rendait. Si on voulait le garder encore on le gardait. Voilà, régulièrement on y allait » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; tous les deux scolarisés en primaire en Algérie)’ ‘« (C’était la bibliothèque de l’école ? hum ?) Ouais (Tu y allais euh... en classe ? ou en... plus euh /) / La maîtresse nous emmenait là-bas et on choisissait des livres » (Bertrand ; père : officier de l’armée de l’air, bac C +2 ; mère : contrôleur des impôts, nombre d’années après bac C inconnu)’ ‘« (T’allais par exemple à la bibliothèque ou euh... [petit silence]) Quand j’étais petit ouais un peu [...] j’allais des fois à la bibliothèque... de l’école » (Arthur ; père : dermatologue, doctorat de médecine ; mère : radiologue, doctorat de médecine)’

Si certains enquêtés allaient au CDI de leur collège, ce n’est pas le cas de tous. Ainsi Clara, Esther, Arthur, Bruno, etc. disent avoir cessé de fréquenter la bibliothèque scolaire ou le bibliobus avec leur départ de l’école primaire. Il faut donc souligner l’efficacité momentanée de l’obligation scolaire de la fréquentation d’une bibliothèque. L’encadrement scolaire des lectures individuelles est indissociable de cette obligation.

Cependant, par plus d’un aspect, cette fréquentation obligatoire et régulière des BCD constitue un encadrement souple des lectures individuelles. Cette souplesse se manifeste d’abord par la diversité des imprimés mis à disposition des élèves. En effet, contrairement aux armoires-bibliothèques des écoles primaires du début du XXe siècle, les BCD contiennent non seulement des classiques de la littérature enfantine, mais aussi des romans de littérature jeunesse plus récents, des magazines éducatifs ainsi que des bandes dessinées 337 . Tous les élèves ont ainsi eu la possibilité de sélectionner leurs lectures parmi une diversité d’imprimés 338  :

‘« En primaire, on avait un p’tit coin livres aussi, et on allait voir... (A l’école) Y avait... les J’aime lire ... et tout... les trucs comme ça et j’aimais bien les J’aime lire » (Samia ; père : ouvrier dans le bâtiment à la retraite ; mère : femme au foyer ; parents scolarisés à l’école primaire en Algérie)’ ‘« Quand j’étais petite [...] c’étaient des livres où y avait une grande histoire dedans et puis autour y avait de l’actualité, des trucs comme ça. Euh... je crois que c’étaient des J’ai lu ou un truc comme ça (J’aime lire ou un truc comme ça ?) Ouais, je crois, je sais plus » (Caroline ; père : agent technique, études non déclarées « un scientifique » ; mère : coiffeuse, s’est arrêtée de travailler à la naissance de son 3ème enfant, CAP coiffure)’ ‘« Je m’en rappelle quand j’étais petite, je lisais Tom -T om et Nana... [...] Ben, je crois... Tom-Tom et Nana c’est quand j’étais en... en primaire, y avait une bibliothèque et puis ben comme ils les avaient tous et que j’aimais lire, je les avais lus tous je crois » (Clara ; père : ingénieur en informatique, bac et école supérieure d’électricité au Maroc ; mère : pédicure, podologue en disponibilité, études non spécifiées)’ ‘« J’aime lire, non, on n’a jamais été abonné [vsToboggan, Science et vie junior]. Mais... on en lisait à la bibliothèque de l’école » (Nadine ; père : commercial en milieu scientifique, ingénieur chimiste, bac +5 ; mère : pharmacienne, chef de laboratoire, a longtemps travaillé pour l’agence française du médicament, est depuis peu à l’OMS, études supérieures)’ ‘« Quand j’étais très petit, je devais prendre ça [les bandes dessinées] à la BCD de mon école » (Livio ; père : boulanger, CAP ; mère : aide-soignante, études inconnues)’ ‘« On avait une bibliothèque à l’intérieur de l’école et... je lisais beaucoup. J’empruntais tout le temps des livres à l’école, mais c’étaient plus des livres... des contes, des... C’était toujours comme ça » (Lamia ; père : ouvrier en usine puis patron de café avec l’un de ses fils, décédé lorsqu’elle était en 6ème, scolarité en Algérie, savait lire et écrire en arabe ; mère : sans profession, scolarité non évoquée)’ ‘« [En] primaire [...] la maîtresse... elle allait... à la bibliothèque, elle nous faisait des caisses... et puis on choisissait dans les caisses, donc les livres » (Gaspar ; père : pasteur ; mère : ouvrière ; parents scolarisés jusqu’en troisième au Laos)’

Par ailleurs, hormis les limites des fonds de bibliothèques fixés par les enseignants, et l’obligation de l’emprunt d’un imprimé, les enseignants n’imposent pas les imprimés aux élèves. Ceux-ci sont mis en demeure de mobiliser des critères de sélection préalablement constitués. Rétrospectivement, les enquêtés reconstruisent leurs choix de lecture comme étant guidés par un souci de « distraction », par un souhait de « facilité » lectorale, par des goûts constitués. Les enquêtés ne se sont pas dirigés vers les imprimés différents de leurs habitudes lectorales :

‘« Quand j’étais petite [...] Tom-Tom et Nana j’adorais, donc ça je connaissais. Mais tout le reste, mais j’aimais pas trop lire quand j’étais petite [...] Dans mon école, y avait une BCD, c’était une petite bibliothèque et je lisais que les Tom-Tom et Nana [...] parce que j’aimais lire que ça en fait ! [...] C’est des petites BD, pis ben... ben les histoires de petits quoi : y avait Tom et... les Dubouchon, ça c’étaient les parents, puis en fait i z’avaient un restaurant puis... y avait plein d’histoires qui se passaient » (Habiba ; père : maçon, en invalidité depuis l’enfance d’Habiba ; mère : femme au foyer ; parents scolarisés à l’école primaire en Algérie)’ ‘« [En primaire] on est allé à la bibliothèque donc là je prenais des livres... je lisais chez moi et j’aimais bien (C’étaient des gens qui t’avaient conseillé ou euh...) Nan ben je cherchais un peu euh au niveau des i ma ges » (Sylvia ; père : lamineur ; mère : femme au foyer après avoir été ouvrière au Portugal dès l’âge de 12 ans ; scolarité primaire au Portugal pour les deux parents)’ ‘« (Et en/ Ouais en primaire tu prenais pas des livres... à la... bibliothèque) CDI [...] [Je prenais] que des... BD [petit rire] [...] C’était vraiment pour la distraction, pour les images aussi parce que... j’aimais bien le dessin donc je regardais comment i dessinait mais c’est tout, c’était pas... [...] Les Marsupilami j’ai bien aimé. Euh Scrameustache aussi [...] (Et ça tu les lisais en primaire ?) Ouais, que des BD » (Elodie ; père : responsable d’affaires, IUT d’automatisme, ingénieur ; mère : professeur de comptabilité en lycée, maîtrise et CAPES)’ ‘« Mais t’façons quand on est petit on lit  des petits trucs comme ça [...] Les livres pour enfants c’est... avec des animaux... des trucs comme ça [...] (Les personnages c’est des animaux ?) Ouais ! Des animaux ou euh... 'fin tout ce qui touche les petits [...] Je prenais un livre comme ça, je regardais un petit peu. Et après je m’asseyais et... je lisais » (Bruno ; père : ajusteur ; mère : secrétaire, au foyer depuis la naissance de son dernier enfant, arrêt des études en 4ème ; beau-père : boulanger ; parents séparés depuis 8 ans, il vit avec sa mère)’ ‘« Ah [je lisais] Roald... Dahl, aussi. Ben ça c’était... c’est ce que je lisais quand j’étais petite... ça c’est... j’aimais bien aussi ! Charlie et la chocolaterie [...] (Comment tu les avais... lus ?) Euh par le CDI de... ma petite école primaire [...] on avait eu des trucs comme ça. C’était vraiment le truc des... des enfants ! [...] des... sept huit, 'fin huit... huit dix ans à peu près, ça couvre à peu près cette époque. Et moi je les ai/ Alors là c’est pareil je les avais tous lus ! » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’ ‘« J’ai toujours lu [...] Y avait des magazines pour enfant que je lisais mais autrement... Je sais pas mais je sais que j’ai toujours lu et... à l’école, on allait à la bibliothèque et bon ben on prenait des livres et j’ai toujours lu (Ouais, c’étaient des romans... plutôt ou des... livres documentaires...) Et ben... ça dépend parce que... si on part en primaire bon ben c’étaient des... y avait, au départ, ça commence par les BD, puis ça termine par... les petits romans en fait » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)’

Ainsi, à l’exception de Samantha qui mentionne une évolution des emprunts en BCD au fil des années, la souplesse de l’encadrement des lectures individuelles en BCD favorise la consolidation d’habitudes lectorales plus que leur diversification. Habiba dont les plaisirs de lecture ont été freinés par une acquisition difficile de la lecture-déchiffrage a emprunté principalement des J’aime lire à la BCD alors qu’Esther, initiée à la littérature romanesque enfantine dès son plus jeune âge par sa grand-mère paternelle, a trouvé en BCD les moyens de satisfaire ses plaisirs lectoraux en lisant les romans de Roald Dahl.

Enfin, la souplesse de l’encadrement scolaire des lectures individuelles se perçoit dans l’évocation des modalités de lecture autorisées par les enseignants. Celles-ci répondent aux objectifs de familiarisation à la lecture individuelle par la fréquentation de bibliothèque ; elles diffèrent des objectifs du travail de lecture-compréhension mené au sein des cours de français. Ainsi, outre le moindre éparpillement des lectures, la concentration sur un seul magazine mentionnés par Habiba, et le choix d’imprimés plutôt guidé par la distraction et les goûts déjà constitués, les relectures et emprunts réitérés sont autorisés, comme le signale Samantha à propos du Petit Prince ; la simple consultation et manipulation des imprimés est permise, comme l’indique Esther ; la lecture de la seule bande dessinée de J’aime lire au détriment du récit est autorisée ; l’explicitation rétrospective des lectures n’est pas réclamée systématiquement :

‘« Dans le cadre de l’école primaire... on était obligé... une fois par semaine... de prendre un bouquin et de le/ 'Fin pas forcément de le lire, mais au moins, tu vois... de le feuilleter, de... Pis même ça peut, ça... donnait un petit intérêt... à la lecture. C’est vrai que ça ça m’a... un peu influencée aussi quoi » (Esther ; père : officier de police judiciaire, licence de philosophie ; mère : femme de ménage, enfance en Espagne, non scolarisée)’ ‘« J’avais mon livre fétiche c’était... Le Petit prince [...] Quand j’étais petite ce livre i... [petit rire] Je l’ai... lu une fois et je le prenais assez souvent et je le relis/ ’Fin je l’ai pas, je le relisais pas mais je le lisais en plusieurs parties, et je le prenais assez souvent quoi et sur ma fiche on voyait que ce livre quoi [petit rire] Voilà, mais bon, c’était mon livre fétiche, j’aimais bien le lire, j’aimais lire que ça » (Samantha ; père : électricien, au chômage ; mère : technicienne de méthode à la SCAPEL, arrêt maladie longue durée, BTS ; beau-père : profession et études non déclarées ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 3 ans)’ ‘« [A propos de J’aime lire emprunté en BCD] A cette époque tout le monde lisait ça... Ben moi aussi en fait... enfin voilà quoi (Et tu lisais tout dedans, ou seulement...) Euh... l’histoire et... Tom-Tom et Nana [...]L’histoire c’était secondaire en fait je dirais, [je lisais] si j’avais le temps, plus... » (Bertrand ; père : officier de l’armée de l’air, bac C +2 ; mère : contrôleur des impôts, nombre d’années après bac C inconnu)’ ‘« (Et toi tu lisais les livres que tu prenais [en BCD] ?) Ouais (C’était obligé ou... je sais pas) Nan nan c’était... nan c’était pour nous quoi. C’était comme le CDI quoi qu’y a là, mais là on y allait en classe » (Kamel ; père : soudeur ; mère : sans profession ; tous les deux scolarisés en primaire en Algérie)’

Le moindre contrôle des modalités de lecture a soustrait les élèves de l’évaluation, voire de l’invalidation scolaire, de leurs compétences lectorales. Il contribue sans doute aux expériences heureuses qu’ont eues les enquêtés de ces fréquentations obligatoires des BCD, à l’occasion desquelles ils ont consolidé des habitudes lectorales (caractérisées ici par la lecture de tel ou tel imprimé) plus qu’ils ne les ont étendues ou qu’ils n’en ont constitué de nouvelles. Reposant sur le modèle de la lecture publique dont les usagers idéaux savent trouver les imprimés satisfaisant leurs attentes lectorales, la fréquentation des BCD sollicite en même temps qu’elle vise à construire un lecteur capable de choisir les imprimés qui lui conviennent parmi une offre relativement diversifiée.

Cet usage apparaît plus nettement encore lorsque la fréquentation des BCD, des coins-lecture (ou d’autres espaces scolaires) est autorisée de manière solitaire. Cela apparaît dans les propos de Lamia soulignant l’intensité de son goût pour l’activité lectorale durant l’enfance : « j’étais plus à aller... aux récréations, à aller [à la BCD] avec mon livre et à lire ». Cet usage des coins-lecture constitue parfois même précisément une reconnaissance des qualités scolaires des élèves (notamment comportementales). Salah se souvient avoir eu l’autorisation de « rester lire seul des BD ». Si la récompense ultime des qualités scolaires est la fréquentation des salles informatiques, celle des BCD tient une bonne place. Une telle autorisation-récompense inscrit aussi sans conteste la lecture individuelle parmi les expériences heureuses de la scolarité primaire :

‘« [En] primaire [...] on avait un système de ceinture : plus on était calme et sage et cetera et plus on avait droit à avoir des trucs quoi. Par exemple rester lire des BD pendant la récréation... dans la classe ou des trucs comme ça. Et à l’issue... le dernier échelon, c’était la ceinture noire comme au karaté quoi [petit rire des deux] et on avait le droit de faire de l’informatique... Dans les salles informatiques [...] j’utilisais [...] des logiciels et des jeux » (Salah ; père : ouvrier qualifié, a suivi des études secondaires en Tunisie mais n’a pas pu passer un équivalent baccalauréat, il a passé un BEP mécanique en France ; mère : femme au foyer, CAP couture en Tunisie)’

Outre la fréquentation des BCD, d’autres activités sollicitent une autonomie – tant comportementale que cognitive – et des compétences lectorales de la part des élèves, en même qu’elles visent à les construire. L’encadrement est alors plus serré puisque ce n’est pas seulement l’emprunt d’imprimés qui est vérifié, mais également la lecture qui en a été faite. Il soutient non seulement la lecture intégrale des textes, mais aussi l’habileté orale (s’il s’agit d’une lecture-déchiffrage), ou la juste compréhension des textes et l’explicitation rétrospective. Mais le resserrement de l’encadrement ne se répercute pas sur les formes d’évaluation des compétences lectorales qui restent euphémisées. Cette euphémisation s’appuie sur le fait que l’enseignant n’est pas le seul à porter un regard évaluateur sur les pratiques (en revanche les critères d’évaluation ne changent pas) : il peut être relayé soit par l’élève qui mobilise des dispositifs pédagogiques objectivés, soit par les pairs auxquels l’élève propose sa lecture. Les enquêtés ayant connu ce type d’activité sont beaucoup plus rares dans la population enquêtée.

Najia raconte avoir utilisé dès le CP des fichiers-lectures. Ces dispositifs pédagogiques objectivés réclament et visent à apprendre aux élèves à auto-contrôler leurs compétences lectorales et parfois à s’auto-corriger :

‘« Les fiches de lecture je les faisais en CP je crois [...] On lisait beaucoup là aussi [...] Fiches-clés, je crois, ça s’appelait. Et on avait un petit, je crois que c’étaient des petits textes, un petit texte, un texte facile hein ! Avec quelques petites questions, et on devait... cocher. C’était comme un petit QCM et après on avait une fiche. On avait un... une bande comme ça, et y avait toutes les réponses quoi. Voilà donc on en faisait, ben c’était ça le début [...] On était au CP donc on était tout content quand on avait écrit... » (Najia ; père : tourneur, en invalidité depuis 5 ans après accident du travail ; mère : auxiliaire de vie en maison de retraite, bac au Maroc)’

La constitution préalable des compétences nécessaires au bon usage de ces dispositifs ainsi que l’auto-évaluation positive rendent agréable l’activité ainsi effectuée. La fréquentation des BCD et le mode d’organisation des rayons (par centre d’intérêts) contribuent vraisemblablement à cette familiarisation des élèves non seulement avec les lectures individuelles mais aussi avec l’usage des dispositifs objectivés et au report sur ces derniers du principe référent de la pratique 339 .

On l’a dit, à côté de la dépersonnalisation du pouvoir 340 , l’instauration de correcteurs-relais par les camarades de classe constitue une autre forme d’euphémisation des formes d’évaluation. Hormis le caractère collectif de l’évaluation, cette forme euphémisée s’apparente alors à celle constatée à l’occasion des relations entre mère et enfants autour des lectures-déchiffrages qu’ont connues certains enquêtés de ce groupe.

A l’occasion d’activités réalisées en décloisonnement Lamia a eu l’occasion de lire des histoires à des plus petits qu’elle. Comme elle le souligne, c’est son habileté à la lecture-déchiffrage que ces derniers ont évaluée positivement :

‘« Je connais même des contes apparemment je suis la seule à les connaître [petit rire] [...] On me les racontait... et, c’était moi, j’aimais bien les raconter (Ouais ?) J’aime bien lire et raconter. Déjà quand j’étais en primaire, j’avais... on m’a dit que je lisais bien : je lisais des histoires aux autres, j’allais en... chez les maternelles pour leur raconter des histoires [petit rire](Ouais ?) Et euh... j’aimais beaucoup lire » (Lamia ; père : ouvrier en usine puis patron de café avec l’un de ses fils, décédé lorsqu’elle était en 6ème, scolarité en Algérie, savait lire et écrire en arabe ; mère : sans profession, scolarité non évoquée)’

Lors de ces activités, les sources de reconnaissance positive (ou négative) des compétences possédées sont démultipliées. Dans le cas de Lamia, elle apporte des satisfactions aux récipiendaires et contribue à la constitution d’un goût pour la lecture 341 . Cette démultiplication des sources de reconnaissance participe aussi d’une moindre visibilité du contrôle : celui-ci n’est pas uniquement attaché à la personne de l’enseignant, mais revient aussi à soi-même et aux autres élèves.

En plus de s’appuyer sur des correcteurs-relais, le contrôle des compétences peut passer inaperçu du fait du caractère extraordinaire des activités au cours desquelles il s’exerce. Il en va ainsi de ces activités réalisées au sein de l’institution scolaire, ces à-côtés des activités scolaires traditionnelles que sont les jeux-concours variés autour de livres de littérature jeunesse : ceux où les élèves doivent lire des romans puis répondre à des questions posées par d’autres élèves ; ceux où ils doivent élire le livre qu’ils ont préféré en justifiant leur choix par des caractéristiques textuelles ; ceux où ils doivent revenir sur une œuvre pour préparer une rencontre avec un auteur. Gaspar, Benjamin et Rodolphe évoquent tous trois ce type d’activités. Parce que l’encadrement de la lecture porte alors sur les modalités de lecture des textes (linéaire, intégrale), sur leur compréhension et sur l’explicitation rétrospective, ces activités s’apparentent moins aux lectures-déchiffrages qu’aux comptes rendus de lecture (non vécus comme tels) réalisées par certains enquêtés à leurs parents (dont Benjamin). Possédant les compétences lectorales nécessaires, ils ont pris plaisir à la lecture tout en entraînant leurs compétences et en les voyant reconnaître par leurs pairs, leur enseignant et parfois les auteurs :

‘« En classe, non, on lisait... on lisait un peu de tout [...] On avait lu d’ailleurs... un auteur qui était venu en classe avec nous. En fait on avait fait une étude sur lui [...] Y avait plein de points... qu’on avait détectés en fait dans le livre et... qui ressemblaient exactement à un lieu. Mais les noms [...] étaient différents [...] Donc... on s’était posé pas mal de questions et on avait regardé dans... l’annuaire en fait, pour voir si dans cette ville... enfin... là où on pensait en fait y avait pas... l’auteur quoi. Et donc en fait on s’était aperçu que... ben i venait bien de là... Et donc on l’a appelée pour savoir si elle pouvait pas venir en classe... nous voir parce qu’on était en train de lire le livre. Et donc je m’en rappelle de ça, ça devait être en CM2 je crois. Et donc on avait fait venir la... l’auteur quoi et... donc c’était bien agréable quoi [...] [Elle] nous avait posé pas mal de questions en fait [sourire] pour savoir... comment on avait réussi à la retrouver parce que ben... jusqu’à présent personne n’avait réussi [...] Je m’en rappelle que c’était... un copain à moi qui avait... levé le doigt et qui avait dit ‘‘Oui mais... je me... ça je connais cet endroit et... j’y suis allé’’ – y avait ses grands-parents qui habitaient là-bas – ‘‘Et... Je connais et c’est pas loin d’ici et là...’’. Donc après on a essayé de retrouver pas mal de points. On y était allé je m’en rappelle en... On avait fait une sortie là-bas pour voir à peu près... (Carrément ? [petit rire]) Pour voir, ouais, si on pouvait bien... se rappeler les... les/ En fait... à partir du livre quoi. Et on avait vu que c’était vraiment ça quoi exactement ça. Donc c’était assez marrant quoi et c’était une bonne expérience... (Hum !) Et donc après ouais on avait surtout, c’est elle qui nous avait posé pas mal de questions. Bien sûr nous on a... des questions banales... ‘‘Oui... pourquoi vous avez écrit ce livre ?’’ euh et cetera, et cetera [...] C’était assez intéressant quoi et... enrichissant » (Rodolphe ; père : directeur financier, bac, DESCF ; mère : secrétaire, bac)’ ‘« En primaire on a eu une sorte de grand concours entre plusieurs écoles, où là c’était justement sur les livres... Et là ça m’avait vraiment beaucoup plu : un concours que j’ai ga gné(Et qu’est-ce qu’i fallait faire ?) Euh on avait une liste de livres... à lire, douze livres exactement, et après on devait poser des questions... sur papier pour les autres, et i fallait essayer de les piéger en fait pour que eux i puissent pas répondre... Et quand on répondait ça faisait des points en fait et... ceux qui avaient assez de points... i pouvaient continuer... la suite sur les autres livres [...] (Et les questions c’étaient /) [...] Les questions les plus pointues possibles ! Mais... c’était vraiment intéressant. On l’a gagné d’ailleurs ce concours [...] On avait gagné des livres, et puis... des bons Fnac... qu’on avait... dépensés en livres encore une fois [petit rire des deux] (Tu te souviens de ce que c’était que les livres que vous aviez étudiés ?) Euh... Chair de poule ! (Ouais ?) Ouais, je sais plus c’est lequel et... après j’ai fait une petite collection de Chair de poule » (Gaspar ; père : pasteur ; mère : ouvrière ; parents scolarisés jusqu’en troisième au Laos)’ ‘« Je m’en rappelle aussi qu’on avait fait... un... truc de lecture en CM1, et qu’on avait lu plein de livres : fallait... élire le meilleur. C’était super intéressant ça. Et puis y avait... l’auteur du meilleur livre qui était venu ouais nous parler... C’était pas mal ça [...] Le meilleur livre c’était A la recherche du rat-trompetteje m’en rappelle encore. Et... c’est, je m’en rappelle plus l’auteur [Jean Joubert]. Il était venu nous voir, i nous avait parlé... Je m’en rappelle je m’étais fait interviewer en plus donc c’était... trop la classe [...] Y avait deux trois journalistes [...] qui nous demandaient... ‘‘Ouais, pour quel livre vous avez voté... et... ?’’ Et comme i z’étaient tous timides dans ma classe, j’y suis allé vite fait [je ris un peu] J’ai parlé, j’ai fait un résumé et puis c’était... C’était génial... C’était génial de lire tous ces livres en fait... ça nous apprenait bien (C’était quoi plutôt comme... type de livre ?) Alors... alors en fait ben y avait tous les types donc... A la recherche du rat-trompette c’était un roman, et... Y avait surtout des trucs de science-fiction mais très courts en fait parce qu’aussi nous on était en CM1 donc c’était... 100 pages. » (Benjamin ; père : ingénieur en télécommunication, bac C, maîtrise de physique et diplôme d’ingénieur ; mère : assistante sociale, bac SMS et « fac »)’

L’usage de dispositifs pédagogiques objectivés, le « décloisonnement » des activités - pour reprendre le terme pédagogique -, l’incitation à la tutelle d’enfants moins avancés, les jeux-concours autour d’ouvrages lus, sont autant d’activités où le contrôle est moins visible en sa forme scolaire ordinaire parce qu’il est dissocié de la personne de l’enseignant : dans un cas il est dépersonnalisé, dans l’autre mutuel, et toujours auto-correctif. Réalisées au sein de l’institution scolaire, ces activités autour des textes ont permis à ces enquêtés l’exercice et la consolidation de compétences lectorales, tout en sollicitant des dispositions, savoirs et savoir-faire lectoraux mais aussi comportementaux, déjà constitués.

De plus, aisément réalisées (et non soumises aux formes ordinaires de l’évaluation scolaire), ces activités ont donné à certains enquêtés l’occasion d’avoir une expérience heureuse de la lecture, en cette période de familiarisation à la pratique. De la sorte, elles ont conforté des habitudes tout en apportant, en actes, des marques de reconnaissance d’habitudes déjà possédées. Plaisantes pour les enquêtés, la moindre variation des textes mis à disposition et la possibilité d’une reconduction de lectures déjà entraînées, contribuent peu à l’atténuation des différences sociales en matière de lecture, du point de vue du corpus lu.

Une telle expérience heureuse de l’encadrement scolaire des lectures individuelles s’ancre dans les conditions de possibilité particulières qu’offrent la convergence et la complémentarité des contraintes lectorales portées par les contextes scolaires et extra-scolaires. Elles sont convergentes et complémentaires dans leur contenu (des lectures individuelles de textes parfois semblables dans l’un et l’autre contexte 342 ) et aussi dans leurs modalités d’exercice :

  • incitations explicites, mises à disposition d’un corpus large et présenté comme plaisant (goûts partagés, cadeaux personnalisés, etc.), contrôles assurés parfois de façon euphémisée 343  ;
  • valorisation des lectures réalisées par le passé et des compétences acquises ;
  • temps, lieu et attention consacrés à la pratique et au pratiquant au sein des contextes scolaires et extra-scolaires.

La convergence et la complémentarité des contextes scolaires et extra-scolaires de lecture confortent en outre le caractère évident des contraintes lectorales auxquelles les enfants sont soumis depuis leur plus jeune âge, et ne troublent pas l’ordonnancement du « monde intériorisé » (en matière de lecture tout au moins).

Notes
327.

R. Hoggart utilise cette expression à propos des « bons élèves » de milieux populaires qui deviennent « boursiers », R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 354.

328.

Inspirés et « émerveillés » par les « free public librairies » américaines, les « ténors » de l’Association des bibliothécaires français du début du XXe siècle, tels Sustrac, Morel ou Coyeque, rêvent de ces « usagers autonomes » que le bibliothécaire, « professionnel de la lecture d’autrui », est susceptible d’informer, de renseigner, de guider ou de former à l’usage autonome des rayonnages en libre accès : « apprendre à l’usager à se servir de la collection de livres mise à sa disposition », A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Chapitre VI. Naissance d’une profession, les bibliothécaires de l’ABF », Discours sur la lecture (1880-2000), op. cit., p. 128-150.

329.

La contrainte de ces formes euphémisées d’exercice du pouvoir n’est ni moins forte ni moins arbitraire (au sens où elle relève d’un arbitraire culturel particulier) que d’autres. Cf. par exemple F. de Singly, « Les Ruses totalitaires de la pédagogie anti-autoritaire », Revue de l’Institut de sociologie, 1-2, 1988, p. 115-126 ou P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, op. cit., p. 32 : « La ‘‘manière douce’’ peut être le seul moyen efficace d’exercer le pouvoir de violence symbolique dans un certain état des rapports de force et des dispositions plus ou moins tolérantes à l’égard de la manifestation explicite et brutale de l’arbitraire. S’il arrive que l’on puisse croire aujourd’hui à la possibilité d’une AP [action pédagogique] sans obligation ni sanction c’est par l’effet d’un ethnocentrisme qui porte à ne pas percevoir comme telles les sanctions du mode d’imposition de l’AP caractéristique de nos sociétés : combler les élèves d’affection comme font les institutrices américaines, par l’usage des diminutifs et des qualificatifs affectueux, par l’appel insistant à la compréhension affective, etc., c’est se trouver doté de cet instrument de répression subtile que constitue le retrait d’affection, technique pédagogique qui n’est pas moins arbitraire (au sens de la prop. 1.1.) que les châtiments corporels ou le blâme infamant. Si la vérité objective de ce type d’AP est plus difficile à percevoir, c’est que, d’une part, les techniques employées dissimulent la signification sociale de la relation pédagogique sous l’apparence d’une relation purement psychologique et, d’autre part, que leur appartenance au système des techniques d’autorité définissant le mode d’imposition dominant contribue à empêcher les agents façonnés selon ce mode d’imposition d’en appréhender le caractère arbitraire ».

330.

R. Gasparini rappelle et analyse les variations des modalités d’exercice de la discipline au sein des relations pédagogiques à l’école primaire, R. Gasparini, Ordres et désordres scolaires. La discipline à l’école primaire, Paris, Grasset-Le Monde, 2000, 280 p.

331.

L’expression met volontairement l’accent sur le caractère nécessairement normatif de l’usage attendu par ceux qui élaborent et utilisent de tels dispositifs pédagogiques. Ceux-ci doivent en effet permettre l’acquisition de savoirs et savoir-faire scolaires dont la maîtrise est évaluée et qui, en droit, est la seule à pouvoir justifier la certification des compétences.

332.

G. Vincent, L’Ecole primaire française, op. cit., p. 96 et 99.

333.

B. Lahire, « La Construction de l’‘‘autonomie’’ à l’école primaire », op. cit., p. 157 et p. 158.

334.

R. Gasparini, Ordres et désordres scolaires, op. cit.

335.

S. Faure, Apprendre par corps, op. cit., p. 199 et p. 205 pour la citation suivante.

336.

Les styles éducatifs familiaux évoqués plus haut contribuent sans doute à la construction des dispositions attendues en contexte scolaire.

337.

Sur l’évolution des fonds des bibliothèques scolaires, cf. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-2000), op. cit., p. 396 et suivantes.

338.

Si beaucoup d’enquêtés dont les parents sont bacheliers ont lu chez eux un ou plusieurs magazines éducatifs auxquels ils étaient abonnés, les enfants de non bacheliers ont le plus souvent lu régulièrement J’aime lire à l’école.

339.

Le recours aux règles du jeu (plutôt que l’écoute des règles énoncées par un partenaire de jeu ou que leur apprentissage du jeu par la pratique ou l’observation) peut familiariser les enfants à cette modalité de l’action. Il en va de même des ouvrages qui dispensent des règles de lecture. Livio, usager précoce de bibliothèque, a découvert dès la primaire – en BCD pense-t-il – et seul, les Livres dont vous êtes le héros. Ce n’est pas en se faisant expliquer les principes de jeu qu’il a appris à s’emparer de ces ouvrages mais en lisant les règles : « (Comment t’as... t’as compris que ça fonctionnait quoi... un livre comme ça) Ben ! Y a les règles tout au début donc... c’est tout écrit quoi ! (T’as lu les règles ?) Ouais ! Ouais ben oui, ça c’est pas inné quoi c’est... (Hum hum) I faut lire quoi ! ‘Si un monstre vous attaque, lancez tel dé pour savoir ce qu’on devient’’. Voilà, c’est tout quoi... J’ai lu et puis voilà (Et après... après tu /) / Après j’y ai joué quoi ! [amusé] ». Cette lecture a sans doute contribué à consolider chez lui son aisance à s’orienter en s’appuyant sur des dispositifs objectivés.

340.

B. Lahire, « La Construction de l’‘‘autonomie’’ à l’école primaire », op. cit., p. 158.

341.

Les enfants ont plus de probabilités de se sentir et d’être valorisés lorsque les contextes scolaires et extra-scolaires au sein desquels ils ont des attendus éducatifs similaires, B. Bernstein, Langage et classes sociales, op. cit., p. 38. Il va de soi qu’en cas de non maîtrise des compétences requises et mises en jeu, la démultiplication des sources d’évaluation peut jouer à revers et provoquer des invalidations diverses.

342.

La complémentarité des contextes scolaire et familial apparaît par exemple dans l’usage des textes empruntés en BCD : « ([petit rire] C’est toi qui les choisissais les... les histoires ? Ou... c’était plus ton père ?) Nan c’est lui ! [...] Des fois quand j’allais à la BCD, ben... je prenais des livres et puis euh... je lui les montrais. Puis des fois c’est lui qui achetait des livres et puis i me les lisait... » (Habiba)

343.

« L’enfant n’intériorise pas le monde de ses autres-significatifs comme un possible parmi beaucoup d’autres. Il l’intériorise comme le monde, le seul monde existant et concevable, le monde tout court. », P. Berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 184-185. Les arbitraires culturels ont d’autant moins de chances d’être perçus comme tels qu’ils ne sont pas soumis à comparaison ou renvoyés à leur relativité.