1) Les conditions de la rareté des lectures individuelles de récits : brièveté des scolarités parentales et résistance à la concentration scolaire

Qu’il s’agisse des niveaux de diplôme, des pratiques de lecture et d’écriture ou des attitudes des parents à l’endroit des occupations extra-scolaires enfantines, on constate une relative hétérogénéité des caractéristiques des configurations familiales des enquêtés. Les différences avec les caractéristiques familiales des enquêtés de l’autre groupe ne sont pas toujours sensibles.

Le niveau de diplômes des parents est lui fortement discriminant par rapport aux autres enquêtés. En effet, la plupart des enquêtés de ce groupe ont des parents ayant des scolarités primaires effectuées à l’étranger. Lorsqu’elles ont été réalisées en France, elles sont généralement courtes.

Seuls les parents d’Edith et de Mathilde ont suivi des études supérieures en France : le père de Mathilde a passé un diplôme d’architecte et sa mère, en plus des études suivies pour être institutrice, a obtenu un DEUG de psychologie en formation continue. Les parents d’Edith étaient tous les deux instituteurs expatriés durant son enfance. Au moment de l’enquête, son père est directeur d’un centre culturel français au Sénégal et sa mère est institutrice en France.

Du fait d’une hétérogamie parentale ou d’une trajectoire migratoire, la familiarité avec l’institution scolaire française, liée à sa longue fréquentation n’est pas franche pour les deux autres enquêtés dont au moins un des parents a suivi des études supérieures. Si la mère de Julie est bachelière, son père, fils de Pieds-Noirs espagnols, a arrêté ses études après l’obtention du BEPC. Les parents de Tasmina ont réalisé leurs études supérieures au Pakistan : son père a suivi des études de radiologie et de commerce ; sa mère a effectué le parcours scolaire permettant d’enseigner l’histoire à des adolescents de 16 ans (en anglais du fait du système d’enseignement national) 345 .

Les parents de Franck ont arrêté leurs études durant le collège. La mère de Peggy possède son BEPC et son père, comme les parents de Cédric et la mère de Adeline, ont des diplômes d’enseignement technique court.

Selon Lagdar, ses parents n’ont pas été scolarisés en Algérie. Aïcha pense que son père n’y a pas fait d’études ; elle sait que sa mère y a fréquenté l’école primaire. Les parents de Nordine, Rachid et Myriam ont suivi une scolarité primaire en Algérie, ceux de Radia 346 et Ahmed en Tunisie, ceux de Nicolas en Italie, ceux d’Emmanuel au Portugal. Le père d’Anne-Cécile, fils d’immigré espagnol ayant pris part à la guerre d’Espagne, a un certificat d’études primaires. Cette enquêtée ne connaît pas en revanche la scolarité de sa mère et suppose qu’elle a été inexistante « Parce que ma mère aussi a eu des histoires, parce que quand elle était petite, elle était tapée, tout ça, donc... voilà. Donc elle a pas pu faire d’études et... je sais pas ».

Leïla ne sait pas si ses parents sont allés à l’école en Tunisie : ils sont arrivés en France alors qu’elle avait 4 ans. Malika ne connaît pas les études de son père en Tunisie, mais suppose que sa mère a fait ce qui correspond au premier cycle du secondaire en Tunisie. Farid ignore la scolarité de son père, et sait que sa mère est allée à l’école primaire en Algérie. Sébastien pense que ses parents, d’origine espagnole, sont allés à l’école primaire, et acquiesce à ma proposition de possession du certificat d’études primaires. Pierre-Jean, lui, croit que son père a eu un équivalent du brevet des collèges en Inde ; sa mère, par contre, n’a pas de diplôme (« rien »). En plus des études suivies supposées, la méconnaissance relative de la scolarité des parents est un indicateur d’une distance à la culture et au système scolaires.

Les niveaux de diplôme des parents de la plupart des enquêtés ayant eu de rares lectures individuelles de récits durant l’enfance indiquent une moindre familiarité familiale avec la culture écrite et l’institution scolaire. Cela rejoint les résultats de l’enquête de l’INSEE sur les Conditions de vie des ménages, rappelés plus haut : les probabilités que les enfants aient lu durant leur enfance sont proches quand les parents ont suivi des études techniques courtes (70 %) ou des études primaires (66 %) ; elles sont inférieures à celles d’enfants dont les parents ont suivi des études supérieures. Par ailleurs, le constat de F. de Singly selon lequel « dans les familles moyennes, la relation entre mère institutrice et goût pour le livre est nulle » 347 donne un premier éclairage de l’hétérogénéité relative de ces enquêtés.

Cependant, comme pour les enquêtés précédents, la moindre familiarité familiale avec la culture écrite et l’institution scolaire est à nuancer dès lors qu’on prête attention aux scolarités des autres membres de la configuration familiale d’une part, et aux pratiques lectorales parentales d’autre part. Si Adeline, Cédric et Rachid sont les premiers de leur famille à fréquenter aussi longuement l’institution scolaire, les autres enquêtés de ce groupe ont eu des proches qui les y ont précédés : soit des frères et sœurs 348 , soit leurs parents, soit des oncles, tantes ou cousins : la tante de Myriam par exemple est enseignante de français en Algérie – cette enquêtée s’y rend tous les étés. Hormis Lagdar qui qualifie ses parents d’« analphabètes » et Nordine qui évoque des compétences lectorales paternelles en arabe sans mentionner de lectures, l’ensemble de ces enquêtés déclare des pratiques de lecture parentales : tous ont au moins un de leurs parents lecteur régulier d’un journal ou d’un magazine ; Cédric, Nicolas, Anne-Cécile et Malika ont au moins un de leurs parents lecteur régulier d’ouvrages de référence (livres pratiques) ; Cédric, Franck, Sébastien, Peggy, Edith, Julie, Mathilde, Tasmina mentionnent au moins un grand lecteur de littérature parmi leurs parents. Les pratiques lectorales parentales soulignent leur familiarité avec l’écrit, même s’il ne s’agit pas d’en déduire mécaniquement les modalités d’encadrement de la lecture enfantine.

Les différences avec les enquêtés précédents sont plus sensibles à propos des pratiques extra-scolaires mentionnées par les enquêtés. Ces différences recouvrent deux réalités distinctes. La première est que ces enquêtés sont plus nombreux que les précédents à déclarer des investissements importants dans des pratiques autres que lectorales, qui ne sont ni condamnés, ni limités par leurs parents, et parfois au contraire encouragés et soutenus. La seconde est que quelques-uns détournent des pratiques éducatives parentales qui auraient pu permettre l’exercice de savoirs, savoir-faire et dispositions proches de ceux attendus au sein de l’institution scolaire.

Plusieurs enquêtés décrivent leur investissement important, temporel et affectif, dans des activités comme un sport ou une activité d’intérieur (jeux vidéo, ordinateur, télévision, bricolage, poupées ou théâtre, etc.). Ainsi, contrairement à Philippe et Thierry qui n’ont débuté leurs activités sportives (basket ou foot) qu’à leur entrée au collège, Sébastien a commencé à faire du basket à 6 ans 349 . Edith s’est consacrée tôt à l’équitation et à l’ordinateur aux dépens de la lecture dit-elle. Plutôt que rester seule à lire, Mathilde préférait bricoler ou mettre en scène ses frères et sœurs dans des spectacles réalisés à partir d’histoires entendues plus jeune et joués devant les parents. Avec l’assentiment de ses parents et sous le regard de sa sœur aînée, Peggy 350 préférait aller jouer au foot avec ses voisins. Cédric et Pierre-Jean ont joué depuis leur enfance à la console et s’y adonnent encore au moment de l’entretien. Myriam préfère « bouger » qu’être enfermée dans une bibliothèque :

‘« Quand j’étais petite je lisais pas beaucoup non plus donc... ça m’a jamais/ 'Fin depuis toute petite j’ai commencé à faire du cheval donc ça m’a jamais trop... (Ouais !) Ouais [...] 'Fin c’est vrai que... moi, depuis... toute petite, 'fin... mon père il aime bien tout ce qui était ordinateur ou télé, donc on était toujours planté devant la télé au lieu de lire quoi (Hum !) » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)’ ‘« Vers l’âge de 4 ans j’avais fait ma première... pièce de théâtre [sourire des deux] avec... Le Petit chaperon rouge princesse [petit rire] et le grand méchant loup. Je m’en souviens parce que j’ai un livre... tu sais comme dans tous les livres... illustrés et cetera (Hum !) Et... i z’avaient regardé mes parents... J’avais fait les décors comme dans les vraies pièces de théâtre. J’ai vachement fait de pièces de théâtre en fait quand j’étais petite [petit silence] Soit avec mes frères et sœurs, je leur faisais jouer n’importe quoi. [...] Autrement ouais j’ai fait plus de... énormément même de petits sketchs ou... j’avais une voisine en haut elle venait et puis on faisait des sketchs d’improvisation. Mais pendant très longtemps j’ai pas aimé lire. » ; « Franchement je préférais... m’amuser avec des copines que de m’isoler dans un coin et... aller dans ma chambre et lire » (Mathilde ; père : architecte, bac et études d’architecture ; mère : institutrice, formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’ ‘« Je suis resté un gros gamin de ce côté-là. Les jeux vidéo je crois que... (T’aimes bien ?) Tous hein. Je crois tous les garçons que... tous ceux qui ont une console... Ouais, je trouve que c’est pas souvent un défaut quoi [petit rire] [...] Moi c’est plutôt les jeux de voiture, hein j’adore ça(Hum !) Et puis comme je suis pas mauvais ben [petit rire] autant y aller hein je vais pas... J’ai un copain, il habite à côté de chez moi... Des fois on joue seize heures d’affilée on s’en rend pas compte hein. [petit rire] On est mort après ! Chacun à notre tour... ‘‘Cinq minutes tu me réveilles...’’. L’autre ‘‘Ouin... !’’ C’est vrai que c’est... On continue et seize heures d’affilée, ouais... C’est vrai que des fois... » (Cédric ; père : routier ; belle-mère : coiffeuse ; mère : préparatrice de commande ; études inconnues de l’enquêté ; il vit avec sa mère)’ ‘« Y a que mon père hein on en parle [de mes lectures]. 'Fin on en parle... je te dis... vite fait. Quand on/ [petit silence] [Même avec mon père] ce qu’on parle le plus, c’est de foot t’façons ! [petit rire] » ; « (Je me demandais, par rapport au foot, comment elle était ?) Ma sœur ? (Ouais) Ce qu’elle pense du foot ? (Ouais) Euh... ouais elle aime bien ! (Parce que tu m’avais dit, y avait ton père qui en avait fait...) Ouais ! (Et que ta mère aussi elle participait... et tout) Ouais, mon frère, il en a fait quand il était petit mais... lui il a préféré l’athlé après, l’athlétisme (Il en fait encore ?) Ben... plus parce que son boulot ça l’empêche... 'Fin il en fait dans son travail [il est pompier] ! Et... ouais i fait beaucoup de sport... Ma sœur, elle fait de la danse. Mais le foot, si elle aime bien ! Moi je me souviens quand j’étais petite... 'fin petite, j’avais six ans, elle en avait huit, euh... Quand je jouais avec mes voisins... et tout l’été... dans les champs et tout, elle venait  ! (Hum) C’était bien mais si elle aime bien. Nan, elle a rien contre (Hum !) Parce que je connais des filles c’est... ‘‘Ouais ! Le foot, c’est pour les garçons...’’. C’est cash hein ! (Hum hum) Non, elle a rien contre elle, nan ! Mais même... ça la dérangerait pas, elle viendrait me voir » ; « J’ai commencé [à lire] j’avais, je devais avoir quoi ? Quinze ans... [...] (Avant quinze ans, tu faisais quoi ? Tu lisais pas trop ?) Nan... ! Je lisais... Pour le collège ! Mais nan je lisais pas. Nan j’y pensais pas en fait ! (Ouais !) Nan mais... mes heures... Mais j’avais p’t-être moins d’heures de libres. Enfin, moins d’heures de libres, tu sais, je prenais pas le train de... (Ouais !) Quatre heures par semaine donc j’y pensais pas ! » (Peggy ; père : gérant d’une société de maçonnerie, études jusqu’en 4ème ; mère : aide-soignante, BEPC, diplôme d’aide-soignante)’ ‘« (Quand t’étais plus p’tite t’y allais [à la bibliothèque] ou...) Non, c’est vrai la bibliothèque ç’a jamais été... Je suis pas lecture... ça j’aime pas, ça m’intéresse pas, ça m’a... De nature je suis... je suis fofolle, je suis speed [petit rire] Et vraiment m’asseoir et lire un livre, ça ça me fatigue [petit rire des deux] Faut que je sois debout, faut que je fasse quèque chose, mais c’est impossible quoi... je suis trop speed moi » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des parents en Algérie non précisée)’

L’investissement dans des activités non lectorales n’implique pas mécaniquement l’absence de lectures : ainsi Stéphane, qui a commencé tôt le foot, a lu les bandes dessinées que sa mère lui apportait, Séverine qui est l’une des enquêtés mentionnant le plus de lectures enfantines déclarait son goût pour la télévision, etc. Comme le montre plus systématiquement l’analyse de F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot, on ne peut déduire de la réalisation d’une pratique une absence de lecture : les activités culturelles s’inscrivent dans une logique de cumul plus que de concurrence (jusqu’à un certain nombre d’activités pratiquées) 351 .

Cependant dans les déclarations des enquêtés du second groupe, deux éléments sont associés à l’investissement dans des activités non lectorales : d’une part, une absence de critiques parentales vis-à-vis de ces activités extra-lectorales, voire leur soutien et d’autre part, l’absence de réglementation parentale des activités. Celles-ci peuvent être effectivement retenues comme indicateurs d’une moindre reconnaissance parentale de la primauté à accorder aux activités scolaires sur les temps extra-scolaires. On verra que la moindre reconnaissance parentale des activités scolaires sur les temps de loisirs et la non inscription de ces activités dans une logique planificatrice, s’articule en outre – et c’est ce qui est le plus déterminant sur les pratiques enfantines, semble-t-il – à un encadrement lectoral souple et dans une forme de relations sociales non pédagogiques. Ces différents éléments sont significatifs d’un mode de socialisation différent de celui porté notamment par l’institution scolaire 352 .

Le peu d’enquêtés de ce groupe ayant suivi des cours de religion durant leur enfance va dans le même sens. Sur les 15 enquêtés de ce groupe (auxquels j’ai posé la question vs les enquêtés de la première vague d’entretiens), 3 enquêtés ont suivi un tel enseignement durant la scolarité primaire (Cédric s’y ajoute à partir du collège). Or on a vu que comme de nombreuses activités extra-scolaires encadrées (sportives, musicales, etc.) ces cours de religion multiplient les occasions enfantines d’évoluer dans une forme scolaire de relations sociales et de s’y familiariser ; et que, plus que les autres activités, ils permettent de réaliser des activités parfois proches de celles réalisées en classe autour des textes et récits.

On l’a annoncé, une deuxième différence avec les enquêtés du groupe précédent tient à l’appropriation par les enfants des principes éducatifs parentaux (ou ce qui peut être reconstruit comme indicateur de ceux-ci) en en déjouant les objectifs (pas forcément perçus ou conçus comme tels). On retrouve en effet dans les propos de certains enquêtés des manifestations d’un détournement des attentes parentales. Comme pour le groupe précédent, des enquêtés ont suivi des cours de religion durant leur enfance. De la même manière, cette proposition éducative parentale peut être interprétée comme prise en charge parentale de la reconduction hors école d’un encadrement pédagogique d’enseignements non dispensés par l’Education nationale. Mais, en plus d’évoquer les « cahiers » utilisés, les « exercices » réalisés, les apprentissages faits, des enquêtés soulignent la faiblesse des apprentissages réalisés, la non reconnaissance de la légitimité des enseignants. Ces propos sont sans doute en partie liés aux conditions d’entretien. La contestation en entretien des cours d’arabe et de religion par Ahmed et plus encore par Radia renvoie vraisemblablement en effet à la présentation de soi qu’ils se sentent en demeure de fournir à une enquêtrice ayant pris contact avec eux par le biais de l’institution scolaire (parce qu’elle me l’a demandé, Radia sait par ailleurs que je n’ai « pas de religion ») 353 . Ils reconstruisent et justifient leur dévalorisation des enseignants (plus que les contenus d’enseignement) et le discrédit qu’ils leur portent à l’aune de l’institution scolaire légitime (organisée par niveau et classe d’âge), des attributs légitimes de l’autorité pédagogique (un titre professionnel). Toutefois, leurs propos révèlent aussi, et c’est pour cela qu’on les mentionne, le détournement relatif des objectifs parentaux par l’instauration du chahut dans les cours avec les pairs et sur émulation enfantine ; autrement dit, toutes proportions gardées, ces enquêtés font le récit de résistances à l’ordre scolaire et à l’enseignement dispensé. Les contestations de l’autorité pédagogique des enseignants qu’ils évoquent vont à l’encontre des propositions éducatives parentales :

‘« Quand j’étais petit tu vois [mes parents] i m’ont... j’allais au cours d’arabe et tu vois c’était... tu vois des cours d’une heure en fait. Mais tu vois j’aimais pas trop en fait (T’y es allé... longtemps ?) Ouais... le primaire ! (Ouais ?) Ouais... Mais tu vois ça me plaisait pas (I faisaient quoi ? Pourquoi... y avait quoi que t’aimais pas ?) Ouais c’était, pff’ le pélot hein, l’autre [pour désigner l’enseignant] i venait avec sa guitare, i nous chantait de l’arabe et... (Ah bon ?) Ouais... i nous parlait... je sais pas... pendant... je crois trois ans on a appris tout ça mais... on l’apprenait même pas bien et... [petit rire] Ah ouais mais c’était... Autrement tu vois on s’amusait un peu, tu vois ? (Sinon vous chantiez des chansons ?) Ouais des chansons (Hum hum) Ouais c’était amusant ! Mais autrement on apprenait une ligne de... tu vois du Tunisien... Ouais c’était bien ! Et i nous parlait un peu des... de la religion aussi. I nous montrait des vidéos... sur la vie des prophètes... Ouais c’était... intéressant [petit silence] » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’ ‘« (T’as pas pris des cours ? Un moment ? De religion ?)Non, y en a pas de... (Nan ?)J’ai pris les cours arabe comme je t’ai déjà dit mais... (Ouais !)I m’ont rien appris ! [petit rire] (Ah ouais ?)Ah ouais on était gamin... on était plein de cousins... Pff’ c’était pas un prof... c’est pas un prof de/ Je sais pas ces profs c’est pas des profs d’école hein ! C’est un père... de famille, et machin, qui enseigne un peu ce qu’i peut quoi (Hum, hum hum)Non non, j’ai rien appris du tout... je sais même pas faire le ‘‘a’’ de l’alphabet arabe – je sais pas si on est censé le faire mais... – [petit rire des deux] Mais voilà quoi pour dire que non j’ai rien appris. On y allait... je crois que c’était le samedi matin, je crois qu’on y allait pour... je sais pas quoi... ouais entre cousins, j’étais gamine aussi... deux ans je crois ! (Hum)Ouais j’y avais fait... deux ans de suite. Tu te rends compte ? Imagine alors j’ai rien appris ! Par contre où on faisait et ben... en dessous y avait une mosquée (Mouais ?) Et là... des jeunes de notre âge et ben eux i z’apprenaient la religion en bas... On les frappait sur leurs doigts... machin. I z’y allaient qu’en portant le voile, même si tu portes pas le voile... dans la vie de tous les jours... (Hum hum !) Eux i z’y allaient par contre. Et nous on était au-dessus, on entendait crier en bas... [petit rire des deux] On n’y est jamais allé ! [petit rire des deux] On a été traumatisé à jamais. Ceux qui sont en haut, c’étaient les trouillards en fait. C’était... ceux qui faisaient semblant de venir apprendre quèque chose. Nan sérieux hein ! C’était vraiment ceux qui... jouaient la comédie quoi mais... Ma mère je crois qu’elle aurait toujours plané sur le fait que... Elle aurait bien aimé que je passe en bas mais bon (Ouais !)Elle m’a jamais forcée en tous cas (Hum hum)Je suis allée avec mon... le plus petit de mes frères. Et ouais... on se tapait un délire donc t’sais, on avait des dictées, on pompait, on se foutait de la gueule du prof... [petit rire des deux] L’autre [élève] il écoutait son walkman. Ouais... on était gamin mais on n’en foutait pas une. En plus on était... y avait des différences d’âge... !(Hum)Ouais, bon moi et mon frère on a encore que trois ans de différence mais ouais je veux dire... ouais c’étaient des... c’est pas... par niveau ou par... Nan nan pas du tout (Mouais !)Mais j’ai rien appris du tout. Mais c’est pas dans ce genre d’école qu’i faut aller si t’as envie d’apprendre l’arabe hein ! I faut... ouais i faut prendre des cours particuliers ou... même des cours au lycée comme ça... ! Par exemple [nom d’un lycée] et ben i z’ont une option... t’sais... (Hum !)t’sais de l’arabe (Ouais ouais)littéraire ou... dialecte ouais ou... Ouais voilà quoi tu peux... [apprendre correctement] Là, comme ça, dans des cours comme ça quoi comme à l’école (Hum !)Là tu peux apprendre, bien sûr, c’est une langue. Mais... par contre ouais comme ça dans les quartiers, c’est ridicule franchement je trouve ça [petit rire des deux] C’est une perte de temps ! Encore on était gosse » (Radia ; père : pas d’indication sur la profession, décédé quand elle avait 7 ans, savait lire le français ; mère : sans profession, scolarité inconnue, ne lit pas le français et le parle « vite fait », lit l’arabe)’

Les sociabilités enfantines amènent Radia et Ahmed à déjouer les intentions parentales d’enseignement de l’arabe dans des institutions qui reconduisent la forme scolaire, ou pédagogique, de relations sociales.

Ainsi, on constate, pour certains enquêtés de ce groupe, une absence de concentration sur les pratiques scolaires ou lectorales durant les temps extra-scolaires. Toutefois, les indicateurs sont trop ténus pour appréhender celle-ci comme signe d’un « laisser-faire » éducatif 354  : d’autant plus que la connotation morale interdit plus qu’ailleurs de négliger l’argumentation rigoureuse de la preuve (production, analyse et monstration d’un matériau).

Les recherches sociologiques sur les modes de socialisation familiaux et leur proximité ou distance avec le mode scolaire de socialisation permettent de réinscrire les pratiques parentales déclarées en entretien par les enfants dans des modes de socialisation qui se situent parfois à distance du mode scolaire de socialisation : du fait des formes de relations sociales (non pédagogiques) dans lesquelles ils inscrivent l’éducation, du fait des conceptions de l’enfance (place importante accordée au divertissement comme nécessité par rapport à des périodes plus contraignantes, etc.), du fait des modes d’exercice de l’autorité (extérieur et contextualisé plutôt qu’autocontraint), du fait des savoirs, savoir-faire et dispositions qu’ils inculquent (extra-scolaires plutôt que scolarisés, spontanéistes plutôt que planificateurs, etc.).

L’attention aux appropriations enfantines des exigences ou pratiques éducatives parentales permet de constater que, dans certaines conditions, l’entretien de sociabilités amicales participe à la moindre réalisation d’activités suggérées par les parents mobilisant et permettant la construction enfantine de savoirs, savoir-faire et dispositions proches des attendus scolaires.

Ainsi, qu’il s’agisse du niveau de diplôme des parents ou des activités extra-scolaires effectivement réalisées par les enfants (quelles qu’en soient les raisons), les conditions d’une rareté des lectures individuelles enfantines diffèrent pour la plupart des enquêtés des conditions d’une régularité des lectures individuelles enfantines : des niveaux de diplômes parentaux moins élevés, des activités extra-scolaires témoignant d’une faible concentration sur la lecture et la scolarité.

Les deux groupes se distinguent aussi par la précocité ou non de leur familiarisation avec les imprimés (l’hétérogénéité relative des enquêtés du second groupe par rapport au niveau de diplôme des parents et des pratiques lectorales parentales, induit et explique des différences internes au groupe).

Notes
345.

En France, la famille de Tasmina vit dans un quartier populaire de l’agglomération lyonnaise. Au moment de l’enquête, son père tient un restaurant après être resté longtemps à chercher à le faire. Sa mère ne travaille pas.

346.

Son père, qui lisait le français, est décédé quand elle avait 6-7 ans.

347.

F. de Singly, Lire à 12 ans, op. cit., p. 91.

348.

Ces enquêtés ont tous des frères et sœurs qui les ont précédés dans leur scolarité et dont certains sont diplômés du secondaire au moment de l’entretien. Si l’écrit est moins absent des configurations familiales dans lesquelles les cadets évoluent, il reste que cette place dans la fratrie n’est pas nécessairement favorable à la scolarité. Cf. l’article maintenant ancien, G. Desplanques, « La Chance d’être aîné », Economie et statistiques, n° 137, 1981, p. 53-56.

349.

Sébastien est loin d’avoir un comportement marginal en débutant le sport au CP. En effet, « dès le CP, près de sept enfants sur dix ont une pratique sportive régulière, souvent en club. », S. Octobre, Les Loisirs des 6-14 ans, op. cit., p. 349.

350.

Peggy est en sport-études foot l’année de l’entretien. Son père a été supporter de l’équipe de Saint-Etienne à la « grande époque ». Il l’a initiée et soutenue dans cette pratique sportive.

351.

F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot, « La Lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », op. cit., notamment p. 71-72.

352.

Dans Quartiers populaires, D. Thin revient sur ce qui préside aux logiques éducatives des familles populaires urbaines, p. 97-104. On l’a dit, dans Tableaux de familles, B. Lahire montre qu’un des traits pertinents des configurations familiales favorables à une réussite scolaire primaire, parce que proche de ce qui s’enseigne à l’école (non seulement en savoir mais aussi en pratique, par l’organisation des activités, de l’espace, etc.), est la prégnance d’un rapport planificateur et rationaliste au temps, à l’argent, aux activités, p. 18-27.

353.

L’enquête a été réalisée avant l’interdiction du port de signes ostentatoires à l’école, on imagine que les effets pourraient aujourd’hui être démultipliés.

354.

B. Lahire, Tableaux de familles, op. cit., « Le mythe de la démission parentale et les rapports familles-école », p. 270-274.