2) La diversité des récits écoutés : des histoires racontées plutôt que lues

On l’a vu pour le groupe précédent, la précocité de la familiarisation avec les imprimés participe à la constitution sociale d’une prédisposition aux lectures individuelles. Il convient donc d’observer ce qu’elle a été pour les enquêtés dont les lectures individuelles durant l’enfance sont rares.

Contrairement aux enquêtés du groupe précédent qui se souvenaient quasiment tous d’avoir entendu durant leur enfance des histoires lues par leurs parents, leurs aînées, des bibliothécaires, leurs enseignants de maternelles... les enquêtés de ce groupe ont des réponses plus variées. Certains ne se souviennent pas d’avoir écouté d’histoires. D’autres évoquent des histoires racontées mais non lues par leurs parents, fruits de leur imagination ou récits de leur propre enfance. D’autres encore supposent avoir entendu des histoires lues, rarement, mais s’en souviennent mal. D’autres enfin se souviennent d’histoires lues par leurs proches, des relations nouées autour de cette activité, de leur familiarisation avec la littérature à partir d’œuvres plus ou moins légitimes. La variation des souvenirs suit le niveau de diplôme des parents et leurs pratiques lectorales.

Comme le soulignent A.-M. Chartier et J. Hébrard, « L’instituteur qui lit le conte de fées ne le raconte pas comme la nourrice de Perrault » contrairement aux rêves de M. Bréal qui, aux sortirs de la Commune, « veut croire que l’instruction par le livre permettra de réparer les déchirures du tissu social et culturel » 355 par les histoires lues à l’école plutôt que par l’enseignement de la culture écrite (et des modalités scolaires d’acquisition de la langue par le nécessaire biais de disciplines scolaires et d’exercices – grammaire, conjugaison, lecture-déchiffrage, etc. –). Cependant, on peut encore observer des différences en matière de familiarisation pré-scolaire avec le récit entre la lecture d’œuvres de littérature jeunesse classique ou d’œuvres moins légitimes, les récits puisés dans une culture orale, les récits de souvenirs, etc.

Quelques enquêtés de ce groupe se souviennent avec plaisir des histoires entendues durant l’enfance et lues par des proches. L’expérience en fut tellement heureuse, semble-t-il, que certaines disent reproduire au moment de l’entretien de telles pratiques avec leurs cadets en inversant les rôles. Ces enquêtés se distinguent du reste du groupe par la familiarité avec l’écrit et la lecture de certains de leurs proches : le père de Peggy, qui lui lit des histoires le soir, a arrêté ses études en 4ème mais est gros lecteur ; le père de Pierre-Jean est également lecteur ; les mères d’Edith et de Mathilde sont institutrices et fortes lectrices ; la tante de Myriam, qui lui lit des contes, est professeur de français en Algérie ; les parents de Tasmina ont suivi des études supérieures au Pakistan et au moins un de ses grands-pères est lettré :

‘« (Est-ce qu’on te racontait des histoires quand t’étais... petite ?) Est-ce qu’on m’en racontait quand j’étais petite ? Euh ouais, plein ! [...] J’avais un gros livre [...] Je sais plus 365 histoires avant de s’endormir ou c’est un truc comme ça. » (Mathilde ; père : architecte, bac et études d’architecture ; mère : institutrice, formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’ ‘« (Tu te souviens si on te lisait des histoires ou euh... ?) Si ! Ouais ouais ouais. Les Contes de je sais plus comment i s’appelle là, un Suédois, machin là... Les Allumettes, je sais plus comment ça s’appelait [...] Et ouais, on m’en lisait deux trois [...] 'Fin comme on raconte des contes aux enfants quoi mais... sinon... pas trop non [...] C’était pas mon père, [mais] ma mère. C’est vrai que c’était elle qui me racontait plus d’histoires et tout [...] Avant de s’endormir, je m’en rappelle elle nous en racontait des histoires et tout [petit rire des deux]Ouais nan c’était bien » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)’ ‘« (Quand t’étais petite, tu te souviens si euh... quelqu’un te racontait des histoires ou des trucs comme ça ?) Mon père !(Ouais ?) [rire des deux]Des Contes de... de Perrault, j’ai un livre ! Que de/ Han... ! Mais ça me faisait trop rire, et un autre livre. Mais c’était bien... avec ma sœur ! C’était... une histoire... Y avait 365 histoires dans le livre donc tous les soirs il en lisait une, et le... le soir i nous disait le titre de l’histoire du lendemain. Donc tous les soirs i nous disait ‘‘Alors c’est quoi le titre de ce soir ?’’ Et moi je m’en souvenais jamais ! Et ma sœur, elle gagnait tout le temps [je ris] Voilà ! Et nan et je m’en souviens, c’était dans des petites histoires ! Ouais i me racontait... le plus souvent c’étaient des contes ! Mais voilà, mais pourtant les contes j’en lis pas quoi. C’est un peu enfantin moi je trouve. Mais ça empêche pas que ça me plaît, que ça me fasse rire... ! » (Peggy ; père : gérant d’une société de maçonnerie, études jusqu’en 4ème ; mère : aide-soignante, BEPC, diplôme d’aide-soignante)’ ‘« (Tu te souviens si quand t’étais plus petit on te racontait des histoires ?) [petit silence] Ben ouais [...] mon père ! Mouais les histoires... p’t-être de La Fontaine d’ailleurs. On les aimait bien. Hum... les Contes ben... je sais pas de qui [...] Quand j’étais petit ! ça devait me plaire ouais[...] (Et tu te souviens de... de... contes ? Par exemple) Qu’i m’avait racontés ? (Hum hum) Ben je sais pas ! C’est toujours des contes sur les... Je me souviens pas trop. Ce que je me souviens c’est qu’i y a... le renard c’est tout le temps le méchant et c’est pour ça qu’i... i fait des trucs et puis bon. Le renard c’est le méchant » (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)’ ‘« [Ma mère] nous a toujours lu des histoires, aussi mon grand-père i nous racontait... des histoires (C’est vrai ?) Hum, comme Roméo et Juliette tout ça (Ah ouais ?) I nous racontait, ouais... si c’est bien » (Tasmina ; père : gérant dans la restauration, après travail dans l’import-export, études de radiologie puis de commerce au Pakistan ; mère : femme au foyer, après avoir été professeur d’histoire au Pakistan ; en France depuis 11 ans)’ ‘« (Et les contes, comment... t’as connu ?) Ben j’aimais bien les contes, je sais plus... c’est/ Ah oui c’était ma tante, c’est la sœur de ma mère, quand j’étais petite, elle me racontait toujours les histoires du Petit chaperon rouge, La Belle au bois dormant [...] Des Walt Disney quoi [...] C’est ma tante qui les lisait. Alors à force quand j’ai commencé à lire, après... je les lisais en fait, j’aimais bien [...] Quand je voulais faire une sieste, elle me racontait l’histoire du Petit chaperon rouge » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des parents en Algérie non précisée)’

D’autres enquêtés, qui comptent de forts lecteurs dans leur entourage, ont gardé des souvenirs moins forts des histoires lues durant l’enfance du fait de la moindre récurrence des situations semble-t-il. La reconnaissance de la légitimité de ces activités et la présentation de celles-ci comme normales nourrissent plus leurs déclarations que l’évocation des histoires entendues alors qui ont été oubliées. Ainsi, Franck et Julie supposent que, « comme tout le monde », ils ont entendu des histoires quand ils étaient petits puisque « c’est obligé », mais ils ne souviennent pas des histoires racontées :

‘« (Quand t’étais petite, tu te souviens si on te lisait... des histoires ou des trucs comme ça ?) ça m’a pas marquée... (Mouais ?) Je veux dire on m’a pas lu Le Petit prince quand j’étais petite ! [...] On a dû me lire deux trois histoires quoi comme tout le monde mais... Nan je me souviens pas vraiment des histoires... » (Julie ; père : agent SNCF, BEPC ; mère : vendeuse à France-Loisirs, baccalauréat D ; beau-père : directeur d’une agence de France-Loisirs ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 6-7 ans)’

De la même manière, Adeline n’a pas gardé de souvenirs marquants de ces histoires. La fonction même qu’elle attribue à de telles hypothétiques lectures est significative : elles seraient moins l’occasion de nouer des relations socio-affectives entre parents et enfants (comme l’est par exemple l’écoute des chansons de G. Montagné, on y reviendra) que d’endormir les enfants :

‘« (Quand t’étais petite [ta mère] te racontait des histoires ou... ou même... ta grand-mère ou... je sais pas) Des histoires ? (Ouais) Je m’en souviens plus. Nan je sais que... j’ai eu des livres de contes... Le Petit poucet les trucs comme ça... mais, j’ai pas de souvenir de... le soir, si elle m’a raconté des histoires ou... ou des trucs comme ça. Je m’en souviens plus. Ou même si elle me chantait des chansons pour m’endormir » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’

Pour ces enquêtés, les histoires lues au pied du lit constituent des poncifs intériorisés de la relation parents/enfants et des scènes qu’ils ont peut-être vécues, mais dont ils ne se souviennent plus. Nicolas lui non plus ne sait pas répondre de manière tranchée à cette question :

‘« (Sinon quand t’étais petit tu te souviens si i te racontaient des histoires ou euh...) Alors non (Tu te souviens plus ?) Plus du tout. Ça remonte à tellement loin que... En plus on a fait tellement de déménagements entre tout ça et donc... on se rappelle plus. Ça euh... i faut remonter hein. On habitait dans le Nord, après on est venu en bas, à [nom de ville], après on a été à... [nom d’une autre ville] » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans l’entreprise ; scolarité primaire en Italie pour les deux parents)’

Sans affirmer n’avoir jamais entendu d’histoires, Rachid dit la rareté de celles-ci :

‘« (Quand t’étais plus petit on te racontait des histoires ?) Pas trop [petit rire] (Ouais ?) Nan, pas trop (Et les rares fois c’était qui ?) Ben... c’était ma mère [...] Mais y en avait pas trop en fait(Et tu te souviens de ce que c’était ?) Des histoires pour les petits [petit rire] Je sais pas ! Par contre, je sais pas quoi exactement » (Rachid ; père : maçon ; mère : agent d’entretien ; ne connaît pas leur scolarité)’

Parce que la lecture d’histoires aux enfants réclame une familiarité avec l’écrit, et parce qu’elle signifie souvent l’inscription des relations parents/enfants dans des relations de type pédagogique, on comprend qu’elle ne soit pas réalisée dans toutes les familles, et notamment dans les familles peu familières de l’institution scolaire.

Les histoires entendues par d’autres enquêtés étaient plus inscrites dans une culture orale. La familiarisation avec les récits s’effectue alors en l’absence de supports imprimés. Cédric se souvient avec plaisir des histoires que son grand-père inventait pour lui ; Julie mentionne l’absence de lecture de livre et les chansons que lui chantait sa grand-mère :

‘« (Tu te souviens si quand t’étais plus petit on te racontait des histoires ou euh... on t’offrait des livres... ? /) / Ouais mon grand-père mais il était... il les... z’inventait mon grand-père(Ouais ?) Ouais... [petit rire] Bien sûr... (C’était quoi plutôt qu’il inventait lui ?) Euh... i nous parlait d’histoires de lapin... et tout ça... [petit rire des deux] Voilà ! » (Cédric ; père : routier ; belle-mère : coiffeuse ; mère : préparatrice de commande ; études inconnues de l’enquêté ; il vit avec sa mère)’ ‘« Je sais que ma grand-mère elle me chantait des trucs (Ouais ?)Des chansons espagnoles [petit rire] Je pourrais pas chanter ! [petit rire des deux] Je pourrais pas dire le nom de l’auteur, ni... rien. Mais... elle chantait des chansons espagnoles 356 » (Julie ; père : agent SNCF, BEPC ; mère : vendeuse à France-Loisirs, baccalauréat D ; beau-père : directeur d’une agence de France-Loisirs ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 6-7 ans)’

La plupart des enquêtés dont les parents ont suivi des études primaires à l’étranger racontent qu’ils ont découvert l’enfance de leurs parents par ces récits :

‘« (Quand t’étais petite i te racontaient des histoires ? tes parents ?) Ben/ Ah ouais des histoires qui se passaient là-bas [en Algérie] [petit rire] (Ouais ?)Ma mère comme c’était une petite chipie... Elle racontait... ses histoires, comment elle était avant... ce qu’elle lui disait sa mère aussi [...] Des histoires de... t’sais les... bizarres qui arrivent là-bas, dans les montagnes [...] des machins de... de sorcellerie, des machins de sorcières. I nous racontent comme quoi c’est arrivé, mais euh... Tu vois... c’est ma mère elle. Souvent elle me racontait des histoires comme ça... des histoires qui lui arrivaient à... à elle-même » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire en Algérie) ’ ‘« Ma mère... c’était une grande conteuse et en fait... (Ouais ?) Ouais elle nous racontait des histoires qu’elle avait apprises quand elle était petite des histoires quand... t’sais des actions... qu’elle avait fait quand elle était petite... ! Tu vois des... des aventures qu’elle avait fait et tout ! Et franchement tu vois ça... ça m’a toujours plu ! [sourire]ça m’a toujours fait rire et tout. Ouais c’était bien en fait. Ouais j’aimais bien ! Surtout en été tu vois quand j’étais petit, quand j’étais en vacances tu vois... elle me racontait tu vois quand... Sa vie avant tu vois quand elle était petite et tout ! Tu vois ça me plaisait [...] Les petites conneries qu’elle avait fait. Et tu vois c’est toujours agréable à entendre hein ! [...] Ouais surtout sa mère et... On dit ‘‘Ouais... ma mère... elle restait calme et tout’’ Mais nan... ! [je ris un peu] En fait c’était comme nous hein ! Déjà... on a tous été petit quand on était... avant ! Et ouais ! Et ouais tu vois ça me plaisait tu vois ces petites histoires d’avant et tout [...] Le Maghreb avant c’était un peu la misère hein ! Ouais... et puis en fait tu vois i faisaient tout pour s’amuser ! [...] C’était vraiment des débrouillards hein ! » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’ ‘« (Quand t’étais plus petit, tes parents i te lisaient des histoires ou pas ?) Euh... i m’en racontaient quoi, mais lire nan [...] C’étaient des histoires... sur leur vie, comment c’était avant... quand i z’étaient petits [...] ‘‘Ben... tiens regarde quand j’étais petit, j’allais à l’école, après je faisais ça quand je sortais... j’aidais ma maman...’’ [petit rire des deux] choses comme ça » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; ont tous les deux suivi une scolarité primaire au Portugal)’ ‘« Des histoires... indiens aussi [mon père] i nous a racontées... et puis sur les contes aussi [pause] C’est tout ! Y a que mon père qui me racontait des choses [...] Et puis i m’apprenait quelques morales aussi [...] i m’avait dit... ‘‘I faut... / Ta mère c’est ce qu’i y a de plus important dans la vie...’’. Ouais des choses comme ça » (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)’ ‘« (Tu sais si [tes parents] i sont allés à l’école en Italie ou euh...) Si ouais i z’ont... (Ou si i sont venus en France) Si. Si i z’ont été à l’école mais i z’ont arrêté tôt [...] I z’ont pas été beaucoup. Bon en plus mon père... racontait des histoires où il allait pas à l’école : i prenait le vélo, il allait à la pêche ou des machins comme ça. Parce que là-bas avant l’école... bon c’était à la baguette en plus... Là-bas c’était... une faute ou une histoire... ou il était pas là, c’était les doigts comme ça et on tapait dessus (Ouais) Nan ou sinon, mouais ma mère elle y a été bon elle aurait bien aimé continué elle m’a dit. Elle aimait bien elle a dit. Elle aurait bien aimé continuer mais euh... après donc i z’ont arrêté, i se sont mariés, i sont partis (Ouais) Voilà » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans l’entreprise ; scolarité primaire en Italie pour les deux parents)’

D’autres enquêtés, enfin, comme Lagdar, Sébastien ou Nordine ne se souviennent pas que leurs parents leur aient raconté des histoires. Malika mentionne la télévision en lieu et place des histoires racontées :

‘« (Est-ce que quand t’étais petite tu te souviens si on... te racontait des histoires ?) Hum... nan ! Pas trop ça... Je pense pas nan (Ouais ?) [petit silence] Je regarde beaucoup la télé(Ouais ?) Les dessins animés (Hum hum) » (Malika ; père : au chômage, pas d’indication sur la profession, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)’

Ainsi, selon le niveau de diplôme des parents et la familiarité avec l’écrit de ces derniers, les enquêtés du second groupe ont entendu des histoires lues ou racontées pendant leur enfance. La plupart des enquêtés de ce groupe se distinguent donc des enquêtés du premier groupe. En outre, contrairement aux enquêtés du premier groupe, aucun enquêté ne mentionne la prise en charge de telles lectures par les aînés de la fratrie dans les familles où les parents sont moins familiers de la culture écrite.

Parce que la socialisation lectorale s’inscrit dans un processus, et parce que les pratiques de lecture ne reposent pas sur un seul facteur mais sur des conditions de possibilité qui en articulent plusieurs, les histoires lues, entendues durant l’enfance ne déterminent pas définitivement les lectures individuelles ultérieures. Ainsi, des enquêtés ayant entendu des histoires durant l’enfance sont restés longtemps faibles lecteurs (Véronique par exemple), alors que des enquêtés n’en ayant pas entendues ou exceptionnellement sont devenus lecteurs (Adeline, Nordine, etc.). Il n’en reste pas moins qu’elles constituent une expérience plus ou moins précoce de familiarisation avec les textes qui distingue les enquêtés.

Comme on le soulignait pour le groupe précédent, la familiarisation avec la lecture passe aussi par la manipulation plus ou moins précoce des imprimés, avant ou après que les enfants ont appris à déchiffrer les textes. En reconstruisant de manière plus linéaire qu’il n’est le déroulement des pratiques lectorales des enquêtés du premier groupe, on pouvait distinguer, en fonction du niveau de diplôme des parents, les enfants ayant appris à déchiffrer sous une tutelle parentale – plus ou moins visible – et ceux ayant appris à l’école. Toujours, on observait une inversion des rôles de lecteurs entre adultes et enfants avec le passage des lectures entendues et lues par autrui aux lectures faites à autrui. La tutelle parentale, fraternelle ou professionnelle (les bibliothécaires, les aides au soutien scolaire, etc.), inscrite dans des relations de type pédagogique, restait présente après la maîtrise du déchiffrage par l’encadrement des premières lectures-compréhensions et ce, que l’acquisition des compétences ait été difficile ou aisée. Si l’encadrement lectoral se desserrait plus ou moins progressivement selon les enquêtés, il s’effectuait au fil de la construction des habitudes de lectures individuelles et de l’appétence des enquêtés pour ces dernières.

Pour la plupart des enquêtés du second groupe, le déroulement des pratiques se caractérise par l’absence d’une tutelle pour la construction des lectures individuelles dont différents éléments rendent raison : la non maîtrise par l’entourage des compétences lectorales nécessaires à un tel encadrement ; l’adhésion à un autre arbitraire culturel que celui qui institue la lecture comme activité essentielle ; la distinction des relations ordinaires entre parents et enfants d’avec des relations de type pédagogique ; des conditions matérielles (temporelles, économiques, psychologiques, etc.) laissant peu de disponibilité pour les relations avec les enfants 357 .

L’encadrement, s’il existe ne concerne pas l’étape de la lecture-déchiffrage (avec notamment le passage à l’inversion des rôles de lecteur). C’est à l’école qu’ils ont appris à déchiffrer les textes. Et ultérieurement, les lectures de la plupart de ces enquêtés ne se sont pas inscrites dans un accompagnement de type pédagogique (quelques-uns font exception). Elles ont pu s’inscrire en revanche dans d’autres types de relations : des relations de connivence accueillant parfois des lectures collectives. Bien que la plupart des enquêtés aient été explicitement incités à lire et aient eu des imprimés à disposition (soit par l’achat d’imprimés et les bibliothèques familiales, soit par l’incitation à la fréquentation d’une bibliothèque), les lectures individuelles, et particulièrement romanesques, ont été rares durant leur enfance. Aucun de ces enquêtés ne raconte une « rencontre heureuse » avec un roman à l’occasion d’une lecture individuelle, comme Marie-Eve et Jean ont pu le faire. Malgré d’autres satisfactions lectorales et des possibles plaisirs lectoraux, les lectures sont souvent abandonnées pour d’autres activités ou produits culturels. Les livres n’ont pas le monopole des histoires et des personnages appréciés 358 , ils n’ont pas l’exclusivité des plaisirs enfantins (ce n’était pas le cas non plus pour les précédents enquêtés), et perdent de leur attrait aux yeux de lecteurs dont les compétences lectorales sont fragiles. Ils sont moins investis que les relations de connivence au sein desquelles s’inscrit leur lecture.

Mais si les lectures individuelles de livres-romans ont été rares, il faut tout de même préciser leurs conditions de réalisation et souligner l’existence d’autres lectures régulières. On peut distinguer deux situations : soit les rares lectures individuelles de récits ont été réalisées au sein du domicile familial ; soit les enquêtés ont réalisé des lectures individuelles et aussi surtout collectives au sein des équipements culturels que sont les bibliothèques municipales (pour une enquêtée, elles ont pris place au sein de la fratrie), fréquentées sur incitations parentales ou par le biais d’un encadrement scolaire souple. Parce qu’elles permettent la construction d’habitudes lectorales différentes et suscitent des rapports à la lecture variés, ces deux situations méritent d’être évoquées. On les présentera successivement avant de revenir sur les souvenirs scolaires de lecture des enquêtés du second groupe.

Notes
355.

A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-2000), op. cit., p. 303. Les historiens soulignent les décalages entre la situation scolaire de lecture dans les écoles primaires pour le peuple et les situations domestiques bourgeoises en commentant les élans du linguiste : « Au lieu de ces dictées qui laissent la tête de l’enfant complètement inactive, lisez le récit d’une belle action, d’un phénomène naturel ou simplement un conte de fées. Quand au milieu du silence général, suivi d’un long murmure d’étonnement ou de satisfaction, l’instituteur fera rentrer le livre dans son pupitre, plus d’un élève suivra le volume d’œil de regret. Le format et la couverture lui resteront dans la mémoire et toutes les fois qu’un hasard le fera reparaître, il y aura plus d’un cœur qui battra secrètement dans la classe. » ([Michel Bréal, Quelques mots sur l’instruction en France, 1872], p. 80.).

356.

La culture d’origine est fortement présente dans la famille paternelle de Julie : sa grand-mère lui chantait des chansons espagnoles quand elle était petite. Son père et ses grands-parents surveillent de plus près les notes de Julie dans cette langue. Pieds-Noirs, ils évoquent souvent l’Algérie, condamnent le désintérêt de Julie vis-à-vis de la décolonisation, etc.

357.

D. Thin et M. Millet soulignent que cette mise en place matérielle ne dépend pas d’un simple bon vouloir parental mais aussi notamment des conditions de travail qui laissent, ou non, des temps disponibles à la prise en charge du suivi scolaire des enfants (les deux huit troublent évidemment l’ordre familial temporel et matériel). Cf. M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires, op. cit., notamment « Des familles minées par la question sociale », p. 15-104.

358.

Parmi les « héros préférés », les acteurs et personnages de films devancent les personnages littéraires, C. Baudelot, M. Cartier et C. Détrez, Et pourtant ils lisent..., op. cit., p. 64.