3) La lecture individuelle de récits incitée mais peu encadrée

Treize enquêtés 359 ont été incités à réaliser des lectures individuelles au sein du contexte familial de multiples manières : par la mise à disposition d’imprimés, par la récurrence d’incitations explicites, par la fréquentation de modèles de plus ou moins gros lecteurs (ou lectrices). Cependant, leurs lectures individuelles de livres ont été rares durant l’enfance.

C’est souvent parallèlement à l’enseignement scolaire de la lecture-déchiffrage (et non antérieurement) qu’ils ont manipulé familialement les premiers imprimés mis à disposition, généralement seuls – sans une tutelle adulte ou aînée. Les imprimés manipulés décrits par les enquêtés s’apparentent à ceux que les enquêtés du groupe précédent ont eu à disposition avant la maîtrise de la lecture-déchiffrage, elle-même plus précoce : bandes dessinées, albums, « petits livres de gosses », contes ou fables, etc.

‘« J’ai eu plein de livres [...] I sont tous dans des cartons en haut ! Mais j’ai trois cartons de livres ! [...] C’est pour dire que j’en ai quoi ! / (/ C’est des livres que t’as lus ou euh... ?) Ouais ! Mais c’est des fois c’est des tout petits livres comme ça... Genre... ‘‘Gustave qui va à la piscine’’ Euh... ‘‘Je promène mon poisson rouge demain...’’ Des titres comme ça quoi c’est... des petits livres de... de gosse quoi ! » (Julie ; père : agent SNCF, BEPC ; mère : vendeuse à France-Loisirs, baccalauréat D ; beau-père : directeur d’une agence de France-Loisirs ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 6-7 ans)’ ‘«Le premier livre que j’ai lu en entier c’était Les Cent un dalmatiens(Ouais) Un soir je l’ai lu... J’ai commencé, j’ai commencé et je l’ai fini... en une soirée... Premier livre que j’ai lu... et après ben j’ai commencé à lire un tout petit peu... un petit peu plus... et encore un petit peu plus » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’ ‘« [un] livre quand j’étais petite [...] c’est ma mère qui me l’a acheté. C’était... une histoire... avec un loup, je sais pas [petit rire] C’était... Ah je me souviens plus du titre, ça fait longtemps que je l’ai pas lu. Et en fait y a plein de petites histoires(Ouais... ?) Avec... le personnage principal c’est le loup, et... et i fait plein de bêtises, tout ça, en plus de manger l’agneau et euh... [petit rire]Voilà... Y a... avec plein d’autres animaux quoi. I va avec... une famille de cochons... ou i peut manger des cochons, machin... » (Anne-Cécile ; père : mécanicien, réparateur photocopieuse en pré-retraite, CEP ; mère : sans profession, a gardé des enfants chez elle pendant longtemps ; pense que sa mère n’a pas fait d’études ; parents séparés depuis quelques mois, elle vit avec son père)’ ‘« Je lisais toujours les contes. ’Fin... je lisais toujours les contes, même main’nant d’ailleurs j’aime bien lire les contes de fées, tout ce qui est les contes de Perrault... les contes de Grimm » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des parents en Algérie non précisée)’

Pour la plupart de ces enquêtés, la mise à disposition des imprimés se poursuit tout au long de la scolarité primaire : ils s’emparent d’imprimés choisis dans les bibliothèques familiales ou fraternelles, d’imprimés prêtés par des proches, d’imprimés achetés par leurs proches à leur demande. Ces mises à disposition ou modalités d’approvisionnement personnalisées participent à la construction d’habitudes de lectures individuelles.

Le corpus de lecture de la plupart de ces enquêtés évolue peu au cours de la scolarité primaire. Le moindre encadrement de la lecture, la moindre préparation à la lecture individuelle et son moindre entraînement, la proposition d’autres produits culturels à côté des imprimés, permettent toutefois de comprendre que les envies de lecture restent parfois à l’état de velléité, que le choix des imprimés se porte sur ceux contenant le moins de texte, ou que les imprimés soient mis de côté quand des adaptations vidéo sont également disponibles :

‘« J’aimais les BD, mais encore, les BD je les... Je préférais regarder les images que... que les lire. Je les lisais quand même mais... je regardais plus les images que je les lisais » ; « (Tu lisais... des bandes dessinées... ou tout ça quand t’étais plus petit ?) Oui... ! Tintin... Astérix... C’est tout ! Juste Tintin et Astérix ! [...] Je les lisais tous ouais. Ah mais quand j’étais par contre... Bon, certes ! Je préfère regarder la cassette vidéo. D’ailleurs maintenant, j’ai trouvé la méthode... [petit rire des deux] J’ai toutes les vidéos de Tintin  ! (C’est vrai ?) Ouais ! C’est parce que ça et euh... Par les stations essence ! [...] I sortaient tous les Tintin en... vidéo [petit rire des deux] et moi je disais à mon père ‘‘T’allais à Mobil, tu vas à Mobil... et dès que tu prends le plein t’as une cassette’’. Et donc on a toutes les Tintin... » (Franck ; père : « directeur commercial, ingénieur en bâtiment », arrêt des études en 4ème ; mère : programmeur, arrêt des études en 3ème)’ ‘« Les BD j’aime bien en lire. Tout dépend. Par exemple... Ah y a une BD que j’ai horreur ! Et je suis sûr que je lirai jamais... c’est Tintin alors ça euh... (Et pourquoi t’as horreur ? Comment tu sais que... ?) Je sais pas... ! Parce que Tintin... c’est une BD ! Je trouve que dans les BD les bulles elles devraient être simples et... ça parle vite fait... Tandis que dans Tintin y a une petite image et puis y a une bulle elle fait... 36 lignes, alors ça... Han... ça me gave vite. Et puis plus avec les dessins animés qui passent à la télé... Pff’... (Tu les avais vus ?) Ouais... ! Vus et revus et revus [...]Overdose de Tintin [je ris un peu] Et puis je sais pas ! ça doit être dans les gênes, mais mon père il aime pas Tintin non plus alors... Nan et puis de toutes façons i me gave parce que c’est écrit en tout petit alors... tout petit, des grandes bulles » (Cédric ; père : routier ; belle-mère : coiffeuse ; mère : préparatrice de commande ; études inconnues de l’enquêté ; il vit avec sa mère )’ ‘« On a des... toute la collection de Tintin aussi... (ça t’aimes bien aussi ?) Ouais. Ouais mais je connais... tout par cœur [...] Presque tous les soirs on en sortait un et puis on lisait tranquille [...] Quand j’étais petite, je regardais plutôt les images parce que je savais pas lire. Mais bon après j’ai appris à lire et... voilà (Et tu lisais aussi) Et puis après on a eu les cassettes vidéo (Ouais ?) Donc... voilà [petit rire] (T’as préféré les cassettes ?) Ouais ! » (Anne-Cécile ; père : mécanicien, réparateur photocopieuse en pré-retraite, CEP ; mère : sans profession, a gardé des enfants chez elle pendant longtemps ; pense que sa mère n’a pas fait d’études ; parents séparés depuis quelques mois, elle vit avec son père)’ ‘« Avant je regardais les trucs [ie. livres] de bricolage [...] pour enfants des machins... Je sais plus ma mère elle en a pas mal de livres comme ça vu qu’elle est instite pour travailler avec ses enfants. Et donc des petits machins de bricolage et de pliage » (Mathilde ; père : architecte, bac et études d’architecture ; mère : institutrice, formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’ ‘« ça fait longtemps que j’ai pas lu de BD ça fait... (Hum. Et t’en lisais plus, plus fréquemment quand t’étais plus petit ?) Ouais quand j’étais plus petit [...] Tintin , Lucky Luke... des trucs comme ça [...] (Tu les avais déjà vues à la télé, ou euh... ?) Ouais ! Voilà, mon frère, mes... mes frères ils les emmenaient chez moi [les BD et], tout... ça fait que... » (Rachid ; père : maçon ; mère : agent d’entretien ; ne connaît pas leur scolarité)’

Contrairement aux enquêtés du premier groupe, les lectures enfantines n’ont pas été véritablement surveillées ou encadrées : aucun enquêté ne dit avoir lu à un proche lorsqu’il débutait en lecture-déchiffrage ; aucun enquêté ne dit avoir raconté à ses parents, à leur demande ou spontanément, ce qu’il a lu, ni ne s’être fait intimer l’ordre de lire un ouvrage ou quelques pages pour une échéance fixée. Or ces pratiques, on l’a vu, constituent un encadrement de la lecture en même qu’une occasion de reconnaissance parentale. Les lectures réalisées au domicile sont des lectures individuelles auto-contrôlées, auto-surveillées.

Cependant, en plus de la mise à disposition d’imprimés, les incitations explicites à ces lectures individuelles ne manquent pas. Aux dires des enquêtés, elles soulignent souvent les bénéfices scolaires potentiels d’une telle pratique, rejoignant ainsi les déclarations maternelles collectées par F. de Singly : « Ce sont les mères des faibles lecteurs qui estiment que la lecture doit apporter surtout de bonnes bases d’orthographe, de vocabulaire, de culture générale » 360  :

‘« Ma mère elle me disait ‘‘C’est important de lire’’(Ouais !) [...] Elle me disait avant parce que bon... c’était pour moi c’était pour... mon bien quoi t’sais ! Pour... pour le français, c’est intéressant tout ça » (Franck ; père : « directeur commercial, ingénieur en bâtiment », arrêt des études en 4ème ; mère : programmeur, arrêt des études en 3ème)’ ‘« (Quand t’étais petite, [ta mère] te disait de lire ?) Ben elle m’a toujours dit de lire pour... t’sais parce que c’était bon pour l’orthographe, tout ça. Elle me disait que la lecture c’était très bon » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’ ‘« Avant [mes parents] m’obligeaient, parce que j’étais petite [...] I me disaient toujours ‘‘Ouais... faut que tu lises un peu’’. Parce que les profs en... en primaire, i me disaient toujours ‘‘Oui, i faut que tu lises, autrement tu seras jamais bonne en français’’. ‘‘Mais j’aime pas le français [petit rire] C’est pas la peine, je ne lis pas’’ [petit rire] Mais, pff’... nan en fait, i m’ont pas vraiment obligée, mais i m’ont conseillée » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des parents en Algérie non précisée)’ ‘« Ma mère avant elle me forçait à lire. Elle me disait... ‘‘Faut lire parce que comme ça, on... on connaît plus la culture, on arrive mieux en français, donc la lecture ça aide pour le français, on arrive à... mieux écrire, on fait moins de fautes’’ Euh... elle me force à lire pour les rédactions déjà alors. Elle me dit ‘‘Lis comme ça t’y arriveras mieux en rédaction, t’arriveras mieux à rédiger, comme ça tu comprends comment c’est’’ » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans l’entreprise ; scolarité primaire en Italie pour les deux parents)’

En même temps qu’elles soulignent les bénéfices scolaires potentiels de la lecture, ces incitations parentales désignent aussi l’institution scolaire comme le lieu légitime de reconnaissance de la pratique (et de soi pratiquant) plutôt que le contexte familial. Elles constituent aussi des invitations à ce que les lectures individuelles enfantines domestiques soient des lectures auto-contrôlées, auto-surveillées : les enquêtés sont souvent mis en demeure d’être responsables de leurs pratiques. C’est à eux qu’incombe in fine la décision de lire ou non les imprimés mis à disposition. Les enfants peuvent et doivent trouver eux-mêmes, et en temps voulu, les satisfactions d’une pratique pouvant apporter des bénéfices scolaires. On retrouve en effet dans les propos de certains enquêtés, comme Tasmina, un certain fatalisme, dont R. Hoggart a souligné qu’il était constitutif de l’ethos de membres de classes populaires 361  :

‘« [J’ai] des vieux livres que ma mère m’avait donnés... des livres qui ont même plus de couverture tellement i sont vieux ou... i sont comme ça quoi ! [petit rire] (Et que t’as lus ?) Nan ! (Nan ?) Nan je les ai gardés comme ça [petit rire] par plaisir... [petit rire des deux]Nan... mais, en plus moi quand y a pas d’i/ ’Fin ! Quand y a pas de... – comment j’avais dit ? – pochette, là devant, c’est tout abîmé... ça fait une page c’est écrit en tout petit minuscule... [je ris un peu] Euh... prr’ ! » (Julie ; père : agent SNCF, BEPC ; mère : vendeuse à France-Loisirs, baccalauréat D ; beau-père : directeur d’une agence de France-Loisirs ; elle vit avec sa mère depuis l’âge de 6-7 ans)’ ‘« Mon père, ben... i s’en fout... ! [petit rire] parce qu’i lit pas non plus 362  ! Mais... maintenant, ben moins maintenant, [ma mère] me dit plus parce qu’elle me dit ‘‘C’est pour toi hein... !’’. [...] Mais bon... j’ai tellement pas accroché que... elle me force pas non plus. Mais elle me le dit moins maintenant ! Parce que comme c’est juste pour moi... Disons qu’elle m’a dit... ‘Tu te démerdes hein ! Si... si t’as pas envie de lire, tu lis pas hein !’’ » (Franck ; père : « directeur commercial, ingénieur en bâtiment », arrêt des études en 4ème ; mère : programmeur, arrêt des études en 3ème)’ ‘« (Ouais. Et toi tu... ça te faisait quoi quand [ta mère te demandait de lire] ?) Ben... j’essayais de lire. Bon des fois y a des livres qui m’intéressaient donc je lisais. Sinon... c’était barbant et je posais j’allais jouer (Ouais [petit rire]) Tu peux en être sûr, je pense pas trop à lire » (Nicolas ; père : gardien dans une entreprise ; mère : femme de ménage dans l’entreprise ; scolarité primaire en Italie pour les deux parents)’ ‘« Mais bon... quand même des fois... t’as des sujets... t’as des livres t’aimes pas, tu vas pas... Tu lis pas (Ouais) [...] Elle m’a jamais forcée à lire, c’était... c’était de moi-même de toutes manières. Parce que... de toutes manières tu forces une personne à faire quelque chose qu’elle veut pas, ou que elle a pas envie de faire, c’est... elle le fera peut-être, mais... mais mal. Et moi vu que c’est comme ça, je veux pas le faire, je le fais pas. Alors elle me dit... ‘‘C’est pour ton bien’’. Si je veux lire, je lis, si. Mais autrement elle va pas me forcer à faire ci... ça... » (Adeline ; n’évoque ni la profession, ni les études de son père ; mère : agent commercial qualifié, CAP ; parents séparés depuis qu’elle a 6-7 ans, elle vit avec sa mère)’ ‘« [Nos parents] nous ont jamais poussés à... à lire [...] I disent toujours, tout le temps ‘C’est votre vie, c’est à vous de vous en occuper et... de l’arranger comme vous voulez’’. Tout le temps i disent ‘‘C’est votre choix, vous faites ce que vous voulez’’. Donc i nous ont jamais incités à lire des livres. Voilà. C’est toujours nous. Jamais i nous ont... dit ‘‘I faut que tu lises un livre’’. En plus t’sais t’obliges quelqu’un à lire quèque chose et ben... t’sais i va pas le lire de son... t’sais de son plein gré... I va lire t’sais vite fait [...] [Ma mère] elle dit ‘‘L’envie elle viendra toute seule’’. Elle me le dit tout le temps [ie. certainement] [...] Je pense qu’elle a raison » (Tasmina ; père : gérant dans la restauration, après travail dans l’import-export, études de radiologie puis de commerce au Pakistan ; mère : femme au foyer, après avoir été professeur d’histoire au Pakistan ; en France depuis 11 ans)’

Ces incitations ont contribué à ce que ces enquêtés intériorisent une conception de la lecture comme une pratique individuelle, faite pour soi et sans obligation, devant susciter des satisfactions et étant soutenue par les plaisirs qu’elle procure immédiatement ou les bénéfices scolaires qu’elle promet. Lorsque Mathilde reconstruit sa moindre pratique enfantine de la lecture, elle pointe justement sa dépréciation, enfant, d’une activité solitaire : elle n’aime pas « s’isoler » et préfère « s’amuser avec des copines ». Elle constate que ses frère et sœur plus jeunes qu’elle font de même. Contrairement à d’autres enquêtés, comme on le verra plus bas, elle n’imagine pas une lecture collective :

‘« C’est normal que les enfants i z’aiment/ Tu vois je vois mon frère... ou même ma sœur, i z’aiment pas lire ! Pour l’instant i z’aiment pas. C’est... à partir du moment je pense où tu ressens, tu reçois, tu ressens peut-être le besoin de... t’isoler (Hum hum) Déjà, faut déjà ressentir le besoin de s’isoler quoi, parce que lire on peut pas lire... avec des copains. Donc vraiment / (/ Ouais t’as jamais lu... un texte pour plusieurs personnes ou euh...) Non » (Mathilde ; père : architecte, bac et études d’architecture ; mère : institutrice, formation d’institutrice, deug de psychologie en formation continue)’

La représentation d’une enfance consacrée aux sociabilités ne fait pas bon ménage avec celle de la lecture individuelle.

Ces intériorisations ont contribué aussi à ce que ces enquêtés associent la lecture individuelle réalisée pour le plaisir au contexte familial. Pour certains enquêtés, ces incitations explicites sont relayées par la fréquentation quotidienne de forts lecteurs : Franck et Julie décrivent leurs mères comme de grandes lectrices de romans, l’une pour ses loisirs, l’autre pour son travail (vendeuse à France-Loisirs). Julie comme Peggy décrivent leurs pères comme grands lecteurs de livres (historiques ou romanesques). La mère de Peggy est quant à elle décrite comme amatrice de bandes dessinées, de même que les parents de Cédric. Ces intériorisations ne se traduisent pourtant pas par la réalisation de lectures régulières et abondantes : apportant peu de satisfactions au regard d’autres activités et en contrepartie des efforts qu’elle nécessite, la lecture individuelle occupe mal le statut de loisir librement consenti, et se laisse concurrencer par d’autres pratiques. On rejoint ici le constat que faisait F. de Singly :

‘« L’adhésion au modèle de la lecture-plaisir par les jeunes les plus démunis culturellement a pour effet de les éloigner encore davantage de cet univers. Ces derniers préfèrent mettre en œuvre la logique de la gratuité et du plaisir dans des activités qu’ils maîtrisent mieux. » 363

Il convient toutefois de préciser que cette « adhésion au modèle de la lecture-plaisir » n’est ni pétition de principe ni liée à la seule diffusion de Comme un roman 364 . Elle se réalise dans des pratiques concrètes et se construit dans des conditions particulières, comme par exemple un encadrement et un encouragement parentaux de pratiques non lectorales plus investies par les enfants et leur opposant moins de difficultés. Ainsi, Mathilde montrait à ses parents les pièces de théâtre qu’elle montait. Edith jouait à l’ordinateur avec son père. Peggy faisait du foot alors que son père était un fervent supporter du club régional. Cédric, Franck et Anne-Cécile regardaient les dessins animés de Tintin que leur apportaient leurs parents et évitaient ainsi les longues bulles de textes. Pour ces enquêtés, l’absence de lectures individuelles répétées a empêché d’asseoir la représentation de la lecture-plaisir et individuelle sur de fortes habitudes et compétences lectorales. Autrement dit, la modalité discursive de socialisation n’a pas été accompagnée d’une modalité pratique 365 .

Néanmoins on l’a dit, du fait de l’inscription de la socialisation lectorale dans un processus ininterrompu, ce décalage (entre représentation de la lecture et habitudes constituées) et les lectures individuelles réalisées durant l’enfance ne prédisent de manière ni définitive ni certaine la rareté future des lectures individuelles de livres de ces enquêtés. Les modifications éventuelles des conditions de lecture permettent à certains d’entre eux de se retrouver dans la position de l’enfant de paludier qui a « accès aux faits et aux gestes du monde du travail », dans une « projection de lui-même où il ‘‘se voit déjà’’ », alors que « ce travail-là [...] par identification à une image future de soi-même, c’est l’enfant, et lui seul qui le fournit. » 366

Il en va ainsi par exemple d’Edith ou de Myriam qui, au moment de l’enquête, reproduisent des gestes adultes en lisant à leur sœur ou cousins des histoires comme elles en ont entendu durant leur enfance lues par leur mère ou leur tante :

‘« Puis j’en raconte à ma petite sœur ça c’est un peu... héréditaire » (Edith ; père : directeur d’un centre culturel au Sénégal après avoir été instituteur dans différents pays, bac, CAP d’instituteur, études de psychologie pendant 2 ans ; belle-mère : peintre ; mère : institutrice, bac puis CAP d’institutrice ; beau-père : consultant financier ; elle vit avec sa mère en France depuis la 6ème)’ ‘« Cette année main’nant c’est moi qui... raconte à mes cousins... (Ouais)Le Bossu de Notre-Dame... Je leur fais une version en algérien » (Myriam ; père : artisan plombier ; mère : aide une personne âgée ; scolarité des parents en Algérie non précisée)’

Elles « s’y voient » dans la mesure où elles s’essaient dans ce rôle de lectrices adultes avant de l’être vraiment.

Il va ainsi également de Peggy qui, si elle ne lisait pas enfant, n’en a pas moins été familiarisée, par anticipation, à la lecture individuelle adulte en voyant faire son père. Âge et statut venant, elle peut intégrer des sociabilités lectorales adultes, et ce d’autant mieux que progressivement, ses goûts et compétences rejoignent celles de son père :

‘« (Tu lis depuis longtemps comme ça... beaucoup ou euh ?) Beaucoup ? (Ouais ?) Franchement, cette année, là, je lis pas mal hein ! C’est à cause du train ! C’est vrai que je pourrais faire autre chose dans le train. Mais... c’est mon père en fait qui a dû m’habituer, parce que souvent moi je le voyais avec un livre... Le soir au lieu de regarder la télé ben i lit !(Ouais ?) Donc c’est à force de le voir moi je lis... J’ui ai demandé des livres et puis i cherchait... des livres que je pourrais lire parce que j’ai commencé j’avais/ Je devais avoir quoi ? Quinze ans... (Ouais !) ’Fin, à lire souvent, je parle ! (Hum hum) Et... i cherchait/ Parce que lui... i lit des livres qui sont quand même... plus durs pour mon âge. Donc i me donnait pas tout au début. Main’nant ça va, je lis... Je lis plus ce qu’i lit [...] J’ai plus tendance à lui prendre les livres que... Parce qu’avant je comprenais pas tout hein ! » (Peggy ; père : gérant d’une société de maçonnerie, études jusqu’en 4ème ; mère : aide-soignante, BEPC, diplôme d’aide-soignante)’

Comme le soulignaient G. Delbos et P. Jorion, ces processus ne sont ni mécaniques ni efficaces par eux-mêmes, mais réclament l’appropriation enfantine en plus parfois d’investissements parentaux parfois différenciateurs et de la confrontation à des sollicitations autres que familiales. On comprend donc que les enfants d’une même fratrie puissent réagir différemment à des incitations familiales plus ou moins proches. On comprend ici, qu’à l’inverse de son frère et de sa sœur aînés, faibles lecteurs de romans, Peggy puisse « s’y être vue » en réalisant les premières lectures romanesques conseillées par son père.

Mais les lectures individuelles ne sont pas les seules activités autour des textes par lesquelles s’effectue une familiarisation à la lecture.

Notes
359.

Adeline, Anne-Cécile, Cédric, Edith, Franck, Julie, Mathilde, Myriam, Nicolas, Peggy, Rachid, Radia, Tasmina.

360.

F. de Singly, Lire à 12 ans, op. cit., p. 4.

361.

Sur les conditions d’existence qui soutiennent un tel ethos, cf. R. Hoggart, La Culture du pauvre, op. cit., p. 137. Pour l’analyse d’une actualisation particulière de cet ethos qu’est la chance au jeu, cf. Ibidem, p. 188-189.

362.

Si parfois les incitations explicites contrecarrent les incitations implicites (les parents incitant leurs enfants à lire sans le faire eux-mêmes, cf. B. Lahire, L’Homme pluriel, op. cit., p. 218), ce n’est pas toujours le cas. Ici, le père de Franck, n’incite son fils à devenir lecteur ni en s’offrant comme modèle (il ne lit pas), ni en formulant une telle attente.

363.

F. de Singly, « Le livre et la construction de l’identité », in F. de Singly (dir.), Identité, lecture, écriture, Paris, BPI, 1993, p. 134.

364.

Les enquêtés peuvent très bien ne pas avoir lu D. Pennac et avoir des pratiques qui correspondent au point de vue explicité dans Comme un roman. F. de Singly surévalue peut-être l’importance de cet ouvrage dans la diffusion d’une telle conception de la lecture-plaisir, F. de Singly, « Le livre et la construction de l’identité », op. cit., p. 145 et 147.

365.

On constate ainsi la pluralité des modalités de socialisation (discursive, par entraînement pratique ou diffuse par une évolution dans une organisation spatiale, temporelle, matérielle, etc. toute entière orientée) que B. Lahire explicite dans « Héritages sexués : incorporation des habitudes et des croyances », in T. Blöss (dir.), La Dialectique des rapports hommes-femmes,Paris, PUF, 2001, p. 22-25. L’auteur reprend notamment l’exemple étudié par J.-C. Kaufmann des contradictions possibles entre socialisations discursive et pratique de jeunes couples : l’intériorisation des principes d’une égale répartition des tâches ménagères n’induit pas l’acquisition des réflexes permettant de les mettre en pratiques. La mise en évidence des différentes modalités de socialisation et de construction d’habitudes permet de ne pas renvoyer les décalages constatés à de simples faux-semblants, présentations de surface, ou hypocrisies.

366.

G. Delbos et P. Jorion, La Transmission des savoirs, op. cit.,p. 113 et 129.