4) Des incitations diverses à la lecture individuelle et la réalisation de lectures collectives

a. les conditions extra-scolaires de réalisation de lectures collectives

Bien que partageant des points communs avec les enquêtés précédents, Aïcha, Leïla, Malika, Ahmed et Emmanuel ont connu une familiarisation avec la lecture sensiblement différente durant l’enfance.

Comme les enquêtés précédents, ils ont été incités familialement à lire durant leur enfance sans bénéficier d’un encadrement parental des lectures. La distance de leurs parents à la culture écrite et des conditions économiques d’existence vraisemblablement plus difficiles augmentent les conditions d’impossibilité d’un encadrement serré des lectures enfantines.

Ils ont eu toutefois quelques imprimés à disposition. Ainsi, Emmanuel évoque ces livres de contes qui lui ont été offerts durant son enfance, et Malika mentionne les achats maternels d’albums sur demande enfantine :

‘« Quand j’étais petit ? Ben je lisais [...] des petites histoires, trouver dans des contes ou... des petits contes, des trucs comme ça quoi [...] Quand on m’offrait à Noël [...] des livres... de contes, puis je les lisais [...] Quand on est petit, on aime bien hein » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; ont tous les deux suivi une scolarité primaire au Portugal)’ ‘« J’ai lu [...] les Lapinot. C’est un petit... des petits lapins... avec leurs petites histoires ! [...] Des fois... j’en avais... je dis à ma mère ‘‘Achète le moi’’ ou des fois elle me l’achetait... J’en avais une dizaine [...] C’était les Lapinot mais c’était... chaque histoire [...] des aventures [...] Une fois i z’étaient à la piscine... Une fois i z’étaient à la montagne... Des petits trucs comme ça [...] ça va c’était bien (Hum... Et c’était quand t’avais quel âge ?) ça devait être... C’était en... CE1, un truc comme ça, CP »(Malika ; père : au chômage, pas d’indication sur la profession, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)’

Cependant, les imprimés familiaux enfantins sont rares dans les souvenirs d’enfance de ces enquêtés. C’est surtout en incitant leurs enfants à fréquenter la bibliothèque de proximité que les parents de ces enquêtés ont mis des imprimés à disposition de leurs enfants. La bibliothèque est en effet le principal lieu d’approvisionnement en imprimés. Le plaisir de la profusion éprouvé par Ahmed lors de sa première fréquentation de la bibliothèque municipale manifeste peut-être en creux la pauvreté des rayons domestiques :

‘« J’ai un bon souvenir franchement [...] La bibliothèque elle était grande [...] On était petit et... [visage illuminé d’admiration] ‘ ‘Oh là là’’[je ris un peu] Une grande bibliothèque, des... des livres de partout et tout ! Ouais c’était bien  ! » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’

Comme les lectures réalisées au domicile, ces fréquentations se font sans les parents mais avec leur assentiment. S’ils n’y vont pas accompagnés de leurs parents ou de leurs aînés, les enquêtés de ce groupe fréquentant les équipements culturels n’y vont pas seuls, contrairement à ceux du premier groupe, tels Samuel et Marie-Eve. Ainsi Aïcha, Leïla, Ahmed et Emmanuel allaient régulièrement à la bibliothèque municipale proche avec des pairs :

‘« (T’y allais... tout seul... ’fin avec des copains aussi ou... tes parents i t’emmenaient ou...) Nan j’y allais tout le temps avec des copains en fait. Mes parents i travaillent [petit rire des deux] » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; ont tous les deux suivi une scolarité primaire au Portugal)’ ‘« On y allait en bande hein ! (Ouais ?) Ouais toujours... en regroupé. Ouais... ouais on y allait ensemble [...] ç a nous permettait de rencontrer tu vois des autres gamins [...] des autres quartiers... Franchement ouais ça me plaisait » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’ ‘« [A la bibliothèque] j’y allais tout seule hein. Tous les mercredis après-midi, toujours. Euh... parce qu’on était souvent en centre social [...] La bibliothèque, ensuite tu rencontres tout le monde là-bas, tous tes amis et tout. Ça fait que tu peux faire plein de trucs » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire en Algérie) ’ ‘« (Quand t’y allais les mercredis à la bibliothèque, t’étais avec euh... avec l’école ?) Nan avec les... les gamins du quartier (Ouais ?) On y allait tous comme ça ‘‘Allez... tous ensemble !’’[petit rire des deux] On débarquait à cent là ! Et... nan et... en plus on avait un petit coin pour... avec des coussins et tout. Et donc on se mettait quand i faisait froid on... n’allait et tout. On restait... trois quatre heures... on lisait » (Leïla ; père : ouvrier ; mère : femme au foyer ; ne connaît pas la scolarité de ses parents)’

Cette fréquentation leur donne l’occasion non seulement d’avoir des lectures individuelles, mais aussi de découvrir et de construire d’autres habitudes de lecture : des lectures collectives.

En bibliothèque, Ahmed, Emmanuel, Leïla et Aïcha se sont emparés d’imprimés proches des enquêtés précédents : ce sont des bandes dessinées, des petits livres pour enfants placés dans des coins particuliers (secteur jeunesse) dont ils ont eu des lectures individuelles de manière privilégiée. Plus que les précédents, ils ont eu l’occasion de lire des magazines éducatifs, souvent conseillés par les pairs et disponibles en bibliothèque. Les livres, au texte plus abondant, offrant plus de difficultés et moins au centre des sociabilités, sont laissés de côté :

‘« (Et qu’est-ce tu prenais quand t’étais plus petite alors ?) Des BD, j’aimais bien, et euh... aussi sur la nature, sur les animaux... des livres, des magazines, sur les chiens et tout. Parce que j’aime bien moi la nature [...] (Hum, en fait c’était, tu demandais aux bibliothécaires qu’elles t’aident... ou euh c’est toi qui les choisissais, ou euh...) Nan je les prenais toute seule. Y avait plein de bacs comme ça. Y avait plein d’histoires, des... des livres, des contes, des histoires... féeriques et tout, et des... Comme... on a tous lus quoi. Plein des petites histoires comme ça... Mais c’est tout. Mais c’est vrai que j’aimais bien lire avant, les BD, surtout Boule et Bill(C’est vrai ?) Ah ouais... J’en prenais à chaque fois quatre cinq » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire en Algérie)’ ‘« Avant quand j’étais petite j’y allais tout le temps [à la bibliothèque] [...] Je lisais beaucoup les J’aime lire. Les J’aime lire, les bandes dessinées, machin et tout [...] Main’nant que... que j’ai grandi c’est fini main’nant les J’aime lire (Ouais ?) I faut lire les... les gros livres comme ça ! [...] [Quand] c’est bien, c’est facile à comprendre, ok c’est... Mais quand c’est trop compliqué et... I faut vraiment avoir envie quoi. Du coup t’as... Ouais... je préfère lire les J’aime lireque lire ça quoi (Ouais ! T’en lis encore des J’aime lire ?) Ouais ! [...] Avec les Tom-Tom et Nana (Ouais ?) Ah ouais ça j’ai bien aimé... Quand je lisais quoi. Quand j’étais petite, je lisais beaucoup. Et... et je m’en rappelle aussi je lisais les contes, là ! Avec Cendrillon [...] Le Petit Poucet » ; « Y avait aussi les... Mathilda ! Tu connais Mathilda   ?(Nan)Euh... Les Malheurs de Mathilda... ! Ouais c’était Mathilda [...] C’est une fille, il lui est arrivé... euh ses parents ils la détestaient et tout et... c’était une surdouée ! Et... et ça franchement aussi je croyais que c’était vraiment vrai ! Je lisais... comme ça et tout, et je m’imaginais, je me disais ‘‘Ah han...’’ [...] Je m’imaginais la fille... ce que... ce qu’elle a pu endurer et tout et... Mais main’nant... Avant je lisais beaucoup des livres comme ça [...] (Hum ! Et après t’as arrêté... ?) Euh ouais. Après ben quand j’étais / (/ Après t’y allais mais tu... tu prenais plus de livres en fait ?) Ouais, mais parce que la honte pour moi [petit rire] si je vais dans le coin des bébés... [petit rire des deux] La honte pour moi ! Avec/ Entourée... plein de gamins euh... ‘‘Moi je vais lire ça euh... !’’ » (Leïla ; père : ouvrier ; mère : femme au foyer ; ne connaît pas la scolarité de ses parents)’ ‘« A la bibliothèque... je prenais des livres, quoi tu vois, des livres pour gamins ! Tu vois ? [...] ça me plaisait un peu... T’sais les petites histoires... de gamins et tout [...] Comme tout le monde hein ! (Hum hum hum) Tout le monde préfère les BD que... Et puis tu vois des livres... pour gamins, tu vois... des bandes dessinées » ; « (Et c’était juste des BD que vous regardiez ou vous regardiez aussi les journaux... ou euh...) Ouais les journaux... on va pas comprendre quand même ! (Ouais ?) Les faits divers de... du monde actuel et tout... On s’en foutait un peu nous hein ! (Hum hum !) Tu vois quand on est gamin... c’est surtout... ce qui a de la couleur en fait, ouais, ça nous amusait. Et voilà ! Ouais on lisait pas trop... ouais les journaux... Ouais, surtout... surtout se cultiver, tu vois, Okapi, les machins là ! (Ouais ?) Okapi... tu fais les machins et tout autrement... ça parle des animaux... la vie des animaux... Et tu vois ouais ça me plaisait ça ! [...] En plus... y a des animaux tu vois on les connaissait pas ! Et ouais ça me plaisait quoi [petit silence] Des fois y a des animaux... Pff’... des fois je me dis ‘‘Ah... i sont balourds ces animaux’’ [je ris un peu] 'Fin tu vois... on n’en voit pas et tu vois dans... dans les zoos et aussi dans les parcs, tu vois on n’en voit pas, ouais tu... et ouais ! Je sais pas mais moi je suis/ ça m’intéressait » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’ ‘« Quand j’étais petit ? Ben je lisais... Tom-Tom et Nana [...] (Ouais. Et Tom-Tom et Nana c’étaient aussi des... livres qui étaient à toi ou... c’était...) Nan c’était à la bibliothèque... I z’en avaient pas mal, puis je voyais des copains qui en prenaient, je me disais ‘‘Ah tiens, je vais essayer’’. Après j’en ai lus » (Emmanuel ; père : chauffeur de camion ; mère : aide-soignante de nombreuses années, en recherche d’emploi ; ont tous les deux suivi une scolarité primaire au Portugal)’

Inscrite dans les relations de sociabilité enfantine, la lecture permet la construction de références communes : chacun lit ce que les pairs ont lu et apprécié et les conseille à son tour. La lecture permet aussi les échanges autour des textes au sein de relations de connivence : entre des individus ayant lu les mêmes imprimés et partageant des intérêts communs. Leïla raconte ainsi comment elle interpellait ses pairs :

‘« On lisait plein de J’aime lire ‘Ah moi j’ai vu ça et tout !’’ Et après on rentrait... tout content... (Vous discutiez ensemble ?) Ouais... ‘‘Ah hi, regarde, lis ce livre il est, il est trop bien et tout’’ » (Leïla ; père : ouvrier ; mère : femme au foyer ; ne connaît pas la scolarité de ses parents)’

Les relations de connivence s’appuient sur cette connaissance commune des imprimés. Et il n’est pas anodin que Leïla me demande tout au long de l’entretien si je « connais » les textes dont elle me parle.

En plus de l’amusement et des plaisirs suscités par les imprimés, ce sont les relations de sociabilités et de connivence qui procurent des satisfactions lectorales :

‘« En fait on était un peu... [sourire] Des petits Gremlins 367 en fait tu vois... On voulait tous les livres quoi ! ‘Ouais toi t’as ce livre, donne-le moi... !’’ [je ris un peu] Ouais franchement... Ouais j’ai, franchement... j’ai un bon souvenir » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’

Distinctes des relations de type pédagogique, les relations de connivence autour des textes ou les lectures à plusieurs excluent, de fait, les bibliothécaires, pour certains comme Ahmed 368 :

‘« (Tu discutais des fois avec... les gens, les bibliothécaires et tout ou... pas trop ?) Nan je les connaissais pas bien... En fait ouais y avait... deux femmes, pff’... ! Ouais vite fait. Et puis autrement on était... tu vois les petits ensemble en fait ! Entre nous et tout [...] On n’allait pas... discuter avec la femme euh... de 40 ans... sur le livre de Tintin ou... ! [je ris un peu] Ouais... attends ! On était petit hein ! Et ouais ! Ouais je sais pas ouais... » (Ahmed ; père : ouvrier au chômage ; mère : sans profession, a été gardienne pendant un an ; scolarité primaire en Tunisie)’

Par la possibilité donnée aux jeunes enfants 369 d’inscrire les lectures dans les sociabilités enfantines, les bibliothèques permettent en plus des lectures individuelles, la réalisation de lectures collectives et la construction d’habitudes lectorales particulières. La famille peut être le lieu de telles lectures collectives. Ainsi Malika, qui ne se rend pas en bibliothèque, a construit des sociabilités semblables autour des textes avec l’une de ses sœurs. Et plus que les Lapinot lus individuellement, ce sont les magazines de jeux lus avec sa sœur qu’elle préférait lire :

‘« Y avait des magazines pour petits en fait (Ouais ?) de EuroDisney... Ouais je lisais ça (Ouais ?) Y avait des... pff’... des petits bandes dessinées de... deux pages quoi ! (Ouais ?) Y avait des jeux. Y avait... Ouais ouais je lisais ça aussi (A quel euh... moment ?) Euh... en primaire aussi (Ouais ?) Hum ! [petit silence] C’est le... Le Journal de Mickey je crois ça s’appelait comme ça... Ouais... (Et toi comment t’avais euh... connu ?) Euh... c’était ma sœur... ouais elle les achetait tous les mois [...] Elle aimait bien les... On les faisait ensemble... on faisait les jeux ensemble » (Malika ; père : au chômage, pas d’indication sur la profession, ne connaît pas ses études ; mère : ouvrière, études jusqu’en 3ème en Tunisie)’

Ainsi, ces enquêtés ont été incités familialement à la lecture durant leur enfance, par la mise à disposition de quelques imprimés ou par l’incitation à la fréquentation de la bibliothèque avec des pairs. Contrairement à Mathilde, pour Aïcha, Leïla, Malika, Ahmed et Emmanuel, la lecture n’est pas exclusive des sociabilités enfantines, bien au contraire.

Pour Leïla et Aïcha, ces sociabilités enfantines ont parfois été sous tutelle adulte. En effet, ces enquêtées ont été soutenues et encouragées familialement au suivi d’activités ayant partie liée avec la culture écrite. Leïla a suivi des cours d’arabe et de religion dans une association sur incitation parentale. Elle se souvient avoir joué, enfant, dans des pièces de théâtre qui, à la manière des mystères, illustraient des scènes de l’histoire religieuse apprise. Elle a été aussi incitée à participer aux animations proposées par la bibliothèque de proximité. Aïcha a participé assidûment au club théâtre de la bibliothèque avec le soutien de son père qui, par exemple, a assisté à telle ou telle représentation du spectacle dans lequel jouait sa fille. A l’occasion de différentes animations mises en place dans les bibliothèques, l’échange entre pairs se réalise sous tutelle adulte à partir d’une connaissance commune d’un texte et passe par une activité à plusieurs autour d’un texte.

‘« Quand j’étais petite on... Y avait un homme c’était un... i travaillait pour la bibliothèque. I venait, i nous faisait... I nous racontait des histoires (Ouais ?) Et... Je m’en rappelle... Tu connais Charlie et la chocolaterie ? (Ouais) Ah ! Comment j’ai aimé ce livre ! Han... ! (Tu l’avais lu ou... i vous l’avait raconté ?) Euh... I nous l’avait raconté et en... même temps on le lisait. 'Fin... on avait fait une étude dessus. Mais comment j’avais aimé ce livre... J’avais l’impression que c’était vrai ! Quand j’étais petite, je pensais vraiment qu’i y avait un Charlie [petit rire des deux] sur terre et... et qu’il aimait le chocolat. Et j’aime bien les livres comme ça en fait. Mais... des livres du style... ‘‘La guerre... ça s’est passé comme ça’’, avec des descriptions... ‘‘Il était abîmé’’, machin... bidule chouette non ! [...] Mon esprit s’évade ! [rire des deux] Je pense à ce que je vais faire demain, après-demain... Je pense même... avec qui je vais me marier, à quel âge... [je ris] Nan sérieux... (Ouais ! Et l’étude que vous aviez fait dessus, c’était quoi ? Tu te souviens ? sur Charlie et la chocolaterie) Euh... en CM2 c’était... Ben en fait, on faisait les affiches là, on faisait des dessins et... on représentait un peu quoi. T’sais c’est des trucs de CM2, les... trucs de bébé quoi » (Leïla ; père : ouvrier ; mère : femme au foyer ; ne connaît pas la scolarité de ses parents)’ ‘« [Avec des copains] on avait fait... un petit [spectacle de] théâtre [...] sur un machin qu’i nous avait fait [...] C’était quoi déjà ? C’était... une sorcière avec une fille et... t’sais des amis à elle et tout. C’était super bien, on avait fait les... nous-mêmes les costumes... (Ah ouais ?) On avait tout préparé ouais, les petites maisons et tout. Je m’en rappelle c’était bien, c’était / (/ C’était avec la bibliothèque aussi ?) Ouais avec la bibliothèque, les animateurs aussi (Ouais) et euh les... les conteurs voilà... (Et après vous aviez joué ?) Ouais on l’avait jouée devant... le personnel et tout quoi, les parents qui venaient... (Tes parents i z’étaient venus ?) Euh mon père ouais, mais pas ma mère [petit rire] Elle travaillait ma mère(Ouais) C’était mon père qui était venu, et puis y avait mon... frère aussi. Puis voilà... (T’avais quel âge ?) Ah j’étais petite hein ! je sais pas p’t-être sept-huit ans [...] On y allait souvent parce que c’était bien » ; « Les conteurs [...] nous racontaient des histoires, [...] [Y a des] exposition[s] [...] Inventer des histoires [...] C’était intéressant. Avant y avait beaucoup d’activités [...] – surtout pour les petits – [...] culturelles » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire en Algérie)’

Mise en scène d’une pièce de théâtre, exposition, illustration d’un roman pour enfants lu par un animateur sont autant d’activités qui permettent la familiarisation avec des histoires écrites sans pour autant forcément reposer sur une lecture-déchiffrage individuelle. Il en va de même des contes qu’Aïcha, comme Leïla, a pris plaisir à écouter à la bibliothèque :

‘« Les conteurs [...] qui racontent des contes... dans les bibliothèques, chez les petits [...] c’est la mairie qui les engage et... qui les fait... qui fait lire les histoires... aux enfants. Des fois i font passer les livres, pour ceux qui... lisent, i z’espliquent [...] Des fois y avait des images aussi qu’i fait voir. Si c’est intéressant. Des histoires à lui, qui sont même pas dans des livres [...] Quand j’étais petite j’avais participé [...] C’était bien... I lisait, i nous lisait plein d’histoires... C’était intéressant [...] C’étaient des grands livres... des beaux livres comme ça qu’i ramenait avec des images et les histoires elles étaient bien (Hum, et t’y allais toute seule ou...) Ouais avec... mes copines(Ouais) On montait, on allait à la bibliothèque [...] On allait dans la salle et on s’installait. C’était super bien. C’était une salle tu sais on s’asseyait par terre sur des... z’espèces de coussins et tout (Ouais) C’était super bien » (Aïcha ; père : a travaillé « dans les poteaux électriques », au chômage ; mère : chef d’équipe de propreté, en arrêt maladie longue durée ; scolarité primaire en Algérie)’

Par leur répétition, ces activités permettent aux enfants d’exercer leur « compréhension » des textes, telle que l’entend l’institution scolaire, et de se familiariser avec le schéma narratif. Non accompagnées nécessairement de lecture-déchiffrage individuelle, elles peuvent aussi générer un décalage entre les compétences d’une lecture-déchiffrage et celles d’une compréhension orale. Si, pour les enseignants, « l’accumulation des absences, un manque de travail et d’effort, une faible attention, des problèmes familiaux qui empêchent un ‘‘investissement scolaire’’ » 370 expliquent les mauvais résultats obtenus à l’écrit par des élèves décrits comme « intelligents » à l’oral (à partir de la compréhension de ce qui se dit en classe), il se peut aussi que les jugements professoraux contradictoires renvoient à ce décalage des compétences. Une analyse de la familiarisation lectorale des élèves peut donc éclairer des réalités scolaires déroutantes.

Ainsi, avec l’assentiment parental, Aïcha, Leïla, Malika, Ahmed et Emmanuel se sont familiarisés avec la lecture et l’écrit au sein de sociabilités enfantines. Celles-ci ont soutenu des lectures individuelles mais leur ont aussi permis d’apprécier la réalisation d’activités communes autour des textes (lecture à plusieurs ou à autrui, jeux, contes, illustration, théâtre, etc.). Ces activités s’inscrivent dans des relations de connivence qui sont nourries en retour par celles-ci : les textes constituent des références communes qu’il n’est plus nécessaire d’expliciter et qui assurent une proximité entre les pairs. Ces références communes permettent allusions et implicites lors des échanges autour des textes.

Cette familiarisation avec la lecture et l’écrit a des traits communs avec celle des enquêtés du premier groupe qui ont été familiarisés avec les livres en se faisant raconter des histoires par leurs parents ou qui ont puisé leurs premières lectures dans la bibliothèque parentale, reproduisant les gestes d’un aîné, constituant des références communes et des goûts communs. Elle s’en distingue toutefois par de multiples aspects. Tout d’abord, la connivence autour des textes est instaurée avec les pairs plutôt qu’avec les adultes. La lecture est définie comme une activité enfantine réalisée hors du contrôle parental. Ensuite, cette familiarisation se distingue de celle qui s’opère dans une forme scolaire de relations sociales où le texte fait l’objet d’échanges entre un adulte et un enfant, et où ce dernier apprend à expliciter à autrui de façon rétrospective ce qui a été lu : inscrits dans des relations de connivence, les échanges peuvent être allusifs. De plus, exerçant la compréhension des textes narratifs et l’intériorisation de cette mise en mots, les activités réalisées autour des textes et les relations nouées autour de ceux-ci ne travaillent pas la production d’un discours explicite rétrospectif consigné à l’écrit. Si ces activités permettent un retour sur la pratique, elles forment moins à la production d’un compte rendu mobilisant un méta-discours scolairement ou familialement appris – personnages, cadre de la narration, etc. – qu’à celle d’autres formes de compte rendu : la récitation, le mime, le codage corporel et vestimentaire des textes lors des mises en scène théâtrales, l’illustration par le dessin. De fait, cette familiarisation avec la lecture et l’écrit est assez éloignée des activités scolaires réalisées autour des textes.

La familiarisation avec la lecture de Farid, Lagdar, Nordine, Pierre-Jean, Sébastien, est proche de celle de Aïcha, Leïla, Malika, Ahmed et Emmanuel. Un détail significatif l’en distingue : c’est au sein de l’institution scolaire qu’ils ont inscrit leurs lectures enfantines dans des relations de connivence entre pairs.

Notes
367.

Les Gremlins sont les personnages éponymes d’un film de Joe Dante (1984). Ce sont des petites bêtes adorables ordinairement mais qui, sous certaines conditions (manger après minuit, être à la lumière, etc.), deviennent infernales et peuvent faire des ravages. On voit ici que les produits culturels intègrent un « fonds commun » et permettent de caractériser les comportements de tout un chacun, comme une autre antonomase repérée à l’occasion d’une autre enquête : on peut être invitée à « ne pas faire sa Cosette » ou se décrire comme une bande de « Gremlins ». Cf. C. Détrez (dir.), « Vues à la télé : Cosette, Nana, Juliette et les autres... », op. cit., p. 139.

368.

Pour Ahmed, l’importance des pairs et des sociabilités ainsi que la concurrence des relations de connivence et des relations de type pédagogique se constituent dès le plus jeune âge : au sein de la bibliothèque, au sein des cours d’arabe, etc.

369.

Une enquête menée dans le cadre de ma licence m’avait permis de constater que la tolérance à l’endroit de pratiques lectorales similaires réalisées par des adolescents plus âgés est était beaucoup plus faible, suscitant parfois des conflits entre personnels de bibliothèques et usagers. Parfois, des comportements acceptés lorsqu’ils sont le fait d’enfants deviennent inacceptables lorsqu’ils sont réalisés par des adolescents.

370.

M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires, op. cit., p. 116 et suivantes.