b. les conditions scolaires favorisant les lectures collectives

Les incitations familiales à la lecture semblent avoir été minimales pour Farid, Lagdar, Nordine, Pierre-Jean et Sébastien.

Pierre-Jean est le seul de ces enquêtés à se souvenir d’avoir entendu des histoires racontées par son père. Il souligne le caractère exceptionnel du cadeau fait par ses frères d’une bande dessinée :

‘« (On t’offrait des livres, ou des... BD, ou... d’autres types de, de... d’imprimés ?) Mouais ! 'Fin... nan très peu. Très peu, ouais. On m’a offert euh... qu’une seule BD [...] (C’était plutôt qui ? Tes parents à ce moment-là ? Ou d’autres personnes ?) Euh... p’t-être mes frères, ouais ! Souvent mes frères... plus rarement mon père. Parce que... c’est cher les livres(Hum !) C’est tout » (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)’

Farid exprime aussi la rareté des lectures initiées familialement. Il a eu l’occasion de feuilleter quelques « livres » par l’intermédiaire de cousins « qui [lui] ramenaient des livres mais euh... rien d’autre ».

Aucun de ces cinq enquêtés ne se souvient que ses parents lui aient demandé de lire durant son enfance. Aucun ne déclare avoir été incité à lire pour augmenter des performances scolaires. Sébastien décrit sa relative liberté de lire ou de ne pas lire :

‘« (Tu te souviens si quand t’étais plus petit i te disaient de lire... et tout ou pas tes parents) Euh ff’... Nan i m’ont... jamais forcé, i m’ont toujours laissé faire ce que je voulais. Et puis comme je voulais pas et ben [petit rire des deux] Je lisais pas [petit rire] » (Sébastien ; père : agent SNCF – sans précision – ; mère : femme au foyer ; tous les deux détenteurs du certificat d’études) ’

Par ailleurs, durant l’enfance aucun d’eux n’a fréquenté une bibliothèque de proximité avec des pairs, des aînés ou des parents. L’absence d’un tel équipement dans les environs a peut-être empêché cette fréquentation. Car, si O. Donnat constate que « l’effet propre lié à la proximité aux équipements, quand il existe, semble de portée limitée à l’échelle de la population française » 371 , cet argument vaut sans doute moins pour l’enfance : on a vu par exemple que la proximité de la bibliothèque permet à certains enquêtés du premier groupe de la fréquenter seuls, sans accompagnement parental. On comprend ainsi qu’à la manière de Aïcha, Leïla, Ahmed et Emmanuel, Sébastien ait fréquenté une bibliothèque avec des pairs non pendant l’école primaire mais à son entrée au collège : elle était alors « juste en face » de l’établissement. Lagdar mentionne aussi l’éloignement de la bibliothèque :

‘« Elle est un peu loin... ma bibliothèque [sourire] [...] Faut faire un peu de chemin quand même » (Lagdar ; père : ouvrier chaudronnier en invalidité ; mère : femme au foyer ; pas de scolarité supposée en Algérie)’

Outre la nécessité de devoir justifier en entretien l’absence de la pratique légitime qu’est la fréquentation solitaire de la bibliothèque municipale, c’est peut-être aussi un éloignement social plus que spatial, et le relatif interdit de franchissement, que Lagdar indique dans ce sourire. En effet, le mode de socialisation populaire éclaire la non fréquentation de ces équipements culturels : les enfants ne sont pas autorisés à se rendre seuls dans des lieux – qu’il s’agisse d’équipements culturels ou non – trop distants du domicile, où ils ne peuvent faire l’objet d’une surveillance au moins « indirecte par le truchement des frères et sœurs, des voisins, des autres enfants ». De plus, comme le précise D. Thin, les limites fixées par les parents (et intériorisées par les enfants) ne sont pas uniquement spatiales mais aussi sociales :

‘« pour les membres des classes populaires, la ‘‘cité’’ est un lieu familier, que l’on connaît, dont on connaît les habitants... Elle représente sans doute moins de dangers que le monde extérieur au quartier, le monde où les pratiques populaires n’ont pas cours, le monde qui exige la maîtrise de manières d’être, de savoir-faire, de procédures... que l’on ne possède pas toujours, le monde dans lequel les enfants peuvent toujours être pris en défaut de légitimité. Ceci est probablement au principe de l’interdiction de sortir de la ‘‘cité’’, formulée par plusieurs parents. La distance au logement n’est pas seule en cause, les distances pouvant être plus grandes à l’intérieur du quartier qu’entre le logement et certains lieux extérieurs interdits. Il s’agit plutôt d’une frontière symbolique au-delà de laquelle le monde moins connu, moins maîtrisé, est porteur de davantage d’inquiétudes et de menaces. » 372

A l’instar de Nordine, Farid, Lagdar, Pierre-Jean et Sébastien ne sont allés en bibliothèque que par le biais de l’institution scolaire :

‘« (La bibliothèque, t’y es allé que par... le biais de l’école ou t’es allé euh... aussi toi... tout seul ?) Quand j’étais petit ou... ? (Mouais ou... même main’nant ou...) Même j’y allais qu’avec l’école ! » (Nordine ; père : scieur, retraité ; mère : femme au foyer ; sont tous les deux allés à la « petite école » en Algérie)’

Ainsi, l’institution scolaire a joué un rôle prépondérant dans la familiarisation avec la lecture individuelle de ces cinq enquêtés en les accompagnant régulièrement en bibliothèque :

‘« (Comment t’as connu en fait la bibliothèque ?) Euh... pff’ [petit rire des deux] Alors... quand on était en primaire, on allait un jour par semaine à la bibliothèque obligatoire [...] Y avait une bibliothèque dans l’école et... voilà. Une fois par semaine on y allait tous » (Sébastien ; père : agent SNCF – sans précision – ; mère : femme au foyer ; tous les deux détenteurs du certificat d’études)’ ‘« En primaire... avec l’école, on allait tous les jeudis à la bibliothèque... On devait prendre un livre et on devait le lire... » (Nordine ; père : scieur, retraité ; mère : femme au foyer ; sont tous les deux allés à la « petite école » en Algérie)’ ‘« (Hum. Et tu te souviens la première fois que t’y es allé, si c’était euh... ’fin si t’étais avec des copains... ou euh...) Ouais ! La première fois que j’y suis allé [...] j’étais avec une classe [...] en CM1 ou euh... CM2. Je suis allé à la bibliothèque de... du [nom du quartier], tu vois c’est où ? (Hum hum) C’est... elle s’appelle [nom de la bibliothèque, un écrivain] ! (Ouais, j’y suis jamais allée, mais euh...) La bibliothèque [nom de la bibliothèque], t’y es jamais allée. Et ben... franchement c’est une grande... c’était une grande bibliothèque. » (Lagdar ; père : ouvrier chaudronnier en invalidité ; mère : femme au foyer ; pas de scolarité supposée en Algérie)’ ‘« ([Quand tu étais petit] t’allais à la bibliothèque ?) Euh... nan. Ouais nan j’allais pas à la bibliothèque. Je connaissais pas encore la médiathèque, nan. C’était en maternelle je lisais » (Farid ; père : gardien de nuit, ne connaît pas ses études ; mère : femme au foyer, école primaire)’ ‘« Au début je crois que je lisais Boule et Bill [...] Depuis... CM...1, ouais à peu près ça [...] jusqu’en Sixième, je pense [...] Je les prenais à la bibliothèque ouais au CDI » (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)’

Les imprimés mentionnés comme ayant été lus lors de ces fréquentations scolaires de bibliothèques sont des bandes dessinées. Même au sein de l’institution scolaire, lorsque le choix des imprimés n’est pas encadré par un adulte – dont les pratiques éducatives sont proches des pratiques scolaires – mais laissé à la charge de l’enfant, ce dernier n’emprunte pas des livres en priorité, mais des bandes dessinées. Il se laisse encourager par des pairs ou attirer par la reconnaissance de personnages connus par le biais d’autres produits culturels (dessins animés) 373  :

‘« (Tu te souviens comment t’avais connu [Boule et Bill] ?) [...] Je crois que c’était par les copains. Sinon... [en primaire, je lisais] Boule et Bill ... Astérix et Obélix, Astérix quoi ! Euh... [silence] [...] [bas :] c’était pour les petits ! [je ris] (Pierre-Jean ; père : câbleur, en invalidité, scolarité en Inde ; mère : éducatrice, pas d’études)’ ‘« [En primaire] moi j’aimais bien Les Schtroumpfs. Quand on prenait des livres [à la bibliothèque avec l’école], je prenais Les Schtroumpfs » (Nordine ; père : scieur, retraité ; mère : femme au foyer ; sont tous les deux allés à la « petite école » en Algérie)’ ‘« [A la bibliothèque fréquentée avec l’école] y avait des livres... Y avait des chaises où on pouvait se poser, on pouvait lire de temps en temps une p’tite BD... Mais au sinon euh... c’est tout quoi ! C’était la première fois que je suis allé, ouais c’était, franchement... la première fois que j’y ai été... j’étais... j’étais bien content parce que... (C’était avec l’école) Ouais, j’étais content un peu... je m’amusais bien un peu » (Lagdar ; père : ouvrier chaudronnier en invalidité ; mère : femme au foyer ; pas de scolarité supposée en Algérie)’ ‘« (Quand t’étais plus petit en fait je sais pas tu lisais ?) Nan (Des BD... ou des trucs comme ça) Nan (Non ?) Non non même pas des BD. Si je regardais les images c’est tout. Je regardais les images, je lisais même pas » (Farid ; père : gardien de nuit, ne connaît pas ses études ; mère : femme au foyer, école primaire)’

Comme le souligne Farid, si l’école met régulièrement ces élèves en situation de pouvoir lire, les modalités de la lecture et de son effectuation ne sont pas fortement encadrées. C’est une familiarisation avec l’écrit et la lecture par la consultation et la manipulation des imprimés qui est visée.

De plus, la fréquentation d’une bibliothèque dans le cadre scolaire, c’est-à-dire avec l’ensemble de la classe, peut permettre l’inscription de la pratique de lecture dans des relations de sociabilités enfantines, comme lorsqu’elle se fait sans encadrement parental avec des copains de quartier ou du même âge. La connivence entre enfants passe de la même manière par le partage de passages lus et appréciés. Ainsi, Nordine lisait seul ses bandes dessinées, mais « quand y avait des passages... qui faisaient rire et ben... je leur faisais lire... [à ses copains] ». Par ailleurs, les propos échangés autour des textes lus se distinguent d’une forme d’explicitation légitime scolairement. Incité par ses copains à lire Boule et Bill, Pierre-Jean indique cette distinction en précisant : « on n’en faisait pas un sujet hein de discussion ».

Enfin, lorsque les élèves n’ont ni intériorisé ni incorporé préalablement les postures attendues dans les secteurs adulte des bibliothèques ou à l’école (celles d’un usager ayant des lectures individuelles), la souplesse de l’encadrement scolaire de la fréquentation scolaire d’une bibliothèque (par rapport aux autres activités menées en classe autour des textes) autorise l’absence de lecture et l’intérêt pour des installations permettant d’autres activités que la seule lecture. Ainsi, en plus de la présence d’un nombre impressionnant de livres, Lagdar se souvient que dans la bibliothèque il « y avait une partie de... pyramide, comme ça, pour s’amuser ». Autrement dit, la souplesse de l’encadrement scolaire autorise une moindre concentration des enfants sur un bon usage des dispositifs, au vu des compétences lectorales à acquérir s’entend.

Peu conduits à lire en dehors de l’école, ces cinq enquêtés ont été familiarisés avec cette activité par le biais de leur établissement scolaire, tenu au fait des politiques culturelles favorisant la mise en place des BCD et la promotion de la lecture publique. Durant l’enfance, leur lecture est largement dépendante de leur établissement et de l’acception qu’elle y recouvre : une lecture individuelle de livres faisant l’objet d’un encadrement pédagogique minimal, tant du point de vue des imprimés lus que de la réalisation des lectures et des modalités de lecture. Elle a été finalement individuelle et plus ou moins inscrite dans des sociabilités enfantines, lecture-déchiffrage ou lecture-compréhension ; essentiellement de bandes dessinées.

Plus ou moins régulièrement et en quantité plus ou moins importante, tous les enquêtés ont eu des imprimés à disposition avant et après l’acquisition des compétences lectorales au déchiffrage. Les livres ou romans sont cependant rares dans les souvenirs de lecture d’enfance à l’inverse des bandes dessinées, des albums enfantins, des magazines éducatifs, des documentaires, des magazines de jeux. Le déséquilibre des imprimés est accentué lorsque l’approvisionnement des textes est peu encadré par des adultes. Par ailleurs, alors que certains ont intériorisé familialement une conception de la lecture individuelle, d’autres, notamment par la fréquentation de bibliothèque avec des pairs, ont intériorisé et pratiqué à côté des lectures individuelles des lectures collectives, inscrites dans des sociabilités enfantines. La plupart des enquêtés ont découvert les lectures individuelles en dehors de l’institution scolaire, et s’est ainsi familiarisée avec une répartition contextuelle des pratiques de lecture : à l’école, des activités scolaires traditionnelles autour des textes ; à l’extérieur, des lectures individuelles ou collectives moins encadrées. Mais, par la congruence d’activités scolaires réalisées en partenariat avec des bibliothèques municipales ou au sein des BCD d’une part, et des caractéristiques d’univers familiaux particulièrement distants de la culture et de l’institution scolaires d’autre part, 5 enquêtés ont réalisé la quasi-totalité de leurs lectures enfantines – et autres activités autour des textes – au sein de l’institution scolaire. Celle-ci se trouve de fait porteuse de différentes sollicitations lectorales.

Les enquêtés ayant été encadrés scolairement dans la réalisation de lectures individuelles ou collectives et la plupart de ceux ayant intériorisé tôt une conception de la lecture comme activité individuelle ou collective associée au contexte extra-scolaire mentionnent peu de souvenirs des activités scolaires traditionnelles autour des textes. Ce relatif oubli renvoie aussi à la personnalisation du savoir et des relations pédagogiques dont font preuve certains enquêtés 374 .

En revanche, lorsque le contexte extra-scolaire n’a constitué ni une anti-chambre de l’institution scolaire préparant à la lecture-déchiffrage, ni un boudoir permettant de reconduire et d’entraîner, systématiquement et au sein de relations de type pédagogique, des activités réalisées en classe autour des textes, le contexte scolaire et les activités scolaires traditionnelles autour des textes occupent une place importante dans les souvenirs des enquêtés.

Notes
371.

O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, op. cit., p. 230.

372.

D. Thin, Quartiers populaires, op. cit., p. 108.

373.

M. Maigret, « Culture BD et esprit manga. Le jeu de l’âge et des générations », op. cit., etO. Vanhée, Lire un manga, op. cit., « Modes d’accès à la pratique et réseaux de prescription : une culture juvénile », p. 118-135.

374.

Leur appropriation des relations pédagogiques est proche de ce qui conduit les élèves de filières technologiques des lycées d’enseignement général interrogés par G. Felouzis à définir le « bon prof » par la propension à instaurer des relations personnalisées entre enseignant et élèves : « Même si l’intérêt pour la matière n’est pas totalement absent, c’est d’abord la relation humaine et individualisée entre élèves et professeur qui est privilégiée. [...] La relation personnelle et intersubjective est au service de la transmission pédagogique, et lorsqu’ils définissent le mauvais professeur, c’est bien le manque de contact et de communication qui ressort le plus souvent. », G. Felouzis, « Le ‘‘bon prof’’ : la construction de l’autorité dans les lycées », Sociologie du travail, XXXVI, 3, 1994, p. 365-366.